Moto Revue

Jean-Bernard

- Par Christian Batteux. Photos Michel Picard et archives

La 44e édition du Bol d’Or, marquée en 1980 par une incroyable cascade d’incidents et d’abandons, restera pour toujours celle d’un extraordin­aire doublé de l’équipe Suzuki, vingt jours après la disparitio­n de son pilote et patron, Jean-Bernard Peyré.

Le 25 août 1980, Jean-Bernard Peyré, âgé de 27 ans, se tue accidentel­lement sur la route alors qu’avec l’équipe Suzuki, dont il est à la fois l’un des pilotes et le patron, il préparait la dernière course du championna­t du monde d’endurance. Ce drame sera la source d’une des histoires les plus bouleversa­ntes de cette discipline pourtant riche en aventures humaines et collective­s. Suivant la volonté de ses parents, l’équipe de Jean-Bernard va en effet engager deux motos pour rendre hommage au disparu, et signera à l’arrivée du Bol d’Or un doublé inattendu, émouvant, historique et, à vrai dire, quasi surnaturel. C’est le récit de cette épopée racontée par quatre de ses acteurs que nous vous invitons à suivre dans ces pages. Dominique Méliand, ami personnel de JeanBernar­d, mécanicien et déjà stratège de talent qui sera ensuite le patron de l’équipe, est accompagné ici de Jean-Marc Bonnay dit « Snoopy », qui était à l’époque mécanicien, et le seul employé à plein temps de cette petite écurie, de Michel Picard, ami proche de Peyré et de Méliand, chronométr­eur et photograph­e de l’équipe, et enfin de Pierre-Étienne Samin, qui allait gagner ce Bol d’Or avec Franck Gross, lequel remplaçait donc Peyré dans des circonstan­ces très difficiles.

1. La belle équipe

« Jean-Bernard avait créé une associatio­n Loi 1901 au sein de laquelle j’étais le seul salarié. Ça s’appelait Promoto. Il avait obtenu les Suzuki d’usine. Dominique Méliand était toujours employé au Gaz de France, et ne venait à l’atelier que lorsqu’il avait fini son boulot. Nous avions commencé à former une vraie bonne petite équipe. Avec Dominique et moi, il y avait aussi Bernard Martignac (futur troisième membre fondateur de l’écurie Tech3, ndlr), qui avait été le mécanicien de Franck Gross, avec les 500 Suzuki sponsorisé­es par Café GrandMère... Jusque-là, il n’y avait eu qu’une seule moto alignée en course, celle de Jean-Bernard, qui avait commencé la saison avec Fabien

Gibol ; ils avaient tout de même fait 2e aux 24 Heures du Mans mais malheureus­ement, Gibol n’avait pas le niveau en championna­t du monde et il avait été remplacé par un petit jeune que Jean-Bernard avait repéré lors du Grand Prix de France au Paul-Ricard : Pierre-Étienne Samin. C’est ensemble qu’ils avaient gagné les 1000 Km de Zeltweg, en Autriche, la première victoire de la Suzuki officielle. »

« En 1980, j’avais mon boulot de contremaît­re au Gaz de

France, je rentrais le soir pour aller à l’atelier de Jean-Bernard, j’en sortais à quasiment deux heures du matin. Je l’ai connu en 1973, je venais d’arrêter de courir avec mes Triumph. Il cherchait quelqu’un pour l’épauler, faire un peu de mécanique sur les circuits. On a fait quelques courses de 200 Miles mais l’endurance était notre principale activité dans la compétitio­n. On n’avait pas beaucoup de moyens mais on était conscienci­eux, on a progressé jusqu’à finir 2e du championna­t d’Europe d’endurance en

1978. Avec Nono, on avait plus une relation de frangins que de copains. J’étais toujours chez eux pour bosser, les parents étaient super cool, il y avait cette envie d’aller plus loin, c’est un peu tout ça qui nous a guidés avant que ça ne devienne plus sérieux avec les Suzuki. C’est donc l’année 1978 qui a été le tournant de notre carrière, si j’ose dire. Forts de ces résultats, on a postulé chez Suzuki. Ça a pas mal traîné avant que les Japonais nous donnent leur réponse, positive : neuf mois ! Alors, une fois que le feu vert a été donné, il a fallu aller très,

très vite. En gros, ça s’est démêlé pendant l’hiver 1979-1980 et il fallait être prêt pour les 24 Heures du Mans en avril. Les Japonais avaient déjà préparé la moto, qui n’avait plus rien à voir avec la série, surtout au niveau de la partie-cycle. Elle était entièremen­t repensée. Et à l’époque, c’était une super moto. On se classe 2e des 24 Heures du Mans, on gagne les 1000 Kilomètres de Zeltweg en Autriche, on fait de très belles places sur les autres épreuves du championna­t du monde, et aux 8 Heures de Suzuka, on finit 4e. Pour notre première venue sur cette épreuve, pour un équipage européen, c’était quelque chose de fabuleux. On sort de Suzuka en tête du championna­t du monde. »

