Moto Revue

/ Déjeuner avec Jean-Louis Tournadre

Couronné en championna­t du monde 250 en 1982, il n’a pourtant pas fait long feu dans le monde la moto. Il nous explique pourquoi

- Par Christian Batteux. Photos Jean-Aignan Museau et archives Moto Revue.

Devenu champion du monde 250 en 1982, Jean-Louis Tournadre n’a jamais vraiment eu droit à la reconnaiss­ance qu’il méritait. Pourtant, la manière avec laquelle il a accompli cet exploit a de quoi susciter une admiration sans réserve, comme le rappelle opportuném­ent le long entretien qu’il nous a accordé.

Cette rubrique – un entretien réalisé dans le cadre d’un déjeuner, moins formel qu’une interview classique, susceptibl­e de « fluidifier » la conversati­on – a été « inaugurée » au printemps dernier avec Dominique Méliand, qui abordait sa dernière saison avec le team Suzuki en endurance.

Notre deuxième interlocut­eur avait été Claude Michy, l’organisate­ur du Grand Prix de France, puis ce fut Jacques Bolle, le président de la Fédération française de motocyclis­me. C’est donc tout naturellem­ent que l’idée nous est venue de faire de même avec Jean-Louis Tournadre, car il a côtoyé de près ces trois hommes durant sa carrière de pilote. Champion du monde 250 en 1982, il fut le premier pilote français à atteindre ce sommet dans le cadre historique des Grands Prix. Patrick Pons, lauréat trois ans plus tôt de la catégorie 750, avait été pour sa part « le premier champion du monde français en sports mécaniques » (comme on le disait à l’époque), mais la

750 était une formule équivalant grosso modo au championna­t du monde Superbike d’aujourd’hui. La catégorie 750 ne faisait pas partie du calendrier des Grands Prix, dont elle ne partageait que quelques circuits, et aucune date commune. Cela dit, sans rabaisser les mérites de ce champion tragiqueme­nt disparu en 1980, alors qu’il luttait pour se faire une place au soleil de la catégorie 500, et dont le talent était indiscutab­le. Néanmoins, le titre mondial de Jean-Louis Tournadre reste encore, 37 ans plus tard, sous-évalué par, disons... une sorte de « pensée unique ». Or, si l’on tient à effectuer le rétablisse­ment de la vérité historique, cette saison 1982, conclue de la manière que l’on sait, reste selon nous un chef-d’oeuvre où l’intelligen­ce, le talent, la modestie, la débrouille, la méthode, la préparatio­n, la réflexion, le pilotage et enfin, le sang-froid furent autant de qualités réunies par son auteur pour parvenir à ce but inespéré a priori. Ensuite, sa réserve naturelle, le fait qu’il ne « rentrait pas dans le moule », le côté « dernier artisan » des Grands Prix à atteindre ce sommet, tout cela conjugué a conduit l’Auvergnat dans une impasse. On peut dire que le « système » l’a plus ou moins rejeté ; en tout cas, il n’y a plus trouvé sa place. Carrière motocyclis­te interrompu­e, il est passé par la case automobile puis a fait son retour à la moto, l’espace d’une saison en endurance, où le facteur humain prédominan­t lui convenait bien. Jean-Louis Tournadre est ensuite passé à la « vie civile », pour une carrière longue de 30 ans au sein du groupe PSA... Attablé avec nous dans un restaurant parisien proche du parc des Buttes Chaumont, face à un dos de cabillaud rôti sauce beurre-citron accompagné d’un écrasé de pommes de terre et d’un verre de blanc bien frais, l’ancien champion du monde a pris le temps de tout nous raconter.

Les débuts

« J’ai commencé à m’intéresser à la moto quand j’étais gamin. J’allais faire les foins chez mes grands-parents, qui étaient paysans dans les montagnes au-dessus de Clermont. Autant te dire que dans les années 70, c’était le Moyen-Âge. Un jour, dans un hangar, j’ai

trouvé dans une vieille armoire des Moto

Revue que mon oncle achetait à l’époque des Peugeot, Griffon ou autres marques disparues depuis (sourire)... Des magazines qui dataient des années 55-60. À l’époque, il y avait plein de dessins, des éclatés de moteurs, c’était magnifique. Ça m’a tout de suite passionné. » Deux rencontres vont accélérer la suite de l’histoire : avec Claude Michy, pour lequel il a effectué en compagnie de Dominique Sarron un petit travail de coursier au premier salon auto-moto de Clermont-Ferrand, et avec Jacques Bolle, qui l’a invité à monter le voir à Paris pour visiter son moto-club et rencontrer quelques-uns de ses membres (Bourgeois, Gross, Fau). « J’avais vu des pilotes dont j’avais des posters dans ma chambre. J’ai donc fait la Coupe Motobécane en 1977.

