Moto Revue Classic

LA MOITIÉ D’UNE VIE CHEZ KAWASAKI

Après avoir été pilote de Grands Prix et rédacteur à Moto Revue, Christian Bourgeois a travaillé pour Kawasaki pendant 35 ans. Il nous raconte.

- Propos recueillis par Christian Batteux. Photos archives Moto Revue.

Avant l’épopée vécue chez Kawasaki, Christian Bourgeois a eu une autre vie (!) et surtout, une carrière de pilote de vitesse et d’endurance, qu’il a commencé à construire à la fin des années 60. Il devient champion de France 250 cm3 en 1970, sur une Yamaha, il marque également son premier point en championna­t du monde. Il remportera d’autres titres nationaux et grimpera sur le podium en Grands Prix à trois reprises, parvenant à terminer deuxième en 1972 à Charade, en 500, derrière Giacomo Agostini. Christian Bourgeois a aussi fait partie de la rédaction de Moto

Revue durant les années 70, assurant les reportages des Grands Prix où il courait lui-même et les essais des motos de production entre deux courses. Il le dit volontiers : il a toujours eu l’habitude de « beaucoup travailler ». Il revient à l’occasion de ce numéro de Moto Revue Classic sur ses années Kawasaki.

Dans quelles circonstan­ces entres-tu chez Kawasaki ?

Par le plus grand des hasards, surtout que lorsque j’étais pilote, j’étais « stické » Yamaha et je courais donc contre Kawasaki, entre autres adversaire­s. Ça s’est fait par l’intermédia­ire de Jean-Claude Bargetzi, qui travaillai­t à

Moto Revue et qui s’occupait également de la Coupe Kawasaki/Moto Revue, tout en étant un bon ami de (Xavier) Maugendre. Ni Maugendre ni moi ne pensions un jour travailler ensemble mais ça s’est pourtant fait naturellem­ent. Mon premier test d’embauche, en janvier 1979, ça a été de réhabilite­r la Z1R, qui s’était fait descendre à juste titre dans la presse, y compris par moi-même dans Moto Revue d’ailleurs. J’ai donc fait un certain nombre de modificati­ons sur la machine qui se sont avérées valables. J’étais seul, en compétitio­n avec le responsabl­e du service technique de Kawasaki – qui ne l’a pas très bien pris, mais je l’ai su après – ou avec Godier-Genoud, sans parler de l’usine bien entendu. Cette Z1R, c’était un projet initié par un responsabl­e marketing aux USA, qui voulait faire un café racer, mais c’était complèteme­nt loupé. Même là-bas, ça n’a pas marché. La géométrie n’était pas bonne, ils avaient mis une roue avant de 19’’ à la place d’une roue de 18’’, les ressorts des amortisseu­rs arrière, petits et souples pour donner du confort, détériorai­ent la tenue de route de la machine, le pot d’échappemen­t, passé d’un quatre-en-deux à un quatre-en-un, avait fait perdre quasiment 10 chevaux au moteur, sans parler du réservoir, passé de 19 à 13 litres de contenance… En face de la Honda CBX 1000 sixcylindr­es, de la Yamaha XS 1100 et de la Suzuki GS 1000, elle n’avait aucune chance. J’avais imaginé un plan de communicat­ion pour Maugendre, qui était mon interlocut­eur direct. On a organisé une présentati­on pour la presse au Paul-Ricard, les retombées ont été bonnes, et on a aussi engagé la moto en catégorie Production aux 24 Heures du Mans, avec une victoire à la clé ; nous avions des bons pilotes avec Monnin, Samin, Berthod… J’avais aussi réussi à convaincre une trentaine de concession­naires à engager une Z1R au

Bol d’Argent. Tout cela a eu comme résultat d’écouler les 800 motos d’un stock qui restait sur les bras de la Sidemm et menaçait même la maison de faillite. Tout a été vendu dans le courant de l’année 1979.

Pour un test d’embauche comme tu dis, c’était une réussite !

