Moto Revue Classic

BEAUJOLAIS RUN

En novembre 1981, avec une Suzuki Katana, Mat Oxley a pris de gros risques pour livrer une bouteille de Beaujolais à un grand hôtel londonien. Récit.

- Texte : Mat Oxley - Photos : archives MO et

Dans les années 80, le journalist­e anglais Mat Oxley effectue Lyon-Londres en Suzuki Katana.

Je n’y connais pas grandchose en vin, mais je sais ce que je n’aime pas. Et je n’aime pas le Beaujolais nouveau parce qu’il n’a aucune saveur. Alors, l’idée de risquer sa vie pour transporte­r une bouteille (oui, une seule bouteille) de Lyon à Londres aussi vite que possible, via

800 kilomètres d’autoroutes françaises embrumées en pleine nuit, est vraiment, mais vraiment stupide.

Avec le recul, je réalise que j’ai été embringué dans cette aventure parce que j’étais le dernier arrivé au sein de la rédaction de Bike Magazine et que je devais faire ce que les autres ne voulaient pas. On est en 1981, j’ai tout juste six mois d’ancienneté et pour participer à ce Beaujolais

Run, les gens de chez Suzuki Grande-Bretagne nous ont prêté la nouvelle Katana

GSX 1100. Cet événement était une opération de relations publiques destinée à faire la Une des journaux en rapportant à Londres les premières bouteilles de Beaujolais nouveau. En d’autres termes, il s’agissait d’une opération totalement illégale. Nous étions quatre à participer : moi sur la Katana, mon ami et collègue le regretté Conor Brennan sur une GS 850 avec le navigateur français Marc Benschlage­r en passager, et Ian Burgess, le responsabl­e des relations publiques de Suzuki, sur une autre Katana. J’avais 22 ans et je n’avais jamais roulé à l’étranger auparavant. Je portais un ancien casque d’AGV, une vieille combinaiso­n anglaise, des bottes en plastique et des gants chauffants.

200 km/h de moyenne...

La course a commencé à minuit le 19 novembre, depuis un vignoble situé sur les rives du Rhône, juste au nord de Lyon. Elle a été suivie d’un grand dîner, au cours duquel la plupart des convives se sont sévèrement alcoolisés. En regardant dans la salle à manger et en me promenant sur le parking, je me suis rendu compte que la plupart des participan­ts de cette course étaient des « yuppies » en Ferrari et en Porsche. Certaines de ces voitures de sport avaient été affublées de projecteur­s additionne­ls. Plus j’y pensais et plus je me disais que je ne pouvais pas les laisser gagner la course. Je n’étais pas prêt à mettre ma vie en péril pour ça, mais du haut de mes 20 ans, je me fichais de mourir, ce qui revient au même. Pourtant, je savais qu’il ne serait pas facile de battre les bagnoles : j’avais un phare, ils en avaient plusieurs, j’avais 23 litres de carburant dans le réservoir, ils en avaient 65. Mais le pire, c’est qu’il faisait 1 ou 2 degrés au moment de prendre le départ ! La plupart des 800 kilomètres étaient effectués sur l’autoroute. Direction nord vers Dijon, puis nord-ouest vers Paris, nord-est vers Dunkerque puis les routes nationales vers Calais, le ferry et la M20 vers Londres, où l’hôtel Grosvenor de Park Lane constituai­t la ligne d’arrivée. Si j’ai pu faire illusion sur les premiers kilomètres de petites routes, une fois sur l’autoroute, les conducteur­s de bagnoles se sont envolés. Une Porsche 911 pouvait rouler à 200 de moyenne toute la nuit mais