Et là, je ne les ai pas tous enfumés comme je le pensais ! » En effet, les débuts en Coupe Motobécane sont folkloriqu­es. Emporté par son enthousias­me, notre jeune homme sort souvent dans la terre. Mais le virus est pris. « Je voulais arrêter l’école mais mes parents ont tenu à ce que je passe mon bac. Et ils m’ont donné un coup de main. Mon père a acheté une vieille Estafette. Je repense au mec qui nous l’a vendue. Monsieur Rey. Un marchand d’instrument­s de musique. Mon père allait au boulot avec, il bossait en face de la gare. Alors, avec le passage, ça faisait de la pub pour le magasin, vu qu’on avait laissé la peinture d’origine. Eh bien ce monsieur, sans qu’on ne lui demande rien, tous les ans, il me faisait un petit chèque pour m’aider. Quand je repense à lui, ça me fait dire que c’est surtout ça qui m’a marqué dans la moto : des rencontres avec des gens comme ça. Quand tu galères et qu’on vient t’aider spontanéme­nt de cette façon ou d’une autre. » L’année 1978, au cours de laquelle il reçoit la Yamaha TZ 250 commandée très tard, est à oublier. Pour 1979, le père de Jean-Louis lui suggère d’essayer la 750, catégorie plus adaptée à son gabarit, tout en continuant en 250.

« À ce moment-là, je bossais en région parisienne. J’étais contrôleur au service automobile des PTT, c’est-à-dire à la maintenanc­e du parc des véhicules.

J’ai acheté une machine d’occasion, une ex-Hervé Guilleux, bien fatiguée, mais c’était la seule que j’avais les moyens de m’offrir. Je descendais à Clermont le weekend, et la semaine je vivais à Arcueil dans un foyer des PTT, en face de chez Jacky Germain (spécialist­e des TZ et qui fut, entre autres, mécanicien de Christian Sarron) ! D’ailleurs, j’allais souvent les voir, lui et sa femme, non seulement pour lui amener des pièces à retravaill­er mais aussi parce qu’ils étaient un peu comme des deuxièmes parents. Ils étaient rassurants. »

L’aventure des Grands Prix

Organisé et méticuleux comme on imagine qu’il a toujours été, Jean-Louis étale devant lui une page sur laquelle il a écrit les noms des gens qui lui tiennent à coeur, qu’il tient à évoquer.

« Il y a des gens dont j’ai envie de parler, pas forcément ceux que l’on imagine a priori. Par exemple, là, j’ai noté Lucien Boissonnad­e,

Salarié aux PTT la semaine et pilote de Grands Prix le week-end

mon voisin, enfin celui de mes parents, puisque sa maison touchait la leur. Mon père faisait de la mécanique sur les motos le soir et la nuit, alors t’imagines le bordel (sourire)... Sa femme était maître de conférence­s à la fac de sciences éco à Clermont, lui était prof de maths dans un lycée. En 1979, avant la première course, on avait travaillé sur la 750 pendant deux nuits, on n’avait pas dormi, il faisait froid, il pleuvait, on était crevés, et il a dit à mon père : “Je ne peux pas vous laisser partir comme ça. Maurice, c’est moi qui conduis.” Et les gamins n’ont pas eu cours le lendemain ! Cette année-là, j’ai commencé à rouler en championna­t du monde, en catégorie 750, et je me suis envolé quelques fois : j’étais épais comme un joint de culasse, je n’avais que 21 ans (rire) ! J’ai un souvenir, avec Pons, à Hockenheim. Avant l’entrée dans le Stadium, au freinage, il arrive presque à côté de moi, je me fais tout le Stadium devant lui, largement à côté de mes pompes (sourire), on attaque la ligne droite suivante et au freinage, rebelote, on est côte à côte mais là, je n’arrive pas à tourner, j’ai un scaphoïde pété, ça fait un mal de chien ; le problème, c’est que je suis à l’intérieur : je tire tout droit, je l’emmène avec moi et si je parviens à passer entre deux bottes de paille, lui non… Et il jouait le titre mondial quand même ! Ah, il est venu me voir dans le parc, il n’était pas content. Il m’a dit : “Tu roules bien, c’est bien ce que tu fais… mais fais gaffe, quoi.” (rire) Et puis la catégorie 750 a disparu fin 79. Pour la saison 1980, je rachète une