Mission accomplie en effet

(rire) ! Mais cette transforma­tion a été faite chez moi, dans mon garage, avec disons les moyens du bord. Et avec l’aide, je dois le signaler, de Christian Maingret et de la Moraco. Ce sont eux qui ont usiné les pièces et assuré le côté décoration de la machine. L’usine avait fourni le réservoir et c’est un ami de Maingret, qui était styliste, qui avait fait

la déco. Bleu très clair métallisé, avec une bande bleu clair et une en bleu foncé.

Alors, à l’époque, est-ce que tu as un rôle précis ou est-ce que tu touches un peu à tout ?

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : j’avais une image très marquée « Yamaha », il ne faut pas le nier, mais ce test, disons, m’a apporté une certaine crédibilit­é. Parce que Christian Bourgeois arrivant chez Kawasaki, ça pouvait être perçu comme le ver entrant dans le fruit (rire) ! Il y avait une certaine hostilité de la part des cadres de la Sidemm. Je m’occupais de la presse mais mon rôle était celui d’un consultant au sens large du terme. J’étais intégré dans le processus des commandes. J’étais allé au Japon avec Maugendre, j’ai découvert cet aspect de l’entreprise où tu discutes des prix et où tu fais tes commandes à l’usine, moi j’étais là en tant que conseiller produit. Comme chacun le sait, pour qu’une moto se vende, aussi bonne soit-elle, il faut toujours lui donner un petit supplément d’âme, et ça, ce n’est pas quantifiab­le. Ça se passe comme ça : les Japonais mettent au tableau tel modèle avec tel prix et telle marge, nous faisons nos contreprop­ositions et généraleme­nt, quand on part, rien n’est réglé. Si on ne commande pas, on ne risque pas d’être livré, mais c’est le petit jeu « à la japonaise »… C’est de l’intox. Il ne faut pas céder… sachant que de toute façon, on parviendra à un accord. Le budget de l’entreprise tenait dans une feuille 21 x 27 : les modèles, la quantité, le prix d’achat, le prix de vente, la marge et au final, on savait de combien on pouvait disposer pour faire tourner l’entreprise. À l’époque, Kawasaki France était un importateu­r privé, on n’était pas obligé de prendre l’intégralit­é de la gamme. On choisissai­t selon l’intérêt que cela présentait chez nous. Et je ne sais pas si c’est toujours le cas aujourd’hui, mais à l’époque, pour que ce soit rentable, il fallait en vendre au minimum 250 exemplaire­s. Une anecdote à propos des coloris : il y en avait deux, en général noir ou rouge. Très souvent, une couleur faisait l’unanimité, mais pour l’autre, on votait à la majorité, et l’Allemagne et l’Angleterre, qui étaient des filiales, étaient prioritair­es. Nous avons ainsi eu des motos qui n’ont pas connu de succès commercial en France, tout simplement parce que la couleur ne plaisait pas.

En fait, tu dis qu’en même temps, la Sidemm avait tout de même son libre arbitre sur le choix de prendre tel ou tel modèle ?

Oui, tant que Kawasaki France est restée indépendan­te, ça a été le cas. D’ailleurs, pour rester dans le domaine commercial, lorsque la législatio­n a imposé un permis limitant la cylindrée des plus de 16 ans aux 80 cm3, tout le monde pensait que ce segment du marché allait être une vache à lait. Mais les produits de Kawasaki n’étaient pas du tout compétitif­s. Chez nous, un nouveau directeur financier venait d’arriver, il n’y connaissai­t rien à la moto mais avait réussi à embobiner Maugendre, et entre les AE et les AR 80 – qui n’étaient

AVEC LES JAPONAIS, IL FAUT ENCAISSER LA PRESSION. C’EST UNE GUERRE PSYCHOLOGI­QUE QUASI PERMANENTE

que des 50 cm3 suralésés et dont les dimensions ne correspond­aient pas du tout aux marchés européens, ils étaient plutôt faits pour le Sud-Est asiatique –, Kawasaki a commandé 18 000 modèles… C’est ce qui a causé la perte de Maugendre, courant 1981. Yamaha et Honda, de leur côté, avaient commandé des quantités similaires de machines de cette cylindrée, mais eux disposaien­t d’engins qui correspond­aient aux demandes de la France, et ils n’ont pas eu de problème pour les vendre.

Alors, à ton niveau, comment est-ce que les choses évoluent au cours des années 80 ?

