Triple champion du monde d’endurance avec Suzuki, Étienne Masson a pourtant été écarté de l’équipe officielle pour 2021. Il nous explique pourquoi
Devenir champion du monde d’endurance EWC pour la troisième fois et se retrouver à pied, voici la situation ubuesque qu’est en train de vivre Étienne Masson... Explications avec l’intéressé.
Fin septembre, Étienne Masson est encore sur son nuage. Le Bressan vient d’obtenir son troisième titre mondial en endurance avec le SERT Suzuki, et en profite pour remercier, sur les réseaux, toutes les personnes qui ont rendu cet accomplissement possible. S’il ne le sait pas encore, dans l’ombre de ce succès, les grandes manoeuvres ont débuté. Dans les coulisses du nouveau SERT dirigé par Damien Saulnier, l’influence des Japonais de Yoshimura est en effet désormais très forte. L’enjeu ? Remodeler l’équipe de pilotes en place : « J’ai
appris la nouvelle le 17 octobre, se souvient le désormais ex-pilote Suzuki. Damien nous a dit, à Gregg (Black) et moi, qu’un choix serait fait entre nous deux pour laisser la place à un nouveau pilote, en l’occurrence Sylvain Guintoli. Il n’avait pas encore pris sa décision car il ne savait pas qui il voulait écarter. » Lorsque cette nouvelle lui tombe dessus, Étienne reste plutôt confiant, sûr de ses performances en piste et de la solidité de ses relations établies de longue date avec l’usine. « Je savais que les Japonais avaient envie que l’on poursuive notre collaboration qui s’était toujours bien déroulée jusque-là. Et j’avais eu le même son de cloche chez tous les intervenants du team. Dans tous les cas, avec Gregg, nous voulions que la décision soit prise rapidement pour que celui qui n’était pas retenu puisse s’activer sur le marché. Mais il a fallu des semaines avant que Damien ne m’appelle pour m’annoncer son choix de ne pas me conserver. Quand je lui ai demandé ses raisons, il m’a répondu : “Je ne sais pas quoi te dire, je n’ai pas d’arguments”. » Un coup de massue pour le pilote de Bourg-en-Bresse qui, s’il ne remet pas en question la décision de changer un élément de l’équipe, ne s’attendait pas à un tel revirement. « On savait bien que même si nous étions champions cette année, nous n’avions pas dominé la saison. Nous avons fait ce qu’il
fallait mais la seule course qu’on a gagnée, avec un peu de réussite, fut le Bol d’Or. Il nous a ensuite manqué des performances sur certains critères, donc cela ne me choquait pas que l’équipe essaye de modifier des choses. En plus, on ne me remplace pas par un pilote qui arrive du championnat de France. Guintoli a une énorme expérience et est très bien placé chez Suzuki, surtout après les résultats obtenus en MotoGP. Mais qu’ils m’écartent, j’ai un
peu plus de mal à le comprendre. » D’autant que jusque-là, Étienne dit n’avoir reçu que des éloges de la part de Damien Saulnier, son ancien patron au Junior Team, qui s’est ensuite beaucoup appuyé sur lui au moment de reprendre les rênes du team officiel Suzuki. « Toute la saison, Damien – dont c’était la première année à la tête du SERT – n’a fait que m’encenser. On a eu beaucoup de discussions tous les deux où il me disait voir en moi le futur leader de l’équipe, alors que de mon côté, j’ai toujours joué le collectif, et prôné le fait qu’aucun pilote ne devait être mis en avant. J’apportais une forme de “sérénité” dans l’équipe et les performances étaient là. Je n’ai commis aucune erreur en 3 ans de course, aucune... Je pensais que ça allait peser dans la balance. » Mais les performances ne semblent malheureusement plus être la seule qualité requise au moment de constituer un équipage. Discret et peu adepte de la communication à outrance sur les réseaux sociaux – contrairement à la plupart de ses adversaires –, Étienne paye sans doute aujourd’hui son manque d’appétence pour Facebook, Instagram & Co. « Je suis quelqu’un de réservé, qui ne va pas trop vers les gens, car je veux me concentrer à 100% sur mon job qui est de rouler le plus vite possible sur une moto de course sans faire d’erreurs. Gregg, par exemple, est quelqu’un qui a beaucoup moins de mal à communiquer, et je sais très bien que cela m’a porté un lourd préjudice dans cette histoire. Chez Suzuki France, on m’a expliqué que je ne faisais pas assez de communication. Je l’entends, mais je n’ai pas été engagé pour ça. Je sais que c’est devenu de plus en plus important, mais pour moi, le boulot que je faisais sur la moto compensait le fait que j’avais un peu plus de mal à communiquer. Malheureusement, on m’a dit textuellement : “La communication est plus importante que les performances sur la moto...” Ce n’est plus vraiment le métier
