/ Interview
« Une marque, c’est vivant »
Éric de Seynes, patron de Yamaha Europe et désormais Senior Executive Manager au sein de l’entreprise japonaise, est résolument optimiste pour l’avenir du deux-roues motorisé, un outil clé de la mobilité individuelle à l’époque de la généralisation des grandes métropoles selon lui
Patron de Yamaha Europe, Éric de Seynes a été nommé il y a quelques mois à un poste encore plus stratégique au sein du groupe Yamaha. L’occasion d’aborder bien des sujets autour de la marque. Et de faire le point, en fin d’entretien, sur la situation liée au Covid-19. Éric, peux-tu revenir sur cette nomination ?
Mon job ne change pas, je reste président de l’Europe, je n’ai pas d’autres ambitions, il y a plein de choses à faire et c’est passionnant. Après, il se trouve que chez Yamaha, il y a différents statuts qui sont reconnus. Si tu es manager, tu peux mener ta carrière en tant que tel, mais tu peux aussi être remarqué et dans ce cas, devenir General manager ; dans ce cas, tu peux être appelé un jour à piloter une division ou une business Unit. Une fois General manager, tu peux devenir Division manager, tu pilotes alors par exemple le segment des vélos électriques, ou des quads, etc. Après, quand tu as passé tout ça, tu peux devenir Executive Officer, c’est-à-dire que tu as quasiment un mandat social, tu es en droit de représenter l’entreprise. Il y a 27 Executive Officers dans le monde, ils tous japonais à l’exception d’un Indonésien et de moi-même. Ensuite, dans un cercle plus restreint, il y a le président, le vice-président, deux Managing Directors, et 7 Senior Executive Officers. Je fais à présent partie de ces 7 Senior Executive Officers.
Qu’est-ce que cela change ?
On reconnaît en toi la capacité d’inspirer le groupe, quand tu es Executive Officer, tu représentes le groupe. Quand tu es Senior, tu inspires, c’est comme ça en tout cas que j’ai interprété cette nomination. La différence dans le fonctionnement, c’est que lorsque j’ai quelque chose à dire, j’appelle directement le président. Cette nomination, pour moi, c’est d’abord plus de liberté. La possibilité d’être plus réactif, plus agile, et encore plus utile pour faire avancer les projets et donc le groupe. Cette liberté, c’est ça qui m’importe, plus que les galons qui ne sont qu’une satisfaction éphémère.
Très bien, et si l’on fait un petit retour en arrière dans les récentes années passées, quels sont les produits que tu as appuyés ?
Depuis mon retour chez Yamaha en 2009, j’ai toujours été très présent sur le Product planning
(la planification des produits, ndlr) et si pour moi, l’exercice du Product planning est d’abord un exercice collectif entre tous les services, je pense avoir eu une influence forte sur toutes
les gammes MT-07, MT-09 et MT-10. Malgré les échecs commerciaux des MT-01 et MT-03, je faisais partie de ceux qui protégeaient le nom MT. Pour moi, ce nom n’était pas usurpé, il avait juste été mal utilisé. Mais l’idée d’avoir des motos qui sortaient des sentiers battus, des machines de caractère, avec du couple, ça collait avec le nom MT. J’étais par exemple farouchement contre la décision qui a été de sortir ces mêmes modèles aux USA sous l’appellation FZ, ça n’avait aucun sens.
Et au-delà des MT ?
J’ai beaucoup poussé pour les Tracer.
Je me souviens encore de la présentation de la TDM 850, j’avais découvert sur le terrain de jeu européen la légitimité de ces motos avec lesquelles tu peux tout faire. Je trouvais que cette veine TDM – qui est devenue Tracer – était très juste pour Yamaha et puis évidemment, la Ténéré... Je ne peux pas dire que c’est mon bébé... enfin si, quand même, c’est mon bébé ! Je me suis tellement impliqué... J’ai été celui qui, par deux fois, a fait décaler sa sortie parce que je trouvais que nous n’étions pas arrivés au stade de développement que je souhaitais pour cette moto. Après, pour les Xmax, Tmax qui sont de vrais produits européens, je n’influe pas sur le moteur ou la partie-cycle mais je les embête sur le design. Je les emmerde, même (rires). Sur la partie produit, j’interviens beaucoup, mais là où j’interviens encore plus, c’est sur la stratégie de la marque.
C’est-à-dire ?