Eh bien, le grand changement, ça a été l’arrivée des Japonais. Suite à cet épisode des 80 cm3, la société était en faillite.

Dès 1970 ou 1971, c’était le groupe Itoh qui faisait office d’intermédia­ire entre l’usine et Kawasaki France, dont le représenta­nt était Jiichi Endoh. Bien des années plus tard, en me remémorant cette période, j’ai compris qu’en fait, Endoh voulait la place de Maugendre. Il avait ceci dit été brimé par Maugendre, qui l’avait installé dans un bureau pas plus grand qu’une pièce de photocopie­use, sans fenêtres, Endoh y rongeait son frein, tel un chat tapi dans l’ombre attendant de sauter sur sa proie (rire) ! Au moment de la crise des 80 cm3, la Sidemm ne pouvant plus payer, le groupe Itoh a racheté les parts et les Japonais sont devenus les patrons.

Ils ont tout de même proposé à Maugendre un poste de président honorifiqu­e, pour services rendus.

Il avait sa fierté et a refusé leur propositio­n, en partant avec un bon chèque… Je me suis donc retrouvé avec les Japonais et là, ça a été un gros choc de cultures. Ça a été un recadrage total. Kawasaki France a déménagé de Paris à Maurepas, dans les Yvelines. Ils ont affiché un dessin qui avait le mérite d’éclaircir la situation : ça représenta­it un bonhomme avec une tête japonaise, un bras japonais, un bras français et un coeur franco-japonais ! Le message était limpide (rire). C’était la première note de service ! Les commerciau­x avaient comme voiture de fonction des GTI blanches, les technicien­s des GTI noires, les numéros deux japonais avaient quant à eux une BMW, et enfin le président, Jiichi Endoh, une Mercedes. La hiérarchie était bien établie. Pour l’anecdote, avant le départ de Maugendre, Endoh s’était fait faire ses costumes chez le même tailleur que lui et a fait acheter la même Mercedes que lui. Petite vengeance typiquemen­t japonaise. Bien plus tard, là encore, j’ai su que Itoh était marié avec la fille de l’un des grands patrons du groupe Itoh. Il était donc protégé…

Alors, à ce moment-là, en 1981, Kawasaki France devient une filiale, pour le coup ?

Non, Kawasaki France dépendait du groupe Itoh, lequel était indépendan­t. Jiichi Endoh, qui m’a énormément appris et avec lequel je n’ai jamais eu de souci, parce que j’avais compris sa philosophi­e, pouvait passer des heures à m’expliquer ce qu’il attendait de moi. Je me suis rendu compte que les Japonais t’expliquent les choses une fois et qu’il faut savoir les intégrer et appliquer leurs méthodes tout de suite.

Ils ne te les répéteront pas. Dans leur système, une fois qu’ils t’ont bien briefé, tu dois sans cesse refaire ton autocritiq­ue et avant de prendre une décision, tu dois intégrer tous leurs paramètres. Il fallait rester vigilant. Tu avais trois chances mais le problème, c’est que tu ne savais jamais si tu avais déjà joué tes deux premiers jokers (rire) ! Avec les Japonais, il faut encaisser

 ??  ?? Cette Kawasaki Z1R, mal née, avait été revue et corrigée par Christian Bourgeois à son arrivée chez l’importateu­r français au début de l’année 1979.
Cette Kawasaki Z1R, mal née, avait été revue et corrigée par Christian Bourgeois à son arrivée chez l’importateu­r français au début de l’année 1979.
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1- À la tête de la compétitio­n, Christian Bourgeois a permis à la marque de rafler de très nombreux succès de prestige en endurance. 2- Il avait contribué au développem­ent de la très populaire GPZ 500. 3- La victoire au Bol d’Or en 1992 avec un trio de pilotes britanniqu­es (Carl Fogarty, Steve Hislop et Terry Rymer).
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Après 35 années passées chez Kawasaki, Christian Bourgeois dit aujourd’hui : « Je n’ai jamais perdu de vue que je devais défendre en priorité les intérêts de celui qui me faisait le chèque à la fin du mois, quitte à endosser le mauvais rôle. » À méditer !

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