BROUGH SUPERIOR
Pour le 100e anniversaire de Brough Superior, Thierry Henriette, nouveau propriétaire de la marque, a proposé une série limitée à 100 exemplaires.
Essai de la 1000 Anniversary, une série limitée à 100 exemplaires et à 100 000 €.
JE FAIS CRAQUER LE BICYLINDRE MAISON ET... ROAAARRR !
Ça commençait mal cet essai. Déjà parce qu’à 6 h 40, en gare de Lyon, mon train me file sous le nez. Cent euros et une heure plus tard, je monte dans le prochain Inouï direction Toulouse et m’installe douloureusement dans mon siège. La veille, je me suis bloqué le dos en ramassant une plaquette de Doliprane pour soigner un rhume carabiné. Un comble ! À 14 h 30, j’arrive enfin sur le site de production des Brough Superior, et je me rends compte que j’ai perdu mon portefeuille…
Tout ça pour dire que malgré la brochette d’étincelantes machines que j’ai sous le nez, je ne m’emballe pas plus que ça. Même en observant et en discutant avec les passionnés qui assemblent soigneusement les motos, je reste méfiant. Et quand Thierry Henriette, l’homme à l’origine de la renaissance de Brough Superior, glisse au fil de la conversation que sa moto « réclame un peu de temps avant qu’on puisse l’apprécier vraiment », je traduis immédiatement par : « C’est une machine inaboutie qui mise tout sur son aspect et ses matériaux, un objet de luxe qui oublie sa fonction première, un engin qui cache sa médiocrité derrière un écran de mauvais caractère. » Emballé, c’est pesé ! Je l’ai vite cernée cette Brough Superior, on me la fait pas à moi…
Juste histoire de confirmer mon jugement imparable, je grimpe quand même sur la bête pour faire un tour. Il s’agit donc d’une version Anniversary qui commémore les 100 ans de la marque
(101 en 2020, donc). La base est celle de la SS 100 (100 pour 1 000 cm3, pas de méprise) que l’on avait déjà essayée dans MR Classic n° 90. Sauf que cette version du centenaire reçoit un réservoir et un dosseret de selle spécifiques, quatre tubes d’échappement au lieu de deux et de magnifiques pièces en aluminium taillées dans la masse. Et, évidemment, il s’agit d’une série limitée à 100 exemplaires. La position de conduite est sportive, mais pas désagréable. C’est surprenant vu l’aspect rétro de l’ensemble, mais la selle est plutôt haut placée, le guidon est assez loin en avant et bas, et les repose-pieds en arrière replient pas mal les jambes. Ambiance café racer, quoi.
Un camion ? Une enclume ?
Je fais craquer le bicylindre maison et... roaaarrrrr ! Un rugissement incroyable retentit dans la grande salle de montage. Les quatre silencieux caractéristiques de cette version Anniversary ont oublié chicanes et catalyseur sur notre exemplaire d’essai. Le niveau sonore est bien au-dessus du légal et même du supportable. Mais si ça chante trop fort à mon goût, ça chante juste. Je prends le levier d’embrayage pour engager la première, et j’ai la sensation de découper une motte de beurre sortie du frigo quelques minutes auparavant. C’est très doux mais aussi très consistant et donc très précis. De quoi contrôler la force de pression des disques d’embrayage au centième de Newton près. Je reprends le levier à cinq reprises juste pour le plaisir, tel un gamin découvrant un nouveau jeu. Je sors donc de l’atelier en souplesse, et le bicylindre de 998 cm3, si intimidant par son rugissement, ne s’y oppose pas. Il s’agit ensuite de m’engager sur route ouverte. En pensant à la longueur de la moto (1 540 mm d’empattement) et à sa suspension avant à double parallélogramme, j’appréhende un peu la suite des événements. Mais je braque le guidon à droite et miracle, la moto tourne ! Et elle tourne serré en plus. Pas le temps de souffler, la sortie de l’atelier est immédiatement ponctuée d’une enfilade droite/gauche, et je suis déjà à 50 km/h. Alors, cette Brough, un camion ? Une enclume ? Plutôt un vélo, en fait. Une poussée sur le guidon et la moto s’inscrit dans le droit avec facilité et naturel. Même chose à gauche. Deux rondspoints plus loin, je peux déjà conclure que la Brough est franchement facile et maniable. Sa fourche soidisant atypique est en réalité un régal de naturel et de neutralité. La moto ne plonge pas, ni ne résiste à la mise sur l’angle. On la place où on veut, du regard, comme si on la connaissait depuis toujours. Et on commence à zigzaguer de bonheur comme si elle était légère. Ce qu’elle est d’ailleurs, si l’on en croit les 186 kg revendiqués sur la fiche
technique. Fait étonnant, puisqu’elle donne l’impression du contraire, avec ce moteur monumental et la débauche de pièces métalliques usinées dans la masse qui l’entourent. Je ne suis pas encore sortie de la ville que cette Brough Superior est déjà une très bonne surprise. Et ça ne fait que se confirmer en attaquant les petites routes de campagne. Je traverse le charmant village de Rouffiac et tente de mettre le moteur en sourdine via le sélecteur et la boîte de vitesses. Troisième, quatrième, cinquième, les rapports s’égrènent à la volée sans effort, sans accroc, comme avec les meilleures boîtes japonaises. Les suspensions avalent les pavés avec souplesse en préservant toutes mes vertèbres malgré l’épaisseur modérée de la selle. Et je peux apprécier le boulot de la fourche en suivant les mouvements verticaux du compteur et du saute-vent fixés sur la fourche. Mon regard s’attarde alors sur le gros compteur usiné dans un bloc d’alu, puis sur le té supérieur, et enfin sur le large et bas réservoir étincelant qui rappelle celui des premières Brough Superior… Bref, je me laisse happer par l’architecture unique de cette moto qui n’a d’ancienne que sa silhouette, mais qui parvient à se démarquer de la production moderne par son luxe omniprésent.