Au Japon, le marketing n’est pas quelque chose de très connu, et parmi ceux qui siègent au board, beaucoup sont des ingénieurs, donc le marketing, c’est très loin pour eux. Nous avons mis en place un comité de marque que je pilote. Une marque, c’est vivant, tu ne dois pas la mettre sous cloche, elle doit être en phase avec ses clients. Tu dois être audacieux, mais aussi avoir des garde-fous. Tu ne pars pas sur un Dakar sans mettre de casque. Il y a l’histoire de Yamaha, par exemple, dans laquelle les Japonais n’ont pas spontanément l’idée de puiser. Le Japon me demande de les nourrir de tout ça. L’histoire, les logos, la philosophie des produits, etc.
Justement, quelle est la philosophie des produits Yamaha ?
Je la définirai en deux points. Le premier : une Yamaha ne meurt jamais. On ne parle pas là de la seule fiabilité mécanique que tu obtiens par rapport aux pièces retenues, mais aussi de l’équilibre général de la moto, son homogénéité, l’intégrité de la conception qui fait que ce sont des modèles pensés pour durer et traverser les années et les époques. La deuxième chose, c’est que le produit Yamaha doit aider son utilisateur à devenir meilleur.
Il doit l’accompagner et être capable de lui offrir le plus de plaisir possible. La mise en confiance est fondamentale. Ces deux aspects résument bien Yamaha. Et puis une marque doit être en phase avec la réalité sociétale, et la nôtre a une mission sociale à assumer.
Le travail autour de cette image de marque est-il bien compris par le Japon ?
De mieux en mieux, et ils me laissent faire. Prenons exemple sur la compétition : autrefois, la compétition pouvait être perçue comme un secteur où l’Europe dépensait l’argent du Japon mais à force d’échanges, ils ont compris que le fruit de nos engagements en compétition apportait un rayonnement international à l’entreprise. Quand on réalise nos programmes bLU cRU, ce n’est pas pour vendre plus de
PW 50 ou d’YZF 125 – tant mieux si ça aide –, mais pour moi, il s’agit d’un socle fort et d’un moyen d’alimenter la marque. Au début, je prêchais un peu dans le désert, aujourd’hui beaucoup moins, et surtout, désormais, on me laisse faire. Je crois qu’ils ont compris où je voulais en venir. Dans un groupe, ce qu’on déteste, c’est l’incertitude, parce que d’un seul coup, on considère que c’est de l’argent jeté par les fenêtres, mais quand tu sais expliquer la raison pour laquelle tu mènes ta politique sportive, les gens comprennent, et ça devient des investissements.
En parlant d’investissements, quelle est la position de Yamaha par rapport à nous autres, Européens ? Est-ce que leur projet consiste toujours à investir sur un marché à forte valeur ajoutée mais qui ne représente pas un gros volume, ou alors à se tourner davantage vers l’Asie et les marchés émergents ?
Il y a deux choses. La première, c’est que ça fait bien longtemps que les volumes de l’Europe sont dérisoires par rapport à ceux de l’Asie. La deuxième, c’est que je ne suis pas sûr qu’il y ait tellement de valeur ajoutée eu égard aux coûts de développement consentis pour produire tous ces modèles de grosse cylindrée. Oui, il y a une plus grande valeur, reste à voir si elle est ajoutée, parce que nos marges sont moindres en Europe qu’elles ne le sont en
Asie. Être fort sur les marchés européens, c’est se donner la chance d’être performant sur les marchés de volumes, avec le bon design, la bonne finition, la bonne inspiration. Je suis pour une plus grande synergie entre les différents marchés. Aujourd’hui, quand on lance un produit, notre business model est de l’amortir sur les deux premières années ; c’est au bout de trois ans que l’on commence à gagner de l’argent sur un produit. La rentabilité, on la construit sur le moyen et le long terme, à trois, cinq, neuf ans, d’où l’importance de proposer des produits de qualité, bien conçus, et qui durent. Mais ne perdons pas une chose de vue : c’est l’Europe qui inspire le monde entier.
C’est une bonne nouvelle...