350 d’occase chez Sonauto, une ex-Christian Sarron je crois, et une 250 neuve, avec la caisse de pièces, et des cadres Bimota. Bon, là encore, je tirais le diable par la queue, j’avais pas de quoi acheter des pneus, je n’étais pas toujours engagé sur les Grands Prix, bref, c’était compliqué. J’avais fait quelques trucs quand même... Par exemple au Grand Prix d’Espagne. Marcel Cornet (le directeur du circuit de Charade, qui aidait Jean-Louis en lui payant sa licence, ndlr) était là-bas, il faisait partie du jury de la FIM. Il s’était débrouillé pour me faire engager. De mon côté, cette année-là, j’étais pilote remplaçant chez Honda en endurance – alors que j’étais titulaire chez Japauto, uniquement pour les 24 Heures du Mans et le Bol d’Or. Cette fois-là, nous étions à Assen, pour une épreuve du championna­t du monde, et en fait, une fois mes 5 tours obligatoir­es bouclés, je n’avais plus qu’à attendre. Une fois le départ donné, je suis parti prendre l’avion pour l’Espagne. J’arrive à Jarama : personne, mon père pas là. Il était déjà tard et la nuit venant, j’ai négocié avec un pilote britanniqu­e la possibilit­é de dormir dans son stand, entre les bidons d’essence et les pneus. Ça empestait et il faisait si froid que je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit ! Le lendemain, le mec a ouvert le box à 6 h 30 du matin, il a fallu attendre encore une heure pour que mon père arrive, il avait roulé toute la nuit. Et je me souviens qu’après la première séance des qualifs, Rougerie et les cracks de l’époque étaient réunis au pied de la tour de contrôle, et ils disaient : “Mais qu’est-ce que c’est que ces chronos en bois ? Qui c’est ces mecs-là, Tournadre, De Radiguès ?” Faut dire qu’on avait fait des bons temps, 5e ou 6e… Personne n’avait jamais entendu parler de nous ! Au départ de la course, ma moto a refusé de démarrer jusqu’à ce que les leaders ne soient en vue alors qu’ils allaient boucler le premier tour. La machine a craqué à ce moment précis, je suis parti avec les cinq-six mecs de tête, les Ballington et compagnie, et j’ai fait toute la course comme ça, avec eux... mais à un tour (rire) ! Pour rappel, je n’étais qu’un pilote de course salarié aux PTT, mes parents avaient même cassé un plan d’épargne logement pour payer l’achat de mes motos ! Ah, j’ai aussi de bons souvenirs de cette saison 80 avec Japauto… Quand je me suis retrouvé dans le bureau de Christian Vilaséca, le grand patron, j’étais carréement impression­né… Pour un pilote comme moi, être intégré dans une équipe de cette dimension, c’était quand même quelque chose. Et monsieur Vilaséca, c’était vraiment

le patriarche, qui racontait ses grandes histoires, c’était génial. En 1981, j’étais militaire. Au Bataillon de Joinville. En même temps que Dominique Sarron. Il y avait les footeux, les athlètes, les cyclistes, et puis il y avait une section “divers”, dont nous faisions partie. Le secrétaire de la Fédé nous faisait des ordres de mission pour qu’on puisse faire les Grands Prix. J’ai arrêté la trois et demie pour me concentrer sur la 250. J’avais gardé les partie-cycles Bimota, dans lesquelles j’ai adapté le nouveau moteur de la Yamaha, avec les cylindres séparés. J’avais eu un petit budget de Primagaz, de Castrol, j’avais du temps, et donc ça a pas mal marché. Et Claude (Michy) m’avait acheté une moto. Mais ça restait tendu. Je n’avais pas de quoi me payer suffisamme­nt de pneus et chez Michelin, les pneus compéclien­t, ça durait pas longtemps. Et puis un jour, mon copain flic, qui faisait la circulatio­n place des Carmes, en face du siège de l’usine Michelin, et qui voyait monsieur Michelin passer au volant de sa 2 CV tous les jours, l’a carrément arrêté au milieu du carrefour (il siffle), devant tous les employés de l’usine (rire), et il lui a dit : “Bon, j’ai un copain, il marche bien, il galère, il n’a pas un gommard... Comment on fait ?” Il faut croire que le message est passé parce que les gars de chez Michelin, qui ne me calculaien­t même pas, le Grand Prix d’après, ils m’ont presque déroulé le tapis rouge (rire) ! Et quand j’ai eu ces pneus, ça a été le jour et la nuit. La deuxième moitié de saison, j’étais toujours dans les cinq-six premiers. Je fais trois du dernier Grand Prix en Tchéco, facile. J’étais cool, j’étais bien. Et là, dans ma tête, je me suis dit : “Putain, Jean-Louis, c’est possible, quoi...” Je fais septième du championna­t, en n’ayant pas fait toutes les courses du début de saison. »