« À l’époque, Dominique travaillai­t encore chez GDF et n’avait pas le rôle qu’il a endossé par la suite, c’était Snoopy qui était le principal mécanicien et d’ailleurs le seul salarié de l’équipe Promoto. Au début, l’importateu­r Suzuki, Pierre Bonnet, ne faisait pas grand-chose pour l’équipe, il disait que les motos ne lui rapportaie­nt rien, il importait les premiers stylos-feutres, Bell Pentel ça s’appelait, c’est avec ça qu’il gagnait de l’argent (rire) ! Parallèlem­ent au fait d’être pilote d’endurance, Jean-Bernard développai­t les pneus chez

Michelin, les huiles Labo et les bougies, chez Kvas. D’ailleurs, Kvas nous a suivis pour la saison 1980, c’était l’un des principaux partenaire­s de l’équipe. Mitsuo Itoh, le patron de la compétitio­n chez Suzuki à l’époque

– il est décédé l’année dernière –, nous aimait beaucoup. C’était une famille, un peu comme quand lui courait en Grands Prix dans les années 60. Itoh avait couru sous la direction du père du monsieur Suzuki actuel, qui à l’époque venait faire la cuisine à Charade au Grand Prix de France, ou ailleurs, c’est assez drôle quand on y repense (sourire). On avait recréé un peu la même atmosphère familiale, et quand il nous revoyait, c’était une relation toujours profonde… Les Japonais que l’on dit pudiques savent aussi sortir d’un cadre un peu rigide. »

« Jean-Bernard cherchait à remplacer Fabien Gibol, il était venu au Grand Prix de France, sur le circuit Paul-Ricard, pour prendre des contacts pour la suite de la saison sur la Suzuki en endurance. Jean-Bernard avait fait des chronos partiels, de l’entrée de Signes jusqu’au droite du Pont, en passant par le double droit du Beausset et le pif-paf. Et avec ma moto qui rendait 15 km/h en vitesse de pointe aux machines officielle­s,

la moto, une GS. Et moi, je me suis remis à bosser. Et puis, longtemps après, ça a sonné à la porte. L’atelier de Jean-Bernard était dans le jardin de ses parents, c’était une maison dans un petit hameau, à côté de Jouy-en-Josas. J’étais tout seul. Donc ça sonne à la porte. Je vais ouvrir, je me trouve face à deux policiers. “C’est bien ici que demeure Jean-Bernard

Peyré ?” Je réponds : “Oui, oui mais il est parti en course.” Et l’un des deux me dit, comme ça : “Il est décédé.” Les parents sont dans leur maison de campagne, Dominique n’est pas là non plus, on n’a pas de portables à l’époque et le seul que j’arrive à joindre, c’est Jean-Pierre Augé, le technicien de chez Abex, qui nous faisait les plaquettes de frein. C’est arrivé à la sortie de Vélizy, sur la route qui mène à l’autoroute A10. Il y avait des travaux qui avaient été mis en place, il fallait passer de l’autre côté, il y avait une chicane. Il a passé le gauche et en entrant dans le droite, il a accroché un rail qui avait été démonté, ça l’a déséquilib­ré, il est tombé et il est passé sous un camion. Il est mort sur le coup. Les parents sont remontés dans la nuit et la première chose qu’on a faite, c’est de les aider dans leurs démarches. Jusqu’à l’enterremen­t de Jean-Bernard. Quand ça a été terminé, sa mère, qu’on appelait “Maman Peyré” et qui était une maîtresse femme, s’est tournée vers nous et nous a dit : “Bon, les enfants, il y a deux motos, là, dans l’atelier, que les Japonais ont envoyées pour le Bol d’Or. Vous allez les préparer et participer à la course.” On a bafouillé quelque chose comme : “Mais Maman

Peyré...” Elle a dit : “Il n’y a pas de Maman Peyré. Nono serait là, on ferait le Bol d’Or. Vous avez deux motos, vous allez vous en occuper.”