Oui, l’Europe est une composante essentielle du futur de Yamaha. Bien sûr que nous sommes dans une révolution profonde, mais quand tu entends les politiques, quand tu vois ce qu’Anne Hidalgo (la maire de Paris), par exemple, essaye de mettre en place, avec des mesures annoncées pour la fin du thermique à 5 ans, puis 10 ans, tu comprends que ça part dans tous les sens. Et c’est là que tu as besoin que les marques soient solides, avec des personnes responsables, aptes à garder un cap raisonnable, ouvert mais raisonnable. Beaucoup de chimères ont cours à ce propos. J’encourage évidemment le groupe à travailler sur les moteurs à combustion, encore plus vertueux, et nous avons de vraies solutions à apporter, sur l’électrique aussi, comme les copains, même si l’électrique n’est pas LA solution. L’hybride pourrait en être une. Aujourd’hui, il faut être ouvert sur beaucoup de choses, et Yamaha diversifie ses recherches dans bien des domaines.
Par exemple ?
Nous investissons dans l’agriculture, le médical, et ce qu’on y apprend nous permet d’être plus performants dans nos métiers traditionnels. Yamaha est un acteur de la robotique industrielle ; nous intervenons dans différents secteurs, notamment la culture cellulaire, avec par exemple, la mise au point d’un microscope
permettant d’isoler 1 cellule parmi 1 milliard. À travers le secteur médical, tu apprends une technologie de précision qui, une fois ramenée à l’industrie mécanique, permet de créer des moteurs plus petits, avec moins de matière, moins de poids embarqué, plus de fiabilité, des moteurs qui consomment moins, etc. Voilà pourquoi nous osons investir dans ces domaines, pour que les enseignements servent à notre coeur d’activité qu’est la moto. Je pense que notre ouverture d’esprit sera notre grande force pour l’avenir.
Quel est l’avenir du deux-roues motorisé ?
Je fais partie de ceux qui voient un énorme avenir pour le deux-roues motorisé, il est déjà spectaculaire quand tu le regardes dans un spectre large, jusqu’au vélo électrique qui, pour moi, fait naturellement partie de notre univers. Notre monde continue de se concentrer autour de grandes métropoles, les enjeux de mobilité sont la base de la liberté individuelle, et on a bien vu en France, avec les Gilets jaunes entre autres, que toucher à ce point la liberté de déplacement ne passait pas. Augmenter le gasoil a mis le feu aux poudres.
« Je me fais matraquer parce que je suis mobile »,
ce n’est plus « je me fais matraquer parce que je suis un délinquant sur la route », c’est « je suis mobile et je continue à assumer une mobilité individuelle et pour ça, je me fais matraquer »,
ça, c’est insupportable. Dissocier la liberté de la mobilité est extrêmement grave.
Tu nous parlais tout à l’heure de la nécessité d’amortir le coup de développement d’un modèle dans les deux, trois ans qui suivent sa sortie. La tâche paraît compliquée pour le Nikken, non ?
La grande ambiguïté du Nikken, c’est ce qu’il est, et à ce titre, les chiffres sont à la hauteur de ce qu’on attend de lui. C’est-à-dire que le Nikken apporte un vrai plus en matière dynamique, de sécurité, de plaisir. Depuis deux ans, nous avons fait plus de 14 000 essais, et la note moyenne d’évaluation du véhicule est de 4,75 sur 5. Ceux qui l’ont essayé ont été convaincus. Mais quand on leur demande s’ils vont l’acheter, ils te répondent qu’ils n’ont pas envie de ressembler à quelqu’un qui roule en MP3... L’image du trois-roues qui s’est ancrée dans la tête des motards depuis dix ans est tellement négative que le Nikken peine commercialement. Mais c’est un concept qui sera décliné à l’avenir. Parce que je suis convaincu des attributs de cette moto, et sous prétexte d’image, ne pas le voir se développer est vraiment dommage. Je ne veux pas lâcher, non par obstination, mais parce que je suis convaincu de sa pertinence.
Pas de regrets de ne pas avoir opté pour les quelques centimètres de voies supplémentaires qui auraient pu l’autoriser aux permis B, et donc lui garantir un vrai succès commercial ?
Non, parce que tu touches à la responsabilité du constructeur, et le Nikken est trop performant pour le confier à des personnes n’ayant pas reçu de formations spécifiques. Peut-être qu’un jour, nous proposerons une version bridée avec un train plus large… Aujourd’hui, nous avons vendu 2000 Nikken, 2000 motards qui ont assumé de prendre le guidon d’un engin différent.
C’est courageux de prendre le temps de convaincre...
Dans une gamme, tu as des modèles que tu ne produis jamais assez et d’autres qui demandent plus de temps pour être acceptés, c’est ainsi.