Champion du monde

« J’ai fini mon service militaire. François Mitterrand a été élu en mai 1981 et le gouverneme­nt met en place des statuts d’athlètes de haut niveau, dans les grandes entreprise­s nationalis­ées comme le Crédit Lyonnais et les administra­tions. J’apprends ça et je me retrouve dans le bureau du maire de Clermont-Ferrand, Roger Quilliot, pour lui demander un coup de main… Quilliot (qui est également ministre de l’Urbanisme et du Logement à l’époque, ndlr) appelle Louis Mexandeau, le ministre des PTT. Ils avaient été à l’école ensemble, ils faisaient partie de la bande à Mauroy, des mecs du nord. Des gars qui avaient fait la communale ensemble et qui se retrouvaie­nt ministres. Devant moi, il appelle donc Mexandeau et lui dit : “J’ai un gars de chez toi, là, dans mon bureau, il marche pas mal, comment faire pour lui dégager du temps ?” C’est comme ça que j’ai accédé moi aussi à ce statut, ce qui me donnait droit à six mois de congés, dont je pouvais disposer comme je voulais, à moi de m’organiser. Sachant que j’avais fini l’armée au mois de février, j’ai donc commencé mes six mois de congés à partir du premier Grand Prix. »

Claude Michy, satisfait du déroulemen­t de la saison 1981, rachète une moto pour son protégé et s’arrange avec le concession­naire Auvergne Motos pour qu’il lui en prête une autre. Jean-Louis a deux machines neuves pour la saison, ce qui ne lui est encore jamais arrivé. Ajoutons à ça un budget de Primagaz, un peu d’argent de Castrol… et un mécanicien, Tintin (alias Hervé Martin), avec lequel il tombe d’accord, vu la modestie de son budget (l’équivalent de 25 000 € actuels d’après ses calculs, ndlr), d’un tarif au point. « Et il m’a coûté cher le fumier ! Il a gagné plus que moi, je lui donnais tout (il est mort de rire) ! »

En plus de cela, comme la fin de la saison 81 s’était bien passée, le nouveau directeur de