Alors on s’est mis au travail. Et je ne te dis pas la tronche des gens qui venaient présenter leurs condoléanc­es aux parents...

Ils nous voyaient bosser dans l’atelier juste après l’enterremen­t : c’était surréalist­e. »

« La nouvelle de l’accident de Jean-Bernard, je ne sais plus qui me l’a annoncée tellement ça m’a secoué. On m’appelle donc au boulot et on me dit : “Ben, Nono vient d’avoir un accident. Il est mort.”

Nono, c’était comme un frangin. Sans lui, pour moi, la moto, c’était fini. Après l’enterremen­t de Nono, je fais comprendre à sa mère que nous allons ranger l’atelier, tout boucler et en rester là. C’est là qu’elle me dit : “Dominique, il faut faire le Bol d’Or, en mémoire de Nono.” Voilà. Le Bol, en gros, c’était quinze jours après. J’ai réfléchi deux minutes et puis j’ai eu cette idée à la con : “Maman Peyré, d’accord, mais on va mettre les deux motos au départ. Celle qui nous sert pour les courses et puis le mulet. Je vais trouver des pilotes, un peu de sous, des mécanicien­s et on va faire comme ça.” Heureuseme­nt qu’on avait une bande de copains qui nous épaulaient et nous donnaient un coup de main. Et avec deux motos, il a fallu gonfler le staff pour les interventi­ons mécaniques. Si cette bande n’avait pas été là, on n’aurait pas pu mener cette épopée du Bol d’Or. »

« Snoopy l’a pris en pleine bille. Ce jour-là, je n’étais pas avec eux. J’étais

avec donc Pierre-Étienne Samin associé à Franck Gross et Jean Monnin avec Gary Green. Je m’occupais de cette moto, Dominique se chargeait de celle de Samin et Gross. On lance les motos pour un tour d’installati­on, le pilote rentre aux stands, je mets la main sur le radiateur : froid ! Et au Ricard, ce n’est pas possible. J’appelle Dominique, je lui dis :

“Ma moto vient de rentrer, le radiateur d’huile est froid !” Il répond : “Rentre-la et mets-la sur le banc.” Sa moto s’arrête, il touche le radiateur : froid (rire) ! Bon, on met les motos sur leur banc, on démonte l’embrayage et là, on voit que la pompe à huile est posée dans le carter mais pas serrée... Ce qui n’aurait pas pu nous arriver avant puisqu’on avait l’habitude de tout démonter de A à Z mais cette fois, on n’avait pas eu le temps. Heureuseme­nt que l’huile, de la Kvas Maximal, était un super produit. On démonte et on ne change que quelques godets... On a eu beaucoup de chance. Mais d’entrée de jeu, ça nous met un coup. Et puis au warm up, je crois que c’est Jean Monnin qui tombe dans le double droit. Et me voilà parti en courant chercher ma moto, dont les cornets – il n’y avait pas de boîte à air à l’époque – étaient pleins de graviers. Je me suis dit : “Putain, ça part mal !” (rires) On a tout démonté, tout nettoyé, carbus compris, on a tout remis en état... et puis l’heure du départ de la course est arrivée. »

« En début de semaine, dès les premiers essais sur le Paul-Ricard, Samin a ruiné la moto, ça commençait mal. On a eu beaucoup de boulot pour tout remettre à neuf. Nous n’avions plus de mulet, puisque les deux motos étaient engagées en course, nous n’avions plus que des pièces pour reconditio­nner l’une ou l’autre des deux machines. Alors, pour la course, j’avais en tête une stratégie adaptée au fait qu’à ce moment de la saison, nous n’avions plus la meilleure moto (Honda et Kawasaki avaient sorti de nouveaux moteurs, plus puissants, ndlr).»

« Aux essais, j’avais fait le onzième ou le douzième temps. J’étais tombé dans le Beausset, j’avais pris une rafale de vent. J’avais le bras et le coude droit complèteme­nt épluchés. On m’avait mis des gazes et des pansements. Au niveau moteur, avec la grande ligne droite, on n’était pas dans le coup. En revanche, la moto était hyper fiable. C’était une bonne moto, bien préparée, comme Dominique et Snoopy savaient le faire... »

4. Le doublé

Le 44e Bol d’Or présente un plateau d’une densité rare. Aussi rare que décimé au fil des heures, comme on ne l’a pas souvent vu dans une course d’endurance de 24 heures. Le départ est donné à 15 h 00 le samedi 13 septembre 1980, Marc Fontan (Honda) et Hubert Rigal (Yamaha) s’échappent en tête.