La MT-07, elle, est un carton. Comment fait-on pour accompagner un modèle pareil dans la durée ? En utilisant cette plateforme pour en créer d’autres ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que tous les produits périphériques que nous avons sortis autour de la MT-07 n’ont jamais pénalisé ses ventes. C’est l’un des rares produits dans notre histoire où, quasiment chaque année, on vend plus de MT-07 que l’année d’avant. Parce qu’elle répond à un rapport qualités/prix/plaisir cohérent.
On ne doit pas réinventer la MT-07, elle doit continuer à évoluer mais avec raison gardée, car ce qui fait son succès, c’est tout ce qu’elle offre à un prix contenu. Si tu fais beaucoup de développement, tu es obligé de répercuter ce coût sur le prix final, donc tu risques d’impacter son succès. D’autant que répondre à Euro 5 a eu un coût. Nous devons rester vigilants, d’autant que la concurrence essaye chaque année de venir directement nous challenger.
Des noms, des noms !
Je pense que le prochain qui va essayer sera Honda, ils vont finir par en sortir une version équivalente. De toute façon, c’est leur stratégie : on fait le Xmax, ils sortent le Forza, on a le Tmax, et voilà qu’arrive le X-ADV... Ils continuent d’un côté à proposer des motos raisonnables, bien estampillées Honda, et de l’autre, des produits placés en frontal de Yamaha. Et ça fonctionne en partie. Maintenant, ça ne nous fera pas dévier de l’axe que l’on donne à la MT-07 : il n’y aura pas de révolution autour de notre modèle.
Il y a quelque temps, tu nous disais qu’à terme, il se pourrait que les hypersports (R1 et R6) ne soient plus homologuées ? Où en est-on ?
Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le marché de l’hypersport s’est considérablement amenuisé, mais on l’a réduit aussi, nous autres constructeurs, par les performances et les prix des motos... Faut-il protéger à tous crins l’homologation de nos sportives qui, pour l’essentiel, ne verront jamais la route et faire payer aux clients tous les coûts induits ? La R1 Euro 5 sera bien là, nous nous y étions engagés, mais à terme, je pense, en effet, que nos sportives R6 et R1 ne seront plus homologuées. Aujourd’hui, deux tiers de ces sportives se destinent uniquement au circuit. Demain encore plus. Pourquoi faire payer au client des coûts de développement d’homologation inutiles ? Tout n’est pas arrêté chez nous, mais la tendance va dans ce sens.
Parlons sport à présent : dans tes attributions, tu es également le boss de ce département ?
Au niveau Europe et monde, je suis le chef
du sport, excepté le MotoGP. Le berceau des fédérations est ici, la majorité des championnats du monde se sont développés en Europe, il est donc logique pour le Japon que j’aie la responsabilité de la compétition, d’autant que pour eux, la compétition a toujours servi aux ingénieurs pour faire évoluer les produits. La technologie ultime, c’est le MotoGP, et le Japon garde la main dessus. Dans les faits, nous avons beaucoup d’échanges avec
Lin Jarvis, le responsable du programme MotoGP. Nous avons une grande proximité, ce qui est un avantage, je crois, pour Yamaha.
Avoir Éric de Seynes à ce poste, c’est un avantage quand tu es pilote français ?
Je suis français et j’ai donc été naturellement proche des pilotes nationaux quand ils étaient juniors et qu’ils commençaient à grandir.
Je les ai forcément identifiés. Je suis convaincu que le sport reste une formidable locomotive pour le marché, notamment en France où nous sommes leaders depuis presque un quart de siècle. J’ai toujours oeuvré pour le sport en France. Que ce soit pour Lucas Mahias, Loris Baz... Loris est un pilote
Yamaha depuis ses débuts, comme
Adrien Van Beveren, deux pilotes sur lesquels Jean-Claude Olivier s’était investi personnellement. Et quand je peux faire perdurer l’oeuvre de JCO, je le fais. Je ne le fais pas à tout prix, mais si ça a du sens, c’est encore plus évident. Quant à Loris, je suis convaincu qu’il a le talent pour se battre avec Rea.
Je te donne quelques noms, et tu me donnes ton avis. Fabio Quartararo ?