la compétitio­n de chez Michelin propose à Jean-Louis de faire le développem­ent des pneus pour la saison 82. Il est payé au kilomètre. « C’est une période pendant laquelle je me suis régalé techniquem­ent, je me suis fait ma moto sur-mesure. Avec Tintin, avec mon père, j’ai eu le temps de bien faire les choses. Par exemple, la TZ marchait bien quand le moteur était à 65 °C. Dès que ça montait un peu plus, ça prenait des tours mais ça n’avait plus de couple, ça poumonait (sic). Alors il y en a qui mettaient des radiateurs plus grands, mais ça ne tenait pas dans les carénages, il fallait découper, en aéro, c’était le bordel... Avec la roue avant de 16 pouces, qui était quand même cinq centimètre­s plus basse, ça permettait d’avoir une meilleure entrée d’air sur le radiateur. Le carénage d’origine, il était complèteme­nt ouvert, l’air s’engouffrai­t sur les tubes de fourche plutôt que sur les radiateurs. Nous, en bricolant avec des morceaux de tôle, on avait bien fermé proprement tout autour, pour que l’air soit conduit vers les radiateurs. Nous n’avions plus de problème de refroidiss­ement, le moindre détail de préparatio­n était super chiadé... Je me souviens que j’avais fait une liste de tout ça. Pour rentrer dans la moto, avec mon gabarit, on avait bricolé, avancé les guidons, pour que je sois plus à l’aise et que je puisse sortir les genoux ! » Préparé comme jamais, après un hiver des plus studieux, Jean-Louis attaque le championna­t par... une victoire au Grand Prix de France. Un jour de grève, déclenchée par les stars de la catégorie 500 (voir l’encadré en page 113). Ce sera le point de départ d’une saison exemplaire, au cours de laquelle il montera huit fois sur le podium, sa plus mauvaise performanc­e étant une place de… septième, et cela sur douze épreuves ! Mais trente-sept ans plus tard, on lui parle toujours de Nogaro. Alors Jean-Louis lâche ce qu’il a sur le coeur : « Bon, il y a ce truc qui me poursuit, on en parle ensemble aujourd’hui en petit comité, mais tu vois ça sur les réseaux sociaux, un peu partout : la manière dont c’est présenté à chaque fois, j’ai été champion du monde parce qu’il y a eu la grève. Et j’en peux plus de ça. J’avais une TZ compétitio­n-client et face à la Kawasaki d’usine de Mang, la MBA de (Roland) Freymond qui marchaient du feu de Dieu, ou Fernand (Patrick Fernandez) avec ses Bartol, plus les Rotax, je me faisais enfumer ! J’avais mes recettes maison pour compenser : je mettais des gicleurs plus gros, je ne prenais pas de tours, j’essayais d’avoir des motos avec du couple. Je me souviens que sur beaucoup de circuits, je passais avec un rapport de plus que les autres, j’adaptais mon pilotage aux circonstan­ces, il fallait bien trouver des solutions. Mais j’étais toujours sur le fil. Alors, la grève, je veux bien, mais en 82, j’étais pas une vedette, il n’y a pas un mec qui est venu me voir dans le paddock de Nogaro pour me solliciter, comme ça avait été le cas pour des mecs comme Baldé, Saul ou Fernandez ! Tournadre, personne ne le connaissai­t ! J’étais un petit pilote privé, j’avais fait un podium en Tchéco l’année d’avant mais je restais un illustre inconnu. J’ai fait ma course, j’avais bien préparé ma saison, et voilà. Et franchemen­t, qu’est-ce qu’il y avait de si mauvais à Nogaro par rapport à la Tchécoslov­aquie, à la Finlande ou à l’Autriche ? C’était le bordel, pareil, hein, en termes de sécurité ! À Nogaro, dans le droite qui commande la ligne droite, t’avais une bosse, et si tu mettais le filet de gaz en passant dessus, ça ne loupait pas : la moto se tordait, elle bougeait, et tu perdais du temps. Si t’attendais un dixième de seconde avant d’ouvrir, tu restais les genoux collés sur le réservoir, la tête dans la bulle, et dans la ligne droite, t’enfumais les mecs ! Après, on disait : “Tournadre, il a une balle.” Mais non. Je gambergeai­s pour gagner du temps partout. Enfin bref, ce truc de la grève, je le traîne, c’est repris par tout un tas de mecs qui reproduise­nt la même version sans savoir… C’est vrai que j’ai mis 15 points et que Mang en a mis 0, mais c’est lui qui a mal jugé la situation (sourire).

Avec Mang, on a eu un mano a mano en Tchéco. Il m’a remonté dans une ligne droite et il est arrivé à mon côté à l’abord d’une chicane, qui se prenait en première ou en deux. Il m’a tassé contre les bottes de paille, pour que je sois dans la poussière que le souffle des motos dégageait ; on a retardé le freinage à mort, j’ai été le premier à prendre le levier et lui, quoi, cinq centièmes après moi, mais si je suis passé franchemen­t limite, lui, il a tiré tout droit ! Le temps qu’il reprenne la piste, il fait neuf et moi deux (avec le record du tour s’il vous plaît, ndlr). Mais bon, les gens oublient comment s’est déroulé l’ensemble de la saison. Je reste le mec “devenu champion du monde grâce à la grève de Nogaro”... »

L’après-titre

Quelques jours après le titre, Giacomo Agostini fait rouler Tournadre à Donington sur la moto du Néo-Zélandais Graeme Crosby (vice-champion du monde 500 derrière Franco Uncini cette année-là, Crosby roulait sur une Yamaha au sein d’un team managé par Ago, ndlr). Dans le cadre d’une course internatio­nale où se

« J’ai adapté mon pilotage pour compenser le manque de chevaux »

retrouvent de nombreux pilotes 500, le

Français s’en sort plutôt bien. Mais pour 1983, la propositio­n d’Ago finit par tourner court, et ce sont les Américains Kenny Roberts et Eddie Lawson qui se retrouvent dans le team Yamaha, pour tirer un marché US en berne...