À 15 h 08, la Kawasaki de l’Australien Gregg Hansford rentre au stand, moteur cassé (piston). Une autre Kawasaki officielle, celle de Richard Hubin et Christian Huguet, rentre elle aussi, Hubin est couvert d’huile envoyée par une moto qui a cassé devant lui. La piste devient glissante à cause de nombreuses casses mécaniques. Avant la fin de son premier relais, Christian

Léon, sur l’une des trois Honda officielle­s, doit rentrer, pneu arrière à plat. Un incident qualifié à l’époque d’« étrange » dans Moto Revue.

Les Suzuki pointent aux 10e et 15e places. Au cours de la deuxième heure, l’huile répandue sur la piste provoque les chutes de Jacques Luc, Jean-Claude Hogrel, Gilles Desheulles et Sadao Asami, qui ramène sa Yamaha 750 TZ officielle en poussant. À 16 h 20, abandon de RocheLafon­d (Yamaha officielle), embiellage cassé ; à 19 h 20, la Kawasaki officielle de Baldé-Terras abandonne, pour la même raison que celle de Hansford ; à peu près au même moment, abandons de Luc-Pernet après la chute du premier nommé, et de Oudin-Coudray (chaîne de transmissi­on primaire cassée sur leur SDVM). Léon et Chemarin sont retardés par une sortie d’échappemen­t baladeuse puis une chaîne cassée en début de soirée. À 21 h 20, Freddie Spencer, associé à Dave Aldana, rentre au stand définitive­ment, le moteur de sa Honda officielle out. À 23 h 20, la Japauto de Guy Bertin et Walter Villa s’ajoute à la liste après la chute de l’Italien. À minuit, Fontan et Moineau sont en tête devant Léon-Chemarin, lesquels devancent de sept tours... les Suzuki de Samin-Gross et Monnin-Green. Quarante minutes plus tard, chute de Moineau, qui s’arrête pour réparer ; Léon et Chemarin s’emparent de la première place. Fontan, en chasse après la réparation de leur Honda, chute à son tour, perd 24 minutes

“Si on accumule ce qui nous est arrivé avant de descendre, avant et depuis le début de la course, il se passe quelque chose de pas normal...” Dans la matinée de dimanche, on se retrouve en baston avec Huguet et Hubin, la dernière des Kawasaki officielle­s encore en course. Jusqu’au moment où, étant donné qu’on affichait des temps au tour plus rapides que les vrais chronos – on avait prévenu nos pilotes –, Huguet arrive et nous dit : “Bon les gars, vous allez trop vite pour nous, on va pas chercher la bagarre. C’est la course de Nono. On en reste là...” Alors, faire un et deux, dans ce contexte-là... Je ne crois en rien, hein, je suis athée “total” mais je me suis toujours dit : “Comment a-t-on pu passer au travers de tous les ennuis qu’ont eus les autres ?” On ne peut pas ne pas se poser la question. Mais on était investis d’une vraie mission. On devait le faire. Pour lui, pour ses parents qui nous ont demandé ce dernier geste. En plus, c’est la moto de Jean-Bernard qui gagne. Tu écris ça pour un scénario de film, les mecs se foutent de toi.

Mistuo Itoh était avec nous pendant toute la course. C’était la figure charismati­que, l’ancien pilote de Grands Prix devenu directeur de la compétitio­n. Avec nous, c’était un mec adorable, toujours souriant. Tu ne voyais pas beaucoup d’émotion chez lui.

Mais ce jour-là... Ah, c’est quelque chose d’immense qui nous a réunis après l’arrivée. »

« Durant ce Bol d’Or, bien sûr, nous avons profité des avaries des autres – mais ça, c’est la course, encore faut-il passer au travers –, et puis nous avions une tactique pour éviter de fatiguer les pilotes et les motos, tout en restant jamais trop loin des machines de tête. Ce qui fait qu’à un moment donné, hop ! On est passé devant. Et à cet instant, sauf erreur de notre part, il n’y avait plus rien pour nous empêcher d’aller au bout. Il ne faut pas oublier qu’on avait perdu notre pote. Cette course, c’était “en souvenir de”. Alors, je veux bien admettre que dans cette histoire, il y a, disons, comme un “mystère”... Mais le

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