C’est marrant, parce que j’ai déjà été spectateur des années espagnoles de Fabio, en Moto3, lors de compétitions qui ne concernaient pas encore Yamaha. Quand il est passé en Moto2, je lui ai proposé de lui fournir une moto d’entraînement, comme je l’avais fait pour Johann Zarco. Fabio a été très modeste, et on a fini par lui prêter une R6. Sur les GP, même si je n’avais pas de raisons particulières d’être présent sur les courses de Moto2, quand Fabio faisait une pole ou un podium, j’étais là pour l’encourager, parce que c’est important. En 2018, quand s’est posée la question du second pilote chez Petronas, on m’a demandé mon avis, et j’ai naturellement poussé pour sa candidature. Si je suis très honnête, je l’ai fait pour deux raisons. La première, c’est parce que par rapport à la liste des pilotes pressentis, je ne le voyais pas moins bien que les autres. Je leur ai dit : « Fabio n’a pas pu obtenir les résultats qui sont les siens sans avoir du talent. Et le talent, ça ne se perd pas. » Si on regarde bien, quand tu es seul avec une Speed Up face à des Kalex et des Sutter, tes résultats, tu ne les dois qu’à toi-même, donc ça c’est fort. À 19 ans, Fabio avait déjà connu le fait d’être encensé mais également descendu, il a pu croire un moment être arrivé et être contraint de repasser par le bas. Encaisser ça à cet âge-là, d’un point de vue humain, c’est fort. Son profil psychologique me plaisait. Et la deuxième raison, c’est qu’avoir un pilote français pour le marché français, eh bien... c’est juste parfait.
Après l’épisode raté Johann Zarco...
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la moto de Morbidelli, la Spec A, était la moto prévue initialement pour Johann Zarco. Je me suis battu comme un lion pour lui – et j’espère pas totalement comme un con... C’est pour ça que je n’ai jamais demandé ni à Johann, ni à Laurent (Fellon, le manager de Johann à l’époque, ndlr) à quelle date ils avaient signé chez KTM. Je ne veux même pas le savoir, parce que de mon côté, j’avais assuré à Johann une Yamaha Spec A, c’est-à-dire la moto juste en dessous de la Full Factory. Après cet épisode avorté, j’ai offert la possibilité à Fabio d’intégrer le team Petronas, en espérant bien qu’il batte Johann et sa KTM à la régulière, et qu’il montre que la Yamaha était a minima la meilleure moto pour promouvoir un pilote en MotoGP.
Mais Fabio est allé bien au-delà ! Pour les négociations entre le team Factory et Fabio, j’ai joué le rôle d’intermédiaire, et j’ai donné au Japon le contact d’Éric Mahé, son manager. Je connais Éric depuis des années, je le respecte ; d’abord, ça a été l’un de nos pilotes, et ce que j’ai toujours apprécié, c’est qu’on s’est souvent parlé de manière très libre. Je suis très content qu’un accord ait été trouvé entre les deux parties, parce que nous partageons de belles valeurs, fondées avant tout sur un vrai projet sportif.
Valentino Rossi ?
Valentino, ça reste une icône, c’est un superbe ambassadeur de la marque. Je reste un admirateur de Valentino, c’est une référence en termes d’implication, de travail, il n’y a pas un seul autre pilote capable de se donner autant de chances d’optimiser ses performances. Alors, bien sûr, on parle de son âge, mais moi, ce que je vois, c’est l’homme, ce qu’il est et les moyens qu’il mobilise. Chez Yamaha, j’étais de ceux qui défendaient l’idée de lui offrir un statut privilégié, mais pas nécessairement dans
le team Factory à tout prix. Le team Factory, c’est l’équipe pensée pour la performance ultime, et tu ne dois pas mélanger des idées iconiques exceptionnelles avec la recherche de performance. La performance, c’est la performance, l’image, c’est autre chose. Donc j’ai poussé pour garantir une moto full Factory à Valentino dans une structure indépendante, une façon de respecter l’homme en lui offrant le meilleur package sportif, tout en lui laissant la possibilité de décider quand il arrêtera.
Maverik Viñales ?
Pour lui, tout se joue vraiment dans la tête. Il faut qu’il arrive à enchaîner trois ou quatre courses au sommet, ça lui déverrouillera quelque chose qui le bloque et lui fait se poser trop de questions. Maverik a plein de qualités, il ne chute pas ou peu, respecte le matériel, a beaucoup progressé dans la mise au point... Au mental d’en faire de même, mental qui est la force d’un Marc Marquez.