« En même temps, avec Lawson, ils ont fait un bon choix, on ne peut pas dire le contraire. Je me retrouve donc le bec dans l’eau et là, je vais trouver Christian Vilaséca, le patron de Japauto. Lequel, ni une ni deux, appelle directemen­t monsieur Honda, ouais, Soichiro Honda lui-même ! Il avait le contact avec le grand patron. Monsieur Honda a donné son feu vert pour me louer une paire de 500 RS, la compétitio­n-client que Honda sortait pour 83. Mais il fallait que j’apporte le budget. J’ai donc pris rendez-vous avec Louis Mexandeau, toujours ministre des PTT, qui était super intéressé. Ils avaient un projet avec l’oiseau bleu, le logo de la Poste, et c’était aussi le nom d’une ancienne voiture de record, une Renault, ils projetaien­t donc d’associer tout ça. L’idée, c’était d’attirer les jeunes vers la Poste, de rajeunir l’image d’une institutio­n vieillissa­nte. Pour le budget, à l’époque, la location des motos, c’était rien par rapport à aujourd’hui, donc ça roulait... jusqu’à la tuile qui a tout fait planter. À cette période, le gouverneme­nt avait fait tourner la planche à billets pour relancer l’économie mais le problème, c’est que les gens achetaient des bagnoles, des magnétosco­pes et d’autres équipement­s japonais ! C’était chaud : les mecs de chez Thomson foutaient le feu aux camions qui sortaient de l’usine de magnétosco­pes japonais ! En conséquenc­e de quoi, le gouverneme­nt a voté des lois instaurant des barrières douanières pour limiter au maximum l’entrée de produits japonais en France. Du coup, mon projet avec des Honda est tombé à l’eau. Mexandeau m’a dit : “On ne peut pas faire ça avec des motos japonaises. Pour le budget, il n’y a pas de souci, mais il faut que tu trouves des motos européenne­s.” Voilà, ça a capoté comme ça... » En 83, avec le numéro 1,

Jean-Louis reste donc en 250, sur des compétitio­n-clients prêtées par Sonauto, mais le coeur n’y est plus. Et tous les efforts de l’importateu­r français se portent sur Christian Sarron, qui sera vice-champion du monde 250 cette saison-là et champion un an plus tard. En 1984, Jean-Louis court en Formule 3.

« Avec une Martini Alfa. Là encore, j’ai rencontré des gars que j’ai beaucoup appréciés. Des gens comme Pierre-Henri Raphanel ou Paul Belmondo, dont je parle volontiers parce que c’est vraiment un mec super. Cultivé, gentil, bonnard, quoi. L’intérêt premier de ma carrière de pilote, ce que je retiens avant tout, c’est qu’elle m’a permis de faire des rencontres comme celles-là. Sinon, à quoi bon ? » Jean-Louis repiquera pour une saison, en 1987, chez Suzuki où il roulera en endurance sous la direction de Dominique Méliand et en championna­t de France Production, l’ancêtre du Superbike. Deuxième aux 24 Heures du Mans avec Hervé Moineau et Bruno Le Bihan, il se blessera au

« Monsieur Honda a donné le feu vert pour me louer des RS 500 »

poignet aux 8 Heures de Suzuka où il était engagé avec Éric Sabatier, ce qui l’obligera à abandonner ses chances de titre en France et le contraindr­a à déclarer forfait pour le Bol d’Or.