S’accrocher au guidon
Rouffiac est derrière moi et j’ai l’occasion d’ouvrir en grand. Pas évident avec ces poignées en alu qui glissent, mais en y mettant un peu de bonne volonté, je parviens à bloquer les papillons à la verticale. Le moteur reprend sans hoquet depuis les bas régimes, mais assez mollement. Et puis, après un petit à-coup vers 3-4 000 tr/min, le twin décolle. Le gros couple est là mais les deux gamelles font aussi preuve de vivacité et prennent des tours rapidement jusqu’à plus de 9 000 tr/min. Les 102 chevaux promis par le modèle Euro 4 doivent bien être épaulés par une quinzaine supplémentaire dans cette version non homologuée. Et ce ne sont pas des bêtes de concours bien dressées, mais des animaux sauvages qui s’expriment librement. Le propulseur procure donc de grosses sensations, d’autant qu’en prenant de la vitesse, le bruit de l’air qui filtre un peu celui du moteur permet d’apprécier encore mieux la richesse de ses vocalises. Je roule déjà vite et un panneau stop apparaît subitement au sommet d’une colline ! Instantanément, je me saisis du levier de frein et je suis arrêté net en quelques secondes, à cinquante mètres du panneau. Une claque, ces freins Beringer ! En léchant le levier, on a presque l’impression que le système est mal ajusté, comme si chaque paire de petits disques cherchait à se centrer sur le bon axe. Mais quand la pression des pistons devient franche, tout rentre dans l’ordre et il vaut mieux s’accrocher au guidon. Ultramordants, ultra-puissants, les freins Beringer sont aussi bien dosables quand on a pris la mesure de leur performance. Le reste de l’essai se passera avec un index sur le levier seulement. Et tandis que je joue de la gâchette en freinant comme un sourd, la moto reste parfaitement stable et ne plonge quasiment pas grâce à sa fourche à parallélogramme. Je m’amuse alors à brusquer la Brough, en rentrant deux-trois rapports d’un coup, et elle se met à dériver gentiment de l’arrière, le gros frein moteur du twin étant parfaitement contrôlé par l’embrayage antidribble. Quand viennent les courbes bien dessinées (peut-être par Thierry Henriette d’ailleurs ?!), je n’hésite pas un seul instant et me jette dedans comme si ma vie en dépendait. Mal m’en a pris. Les collecteurs d’échappement polis amoureusement par l’un
JE ME LAISSE HAPPER PAR L’ARCHITECTURE UNIQUE DE CETTE MOTO...
des ouvriers de l’atelier frottent avant les repose-pieds… Le raclement du métal sur le goudron me brise le coeur. Quel dommage, d’autant que la stabilité et la vivacité de la partie-cycle sont du meilleur cru. Si la Brough Superior originale était toujours assimilée à Rolls-Royce pour son luxe et ses performances, la nouvelle pourrait être comparée à une Aston Martin pour sa technologie raffinée et sa sportivité. Je rentre au bercail avec cette machine qui coûte 100 000 € sans avoir jamais pensé à son prix. C’est à mon sens le tour de force de cette moto qui parvient à donner du plaisir à travers une atmosphère unique. En plus d’être un objet de luxe qui peut être admiré sous toutes les coutures sans jamais lasser ni décevoir. Je n’ai plus qu’à retrouver mon portefeuille pour m’en offrir une.