Les origines du scrambler
«Qui sait le passé peut conjecturer l’ avenir », disait Bossu et. Ça marche aussi pour la moto. Le retour du scrambler le prouve, qui est devenu un faire savoir plutôt qu’un savoir-faire : «Regardez-moi comme je suis cool !» Et pourquoi pas après tout?
Petit rappel de vaccin pour resituer les origines et déterrer les racines d’un genre que les constructeurs remettent au goût du jour
L’histoire aime les allers-retours, quitte à verser dans la rengaine. Le motard, lui, goûte la délicatesse du paradoxe avec un vice prononcé. C’est dire la richesse de l’histoire de la moto... Aux origines, il n’existait pas de route, et à peine de moto quand les premiers deuxroues à vapeur crachotaient leurs ronds de fumée sur des voies terreuses pratiquées par des chevaux. L’auto et la moto se développant, on élabora des semblants de routes plus ou moins bétonnées. Puis du bitume. C’est alors que vint l’envie de retourner à la terre, bah tiens... Mais au début du XXe siècle, pas de camionnette stickée aux couleurs fluo d’une potion hyper-vitalisante. On passait des routes aux champs sur la selle de son pétochon. Chacun adaptait alors plus ou moins ledit engin aux conditions, relevait l’échappement pour passer les ornières ou protégeait le bas moteur des mauvais coups de la pierre. Les premières motos de cross étaient simplement dérivées de celles de route, comme la Triumph TR5 Trophy (le premier « enduro » bicylindre), conçue sur la base de la Speed Twin de route, victorieuse aux Six Jours Internationaux de San Remo en 1948 – une illustre épreuve de tout-terrain à l’époque. Petit à petit, les motos se sont spécialisées, pour le plus grand bonheur des constructeurs qui ont ainsi pu étoffer leur catalogue, mais aussi pour celui des pratiquants à qui on proposait des machines de plus en plus efficaces. Les cross et enduros étaient nés. Dans les années 1960, de l’autre côté de l’Atlantique, d’autres façons de rouler hors des sentiers battus sont devenues à la mode. Il y avait déjà le dirt-track (les Ricains adorent les anneaux), il y eut ensuite les courses dans le désert, les bajas et autres longues échappées au coeur de leurs étendues dépeuplées. Steve McQueen en était l’une des figures les plus populaires. Les gars partaient le matin par la route, faisaient joujou dans le sable toute la journée puis rentraient le soir. Ils ont peu à peu créé le scrambler, une moto avec une roue dans le sable et l’autre sur la route, souvent sur base de twin, histoire de ne pas trop se traîner sur le bitume. Les Triumph ont subi ainsi pas mal de transformations artisanales, dont la majeure consistait à relever l’échappement, comme dans les années 1920...
Le marché nordaméricain
Le marché américain était alors l’objet de toutes les attentions des constructeurs : anglais, japonais et italiens, principalement, se sont mis à produire du scrambler. Les images ont fait le tour du monde, elles sentaient le sable chaud, les torses nus, la Californie, elles montraient l’insouciance et la joie de rigoler avec des potes – le pur American way of life. Parmi les plus beaux scramblers de série, la rare Norton P11 (moteur twin de 750 cm3) a marqué son époque, de même que les Ducati monocylindres Scrambler 250 puis
450, la Honda CL 350 ou encore la Yamaha 360 RT3, mais aussi la Kawasaki 350 Avenger SS. Les années 60 et 70 ont regorgé de ce genre de moto. Pourtant, si le style scrambler plaisait, les ventes de ces motos n’ont guère franchi les frontières des États-Unis. Faut dire que c’était alors le seul pays assez grand et suffisamment riche pour s’offrir ce genre d’excursion. Les Européens ont préféré le trail, apparu dans les années 70, puis boosté par le Paris-Dakar dans la foulée. Petit à petit, la mode du scrambler s’est essoufflée. Entre normes environnementales californiennes et crises économiques, les Américains l’ont un peu délaissé. Et les grosses cylindrées valorisaient un ego que les années 80 ont érigé en totem. Le style est revenu à la fin des années 2000, mais juste le style, avec la vague néo-hippie de luxe qu’a représenté le petit monde de la prépa. Entre-temps, quelques scramblers ont joué la résistance, originaux mais anecdotiques, comme la Voxan Scrambler en 2001, la Derbi Mulhacen en 2006 ou la Triumph Scrambler 900 la même année. Seul l’univers de la prépa a su ressusciter le scrambler, teinté de dirt- track, bref un gai mélange du meilleur de l’Amérique en matière d’off-road fun... et looké. La RSD Ducati Street Tracker de Roland Sands, sur base de V4 de Desmosedici, en était l’un des fers de lance, apparu en 2011. Le préparateur Mule Motorcycles, Ricain aussi, s’est fait le spécialiste des Triumph scramblerisées, dépouillées, allégées. En France, Franck Depoissier, créateur de Mecatwin, avait déjà mis un pied dans la porte dans les années 2000 avec sa Triumph Ascot. Les préparateurs se sont extirpés du café racer, contraignant avec sa position
de conduite sur les bracelets, pour musarder du côté du guidon haut et des pneus à crampons. Il n’était là plus question d’aventures du week-end mais de parade avec des brêles pas forcément efficaces, qui en jetaient un max. Le fantasme des rebelles anglais des années 60 a laissé la place aux songes pastels et so cool de la Californie de la même période, plus glamour. Une fois de plus, les constructeurs ont saisi le message. Triumph avait été précurseur avec la Scrambler 900, les autres ont tardé à suivre le mouvement. Ils ont fini par s’y mettre : BMW avec la R nineT Scrambler 1200, Ducati avec la Scrambler 800 (à grand renfort d’authenticité retrouvée : « On en était déjà dans les sixties ! » ), puis Yamaha avec l’étrange SCR 950, sorte de custom avec un guidon large et des pneus crantés... Des petites cylindrées marrantes et finalement plus conformes à l’esprit originel ont aussi joué le jeu, comme la Mash Scrambler 125 puis 400, la Bullit Hero 125, la Fantic Caballero Scrambler ou la dernière Mondial HPS 125. Toutes ces motos sont toutefois restées très urbaines dans leur usage (même si la Triumph 1200 Scrambler, voir p. 32, offre une vraie polyvalence) et ne représentent pas un gros volume de vente. À leur guidon, on cherche plus à accrocher l’oeil qu’à sauter des barbelés. Parce qu’un scrambler moderne n’a pas grand atout, à part le style : hors de question de lui coller un top-case, pas plus qu’une tête de fourche protectrice, son poids est souvent élevé parce que sa cylindrée descend rarement sous les 800 cm3 (125 mises à part), avec une puissance souvent plus faible que celle des roadsters, le duo y est moins confortable qu’avec un trail, la qualité des suspensions s’astreint à un cahier des charges serré, entre prix, usage routier, adaptation aux climats et routes diverses... Le scrambler ne s’inscrit pas dans un usage. Il n’est plus un art de vivre puisque quasiment personne ne roule la semaine sur route avec son scrambler pour mieux le salir le week-end dans des chemins auxquels on n’a de toute façon moins facilement accès... Il est d’abord une forme, une bulle, dont la pulpe reste au fond de la bouteille d’années fantasmées. Un genre de roadster hype. Alors, quel sera le prochain style que quelques farfelus iront puiser dans l’histoire de la moto ? La sportive semble bien placée, boudée depuis une dizaine d’années puisque brimée par les radars. n