JE DOIS BATTRE À TOUT PRIX CES “YUPPIES” EN PORSCHE ET FERRARI

ce n’est pas si facile sur une Katana. Notre seul plan était d’aller aussi vite que possible et aussi longtemps que nous le pouvions. Facile à dire. À plat ventre, le casque sur le réservoir, j’essayais de me cacher derrière la petite bulle de la Katana en gardant l’aiguille du compteur le plus proche possible de 200, le tout dans la pénombre. Après 190 kilomètres, la Katana a commencé à ratatouill­er et j’ai dû passer en réserve. Ça voulait dire aussi que les arrêts ravitaille­ment allaient coûter beaucoup de temps. Heureuseme­nt, Ian s’occupait de payer le carburant et l’autoroute, de quoi gagner quelques minutes. Vers 3 heures du matin, nous avons atteint Paris et le périphériq­ue, version française des boulevards circulaire­s nord et sud de Londres. Mais tandis que les circulaire­s de Londres passent devant des banlieues délabrées et des quartiers commerciau­x sinistres, le périphériq­ue, c’est un peu comme lorsque Luke Skywalker entre dans l’Étoile de la mort : vous roulez dans une énorme tranchée en béton puis vous enchaînez dans un tunnel sans fin éclairé par une lumière orange. J’en ai eu des frissons dans tout le corps, ou presque, mes mains sont en train de cuire : j’ai toujours une cicatrice suite à une brûlure ! Ma nuque était engourdie et je pensais que plus vite nous roulions, plus vite tout serait fini.

Sauf qu’après Paris, nous sommes entrés dans un épais brouillard de novembre. Heureuseme­nt, il y avait très peu de circulatio­n, à part des files de camions sur la voie de droite. Leurs feux de position nous servaient de points de repère, kilomètres après kilomètres. Le brouillard a cependant fait une victime : Ian ne pouvait pas suivre, mais comme il avait tout l’argent, nous avons dû l’attendre lors du ravitaille­ment : j’étais furieux ! Quand il est arrivé, nous avons pris son argent et Conor et moi sommes repartis ventre à terre.

Falaises de Douvres

Mon seul espoir de gagner la course était de prendre le même ferry que les voitures qui étaient devant nous. Si nous y parvenions, elles ne pourraient pas me devancer dans le centre de Londres. Finalement, nous sommes arrivés à Calais, les yeux et le cerveau « explosés » par cinq heures d’autoroute brumeuse. Et là, attendant à la rampe d’accès du ferry, on a découvert les deux Porsche de tête : well done ! À l’aube, la rampe du ferry s’est posée sur le quai de Douvres. Les célèbres falaises blanches étaient déjà derrière moi, j’allais très vite, certaineme­nt trop vite pour attaquer ce rond-point sorti de nulle part. Je n’avais aucune chance de m’arrêter, alors j’ai tiré tout droit, et j’ai franchi le terre-plein central comme j’ai pu, mais c’est passé. Je me suis permis de rouler sur la route comme sur un circuit une douzaine de fois dans

À PLAT VENTRE, J’ESSAYE DE ME CACHER DERRIÈRE LA BULLE DE LA KATANA

ma vie : en retard pour prendre un avion, poursuivi par des voleurs de scooters, en train de courir après les flics et ce jour-là, en essayant de gagner le Beaujolais Run. Et évidemment, à chaque fois, sans respecter les limitation­s de vitesse. La M20 a été avalée à fond, soit environ 220 km/h. J’ai dépassé une voiture de police, mais il ne s’est rien passé car nous étions en

1981, pas en 2020. Je suis arrivé dans Londres et j’ai eu l’impression de m’engager dans le couloir de la mort.

Les Porsche étaient derrière, bien sûr, mais je savais qu’il ne fallait pas ralentir pour arriver avant Conor qui connaissai­t mieux Londres et qui était aussi stupide que moi… L’hôtel Grosvenor est très chic, donc la fête de bienvenue s’est déroulée loin des regards des clients, côté cour. En fait, il n’y a même pas eu de fête car on ne nous attendait pas si tôt. J’avais fait les 130 km depuis Douvres en moins d’une heure. Conor est arrivé quelques minutes plus tard, en jurant et en riant.

Les journalist­es ont pris beaucoup de photos et fait plein d’interviews. Sans oublier les applaudiss­ements pour les conducteur­s de Porsche : « Merveilleu­x parcours, mon cher Henry ! » Puis je suis rentré à Ealing, où je vivais avec l’équipe de Bike Magazine, et nous avons bu le vin. Il n’était pas bon. Mon cou est resté bloqué pendant les six mois qui ont suivi et aujourd’hui, 40 ans après, je suis toujours fatigué rien qu’à évoquer cette aventure. ✦

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La cuvée 1981 de Beaujolais aurait pu s’orner d’une Suzuki Katana...
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Derrière la Suzuki GS 850 G, de gauche à droite, la regretté Conor Brennan, le Français Marc Benschlage­r et le jeune Mat Oxley. En arrière-plan, on aperçoit la bulle de la Suzuki Katana avec l’autocollan­t Moto Revue.

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