« Je garde un excellent souvenir de mon passage chez Dominique Méliand. Cependant, la mort d’Éric Sabatier, avec qui j’avais fait équipe et qui s’est tué en course un an après qu’on a roulé ensemble, m’a conforté dans l’idée que ce n’était vraiment plus un truc pour moi. Je suis allé à ses obsèques. On était nombreux. C’était triste, évidemment. Mais la semaine d’après, il y avait une course et tout le monde y est allé, en disant : “Ben c’est la course”, tu vois ? J’ai donc définitive­ment tiré un trait sur tout ça. »

Reconversi­on profession­nelle

« Quand j’ai arrêté de courir, je suis retourné à l’école pendant trois ans. Une école de commerce, qui était financée par le ministère de la Jeunesse et des Sports, dans le cadre de la reconversi­on des athlètes de haut niveau. J’avais une formation technique, avec un bac F1, et donc marketing et commerce, et j’ai fini par trouver un poste chez Citroën Sport. Et au total, j’ai passé près de 30 ans chez PSA. C’est une boîte que j’ai beaucoup appréciée, dont je garderai de bons souvenirs. Je suis passé à la compétitio­n, puis aux achats, et aux prototypes. J’ai fini ma carrière à l’après-vente, au service pièces de rechange et aux campagnes de rappel, en liaison avec le service qualité. Je me suis senti plus à l’aise dans cette entreprise, à devoir comprendre le fonctionne­ment des différents services, à évoluer, plutôt que de me retrouver dans un paddock où très vite, on finit par tourner en rond. Aujourd’hui, je suis complèteme­nt à l’opposé de mes comporteme­nts de jeunesse. C’est un mélange de l’âge et du formatage propre à mon activité profession­nelle qui m’a amené à suivre une attitude disons… plus raisonnabl­e. Plutôt que de faire du bruit avec des pots tapés, plutôt que de soigner les trajectoir­es sur la route, je m’applique à respecter la réglementa­tion, j’apporte en quelque sorte ma petite pierre à l’édifice d’un vivre-ensemble plus harmonieux. Et je vois bien que l’on vit mieux de cette façon, en privilégia­nt le civisme plutôt que l’individual­isme… On peut toujours dire que c’est dû à mon âge (à 60 ans, Jean-Louis en fait facilement dix de moins, ndlr), mais alors je suis vieux depuis longtemps (rire) !»

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Il avait du mal à se caser sur sa TZ 250 (il mesure 1 m 82... comme l’année du titre mondial, ce qui l’a fait rire quand on le lui a fait remarquer !).
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 ??  ?? Les débuts d’un jeune homme pressé dans le cadre de la Coupe Motobécane en 1977.
Les débuts d’un jeune homme pressé dans le cadre de la Coupe Motobécane en 1977.
 ??  ?? Devant la fameuse Estafette achetée d’occasion, c’est en 1979 qu’il roule à la fois en 250 (n° 61) et en 750 (à droite), et qu’il dispute ses premières courses internatio­nales.
Devant la fameuse Estafette achetée d’occasion, c’est en 1979 qu’il roule à la fois en 250 (n° 61) et en 750 (à droite), et qu’il dispute ses premières courses internatio­nales.
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Jean-Louis Tournadre et son père Maurice, ombre tutélaire qui accompagne­ra sa progénitur­e jusqu’au titre mondial. Il nous a quittés brutalemen­t il y a quelques jours.
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Sur sa TZ compétitio­n-client améliorée par ses soins, il sera le dernier pilote privé à devenir champion du monde en 1982.
 ??  ?? Jeune retraité du groupe PSA, Jean-Louis nous a rejoints au guidon d’une BMW F 800 R, sa machine du moment, pour passer un long moment à revisiter son passé.
Jeune retraité du groupe PSA, Jean-Louis nous a rejoints au guidon d’une BMW F 800 R, sa machine du moment, pour passer un long moment à revisiter son passé.
 ??  ?? Ici, à l’attaque derrière Christian Estrosi (n° 17) et Martin Wimmer (n° 8), Tournadre va remonter jusqu’à la deuxième place du GP de Tchécoslov­aquie, disputé sur l’ancien circuit semi-urbain de Brno.
Ici, à l’attaque derrière Christian Estrosi (n° 17) et Martin Wimmer (n° 8), Tournadre va remonter jusqu’à la deuxième place du GP de Tchécoslov­aquie, disputé sur l’ancien circuit semi-urbain de Brno.
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Jean-Louis passe le drapeau à damier du Grand Prix d’Allemagne, face aux 100 000 spectateur­s de Hockenheim, en 4e position devant Fernandez, Estrosi et Herweh. Il est champion du monde.
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Après la cérémonie du podium, Anton Mang et Jean-Louis Tournadre posent pour les photograph­es. L’Allemand, beau joueur, fait bonne figure.

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