En parlant de Marquez, justement ?
On ne peut être qu’admiratif de Marc Marquez ! Il a un talent incroyable, une confiance en lui qui lui permet d’accomplir des choses que les autres n’osent pas faire, un mental exceptionnel, y compris dans sa faculté de se remettre de situations qui semblaient perdues. Jusqu’au bout, il n’abdique pas et se dit qu’il peut se relever, même quand la situation semble désespérée. C’est un champion exceptionnel. Honda a de la chance de l’avoir, parce que pour les autres pilotes de la marque, ça semble bien moins évident. Il mérite tous ses titres, et j’espère que nous parviendrons à le battre à la régulière.
Et qu’as-tu pensé de ce Dakar 2020, compliqué à bien des égards ? Je sais que tu n’étais pas très heureux d’aller en Arabie saoudite...
Je dirais même que ça a été le cru le plus douloureux depuis que je porte ce programme. J’étais heureux que le Dakar revienne plus près de l’Europe, et près du continent africain finalement, mais je n’étais pas satisfait que l’épreuve se rende otage d’un pays, qui a quand même été remis en cause deux fois l’an passé par les Nations unies concernant le respect des droits de l’homme. Avoir une épreuve qui fait du bruit, qui pollue un peu, qui est risquée, et qui va, en plus, cautionner des États pour le moins discutables, ça fait beaucoup d’éléments compliqués à assumer. Pour nous, le Dakar était cette année une épreuve préparatoire au championnat du monde des rallyes plutôt qu’une fin en soi.
J’ai fait la demande auprès des organisateurs pour que le Dakar s’ouvre à d’autres pays, et qu’il ne devienne pas la caution d’un seul. Sportivement, pour Yamaha, ça a aussi été douloureux parce que nous avions accompli de réels progrès avec la structure mise en place par Marc Bourgeois. La moto était vraiment bien, et nos pilotes se sont préparés à fond. Quand tu perds tes deux pilotes de pointe dans les trois premiers jours, ça fait mal, et avant tout pour eux. Ce fut un Dakar douloureux.
Le programme n’est pas remis en cause, n’est-ce pas ?
Non, la moto a été développée pour plusieurs années, nous avons un contrat avec Monster pour trois ans, nous serons donc présents sur le championnat du monde des rallyes (depuis cette interview, nous avons appris qu’Andrew Short et Ross Branch venaient renforcer l’équipe Yamaha où apparaît toujours Van Beveren mais plus de Soultrait, ndlr).
Au fond, qu’est-ce qui te fait le plus vibrer : le produit ou le sport ?
C’est une question difficile... Ce qui me fait le plus vibrer, c’est l’intensité de la vie que j’ai la chance de mener. Je vibre autant quand on avance sur de nouvelles technologies que lorsqu’on est en comité Racing pour parler des courses du lendemain. Je n’ai pas une semaine identique à l’autre, c’est un tourbillon dans lequel je dois garder la tête froide, bien centrée, claire, et c’est cette recherche d’exigence qui me motive. Le seul truc qui m’intéresse, c’est d’essayer de mettre du sens et de la valeur dans mon travail. Le jour où j’aurais l’impression que je n’apporte pas ces éléments à l’entreprise, j’arrêterai. Je me suis toujours dit que j’avais la liberté de choisir, et que je ne resterai pas juste pour « occuper » un poste. Ce qui me plaît chez Yamaha, c’est d’avoir un job à responsabilités qui me permet d’influer dans beaucoup de domaines, tout en restant le plus proche possible des pratiquants et des clients, et d’avoir la chance de mettre en oeuvre ce qu’ils sont susceptibles de me dire. Ma première responsabilité, c’est de faire du bien aux gens, que ce soit dans l’entreprise ou pour nos clients. Je crois beaucoup à la valeur de la bienveillance, qui n’existe pas assez souvent dans le monde de l’entreprise. Pour moi, les chiffres, le profit, etc., c’est une façon de présenter l’histoire auprès des actionnaires – façon que je respecte –, mais ce n’est pas ce qui me fait me lever le matin. L’argent ne peut pas être le moteur de ton action, c’est une mauvaise motivation, il faut que ce soit un résultat. Certes, il faut respecter le résultat que ça génère, ne pas le négliger, mais ce n’est pas ça qui doit guider ta décision.
J’essaye de rester fidèle à cette philosophie-là.