2 DUCATI EN PROVENCE
Mais que peuvent bien rechercher en Provence deux jeunes Allemands montés sur deux vieilles Ducati ?
Que peuvent bien chercher en Provence deux Allemands juchés sur une 916 et une MHR ?
Nous aurions pu choisir la facilité pour nos vacances d’été et partir dans le sud de la France. On aurait pu réserver un hôtel trois étoiles avec vue sur mer. Puis louer un cabriolet sur la Croisette à Cannes et aller de plage en plage et de restaurant en restaurant. Mais mon ami Klaus et moi, nous ne recherchons pas le luxe et la paresse, c’est pourquoi nous avons découvert les charmes de la Provence à moto. Et quand on parle de charme, les Ducati ne sont pas loin.
Nous voici donc, en plein été, à Marseille, sur les bords de la Méditerranée, sur nos italiennes préférées après avoir fait le voyage en train depuis Berlin. Nos machines ne sont que partiellement adaptées à notre boucle de plus de
1 000 kilomètres, comme nous le constatons déjà en quittant la cité phocéenne.
Sur les départementales mal entretenues, les suspensions trop fermes et le cadre trop rigide de la MHR 900 répercutent sans pitié les irrégularités du revêtement. Ma Ducati 916 de 1995 est à peine plus confortable.
On sait que les vacances vont être rudes, surtout pour notre postérieur, mais ça ne va pas nous faire dévier de notre objectif : on imagine déjà les deux motos au milieu d’un champ de lavande en pleine période de floraison de l’herbe miracle ! Mais après deux jours de traversée du Lubéron, une amère déception se révèle à nous : la lavande a déjà été récoltée… Encore un coup du bouleversement climatique.
Elle a déjà été coupée, traitée et probablement transformée en savon pour les touristes du monde entier. De savon et de douche, on en aurait bien besoin car la chaleur étouffante, aux alentours des 40 degrés, torture nos corps.
Coup de kick parfait
Le bicylindre de la 916, refroidi à l’eau, dégage une chaleur de sauna. Dès que la vitesse descend en dessous de
80 km/h, il dirige son souffle brûlant directement sur mes cuisses à cause du carénage. C’est dans ces moments-là que l’on se rend compte de la difficulté de rouler avec une sportive sur les petites routes. Et ce n’est guère mieux pour la partie-cycle, plus adaptée aux grandes courbes des autoroutes allemandes qu’aux virolos provençaux comme ceux entre Cadenet et Mirabeau. Ma seule consolation, c’est que c’est pire pour Klaus. Sa MHR 900 – un modèle 83 conçu dans les années 70, considéré depuis longtemps comme un classique – est encore plus brutale, avec ses carburateurs difficiles à régler. Sans parler de l’absence de démarreur. Son beau moteur à couples coniques qui brille sous la robe rouge et verte en fibre de verre, se met en route par le biais d’un coup de kick parfait, puissant et parfaitement
LES DUCATI NE SONT PAS VRAIMENT ADAPTÉES AU VOYAGE
chorégraphié. Pas de faux pas ! Cette moto sublimée sur les circuits devient un calvaire dans l’arrière-pays provençal. Un peu comme l’albatros de Charles Baudelaire. L’angle de braquage est ridicule, son réservoir trop gros, et inutile de revenir sur la raideur de la partie-cycle. Bref, Klaus porte sa croix. Pourtant, malgré toutes ses embûches – mécanique et climatique –, nous continuons notre route, à la poursuite du Graal. On nous a dit que sur les contreforts des AlpesMaritimes, moins brûlés par le soleil, il y a encore de la lavande. Notre chemin nous mène donc de plus en plus vers l’est. Rians, Barjols, Gonfaron ; des lieux qui ne figurent pas forcément sur la liste des sites à visiter, car suffisamment éloignés des métropoles que sont Cannes et Nice. En tout cas, ces villages typiquement provençaux agissent comme un baume sur nos âmes. Totalement originaux et épargnés par le tourisme de masse, ils sont tout simplement merveilleux pour des citadins allemands comme nous.
Et du coup, la souffrance cède la place à la joie. Sur les routes du massif des Maures que nous ne partageons qu’avec de timides Renault, nos Ducati se transforment finalement en fins couteaux avec lesquels nous tranchons les courbes comme le ferait un Opinel dans un jambon cru ! On oublie les suspensions trop dures et les poignets douloureux. L’asphalte est encore bosselé mais la mentalité de nos bolonaises a changé. On retrouve enfin cette façon de vivre que certains appellent la dolce vita. Ça pourrait se traduire par une capacité à se faufiler dans une existence pleine de contraintes pour n’en garder que les bons moments. Mais ne nous égarons pas, nous sommes toujours en France.
Douces collines, falaises abruptes
Dans le petit village endormi de Collobrières, nous nous régalons d’une glace à l’abri de vieux platanes qui s’élancent fièrement sur la place du village. On repart et cette tranquillité, qui n’est généralement remise en question que par le chant des cigales, est perturbée lorsque les deux italiennes se mettent en mouvement. Avec la 916, je roule devant et j’entends pourtant le grondement des mégaphones Conti derrière moi. En fait, Klaus a repris du poil de la bête depuis qu’il a goûté à la route sinueuse avant notre pause. Tout ça pour dire que mes Termignoni « course » sont silencieux comparés aux Conti. Quelle fanfare ! Et quelle expérience de piloter ces deux Ducat’ à travers les forêts de chênes-lièges. Des pauses prolongées, un silence reposant et de brèves « orgies » à plein régime se succèdent, le tout dans une nature pittoresque.
LES VILLAGES PROVENÇAUX AGISSENT COMME UN BAUME SUR NOS ÂMES
C’est ça, le secret du bonheur. Il y a certainement des motos plus pratiques pour la Provence mais il n’y en a aucune qui procurera de telles sensations. À ma gauche, la MHR, classique, cheval d’acier adoubé par Mike-the-Bike au Tourist Trophy. À droite, la 916, un pur-sang au design unique et aux performances exceptionnelles. Les deux déesses au sang chaud, étroitement liées par leur histoire mais si éloignées par la technologie, sont devenues nos maîtresses sur ces routes latines. Dominatrices au début, elles sont devenues dociles au fil des kilomètres. Du moins c’est ce que l’on croit lorsqu’on est totalement sous le charme des mécaniques transalpines. Les douces collines se transforment en falaises abruptes. Les Alpes-Maritimes sont à portée de main.
Un peu plus loin encore, c’est l’Italie. Derrière le lac de Sainte-Croix, dont les eaux turquoise et le canyon ombragé offrent un rafraîchissement bienvenu. La topographie vous explose au visage. Plus de hauteur signifie un air plus frais et moins d’arbres, ce qui permet de voir clairement les courbes suivantes.
Au col des Champs, nous avons depuis longtemps franchi la barre des 2000 mètres. On reprend notre respiration. Et enfin, voilà la lavande. Quelques fleurs légèrement agitées par le vent, pas des champs sans fin mais des touffes de plantes sauvages qui trouvent assez d’énergie sur le sol accidenté du Mercantour pour diffuser leur parfum intense dans l’air. Après tous ces kilomètres, ces pics sauvages, ces passages rocheux et ces virages serrés, nous avons enfin touché au but. La souffrance initiale est oubliée depuis longtemps et l’épanouissement n’en est que plus intense : le cocktail de motos italiennes, de routes françaises et de persévérance allemande est toujours couronné de succès !