Moto Revue

Éric de Seynes, président de Yamaha Europe, nous reparle de la genèse de la Yamaha YZF 1000 R1

Le projet R1, Éric de Seynes, alors jeune directeur commercial chez Yamaha Motor France, l’a vécu depuis le départ, dès les premiers voeux formulés. Un projet qui faillit ne pas voir le jour, comme il nous le raconte…

- Par Thierry Traccan. Photo Bruno Sellier.

J «’ai rejoint le product planning (le service qui gouverne aux modèles du futur chez un constructe­ur, ndlr) en 1990. Notre priorité au début des années 90 était vraiment d’améliorer la qualité de nos produits. Nous étions sur les Diversion 600, les Diversion 900, on avait des petits problèmes de qualité, de finition, sur lesquels on travaillai­t beaucoup. Dans le segment sportif, nous avions les FZ/FZR qui étaient notre réponse à la Suzuki GSX-R. Nous étions globalemen­t dans le coup avec ces modèles qui confirmaie­nt les culasses 5 soupapes, le Deltabox, l’Exup, beaucoup de solutions innovantes en peu de temps qui, vues du Japon, étaient des avancées fortes, et à ce titre ne nécessitai­ent pas de remise en cause totale. Et puis, au début des années 90, arrivent deux produits : la Ducati 916 et la Honda CBR 900 Fireblade. D’un seul coup, dans l’univers japonais, la Fireblade ose aller plus loin dans la radicalité, sacrifiant un peu la place passager, se rapprochan­t d’une moto de course. Et puis la Ducati qui avance avec des lignes acérées, une certaine légèreté, cette moto impacte les esprits. Avec Jean-Claude Olivier (le boss de Yamaha Motor France, ndlr) et nos homologues européens, on pousse fort auprès du Japon pour que Yamaha réagisse et propose une réponse à ces arrivantes. En 1994, le Japon répond favorablem­ent à notre requête, et décide que le marché test pour ce créneau hypersport­if sera la France. Les Japonais s’étaient rendu compte que c’était en France que les clients exploitaie­nt le réel potentiel de la moto. Ils sont venus chez nous avec des tests riders pour comprendre comment on roulait. On a organisé un trajet pour aller du siège de Yamaha à Cergy jusqu’au circuit du Vigeant, avec nos motos et les sportives de la concurrenc­e. On est parti à bloc ! Dès le premier rond-point, c’était à fond, à tel point qu’un mec qui n’avait pas eu le temps de mettre ses gants ne nous a rattrapés qu’au Vigeant... C’était dingue... On était à l’aspi tout du long... Arrivés au Vigeant, les Japonais étaient blêmes, mais ils avaient compris comment on roulait. Le lendemain, nous avions organisé plusieurs ateliers sur le circuit, nous voulions comprendre ce que voulaient les clients. Il en est ressorti quelque chose de très clair : la légèreté, le caractère moteur, du racing replica comme on n’en avait jamais fait sur une moto de route. Les Japonais sont repartis avec ça.

“Mon vieux, surtout, vous ne lâchez rien !”

Deux mois après, nous étions au Japon pour la présentati­on du product planning, dont la nouvelle R1. Et là, ils nous annoncent que, pour la première fois chez Yamaha, une moto allait être développée d’abord par son esthétique, et que ce serait ensuite aux ingénieurs de s’adapter. Une fois que le style a été figé fin 1995, les ingénieurs se sont mis au boulot. À l’été 96, la France organise le meeting annuel réservé aux filiales européenne­s de Yamaha, où l’on parle de beaucoup de choses, dont le product planning. Les Japonais étaient là, dont le big boss Hasegawa, les responsabl­es de projets, etc. Exceptionn­ellement, JCO ne pouvait pas venir, j’étais donc en charge de le représente­r. Et là, Miwa, responsabl­e du projet R1, commence à nous expliquer que pour des coûts de production, d’investisse­ment, ce serait quand même mieux de repartir du cadre de la FZR 1000, qu’on pourrait gagner là, et puis ici, et petit à petit, on voit bien que l’idée, c’est de repatiner une FZR 1000, bien loin du concept R1. Là, gros silence dans la salle. Pas de bol, j’étais le pays hôte, et c’était à moi de prendre la parole... D’un côté, j’avais la voix de JCO qui me disait : “Mon vieux, surtout, vous ne lâchez rien !” et de l’autre, les boss japonais qui me demandent : “Qu’est-ce que vous en pensez ?” Je leur dis alors : “Je suis navré, mais ce que vous proposez est inacceptab­le. Si c’est pour s’écarter à ce point du projet R1, je préfère garder la FZR 1000, faites-la moi à 10 % de moins et on en vendra plus que votre truc qui va vous coûter de l’argent, sera usé au bout de huit mois et finalement, aura été un investisse­ment pour rien. On a réfléchi à une R1 capable de nous projeter dans une ère nouvelle, avec ce que vous proposez, on fait un bond de 8 ans en arrière. Ce n’est pas acceptable.” Coup de bol, le patron de l’Allemagne dit qu’il est complèteme­nt d’accord avec moi, l’Anglais pareil… On fait tous corps. Et heureuseme­nt que le président Japon était là. À la base, il était plutôt venu en mode VIP, mais face à la situation, il a pris la parole en regardant Miwa : “Écoutez Miwa, il n’y a pas de choix, vous revenez à votre projet initial, vous respectez vos délais, et on se fout du reste.” Ce jour-là, on a sauvé la R1. En mai 97, j’ai essayé la moto pour la première fois avec JCO, et on a pris ça dans la gueule, on a compris que c’était gagné. D’un seul coup, la CBR devenait pataude, la FZR, tu croyais que c’était une FJ... Cet essai reste un moment formidable, parce qu’il validait tout ce que nous avions fait en amont, de l’idée jusqu’à la réalisatio­n, malgré toutes les embûches rencontrée­s. Les ventes ont été exceptionn­elles, on en a manqué tout de suite. Le marché a adoré la R1. Avec ce modèle, nous avons changé d’ère, et nous avons gardé cette philosophi­e depuis, même si nous ne sommes pas parvenus à aller, pour certains de nos produits, aussi loin que nous l’avons été pour la R1. » n

Ce que vous proposez est inacceptab­le. Si c’est ça, je préfère encore garder la FZR 1000 »

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