que je voulais faire. » Un métier qui accorde également beaucoup plus de place à la politique. Les anciennes méthodes de Dominique Méliand ont vécu, et l’arrivée de Yoshimura a sans doute terminé de sceller le destin de celui qui a bouclé sa huitième saison aux couleurs de Suzuki. « Je suis le plus ancien de l’équipe, mais avec l’ancienne équipe. Je m’entendais très bien avec tous ses membres, justement parce qu’ils fonctionnaient à l’ancienne et que le côté politique n’entrait pas du tout en ligne de compte. Quand on avait des choses à se dire, on se les disait en face. Nous étions toujours très francs les uns avec les autres et c’est ce qui a fonctionné sous l’ère Méliand. Je sais bien que Damien est plus ancré dans le contexte actuel, où il ne faut froisser personne. Malheureusement, c’est beaucoup moins constructif que ce que nous avions réussi à établir auparavant. Après, il faut l’accepter. Toutes les disciplines amenées à se professionnaliser comme l’endurance ont une part de politique qui prend de plus en plus de place. » D’autant que les profils de pilotes en provenance de la vitesse mondiale, aptes à attirer l’attention du téléspectateur même s’ils ne sont pas forcément plus performants que les piliers de la discipline, sont ceux qui ont à présent le vent en poupe. « Nous avons prouvé, nous, les pilotes d’endurance, que nous
« La communication est plus importante que les performances sur la moto »
étions capables de nous battre avec ceux venus de la vitesse mondiale comme Xavier (Siméon). Il a gagné en Moto2, roulé en MotoGP, et lorsqu’il est arrivé sur la moto, il était performant certes, mais pas meilleur que nous. Beaucoup de pilotes qui arrivent d’autres championnats sont par ailleurs plus enclins à faire des erreurs. Je ne parle pas que de chutes, mais aussi de mauvaises prises de décision. Notamment l’an passé lorsque les conditions météo ont été compliquées ; il a fallu faire les bons choix.
«Je suis arrivé trop tard sur le mercato d’intersaison»
Et c’est là que les pilotes d’endurance font la différence. » Étienne en est en tout cas persuadé : son éviction ne serait jamais advenue il y a encore 10 ans. « L’endurance attirait beaucoup moins de monde et passait pour “une voie de garage”. L’arrivée d’Eurosport Events a pas mal changé les choses. Moi, je n’ai jamais roulé en Mondial, ma plus grosse course de vitesse, c’est le championnat de France à Magny-Cours ! C’est sûr que ça claque moins qu’un Xavier Siméon qui vient des Grands Prix. Les gens ont forcément plus d’intérêt à suivre ce genre de personnes que nous. Mais depuis 6 ans que je suis au SERT, j’ai trois titres de champion du monde à mon actif. C’est dommage que l’histoire se termine de cette manière. »
Une rupture qui, par ailleurs, survient quelques semaines avant la naissance de son premier enfant. « Ça a été très compliqué pour moi de savourer la grossesse de Marine (sa femme, ndlr). Mes soucis professionnels me préoccupaient beaucoup, je cherchais des solutions, et je n’avais pas autant de temps pour m’occuper d’elle que je l’aurais souhaité. Mais l’arrivée de la petite te fait voir le monde différemment. Tout ce qu’on peut vivre en étant champion du monde et en gagnant des courses, ce n’est finalement pas grand-chose à côté de l’arrivée de ton enfant. » Le vainqueur des 24 Heures du Mans et double vainqueur du Bol d’Or garde tout de même de beaux souvenirs de son aventure au sein de la plus emblématique équipe du championnat.
« J’ai vécu énormément d’expériences, des choses de fou dont j’ai toujours rêvé, notamment mon premier titre. Mon plus beau souvenir, c’est lorsqu’on a reçu la nouvelle moto et que nous étions à l’usine, à Hamamatsu, au Japon. J’étais le seul pilote et on a testé la moto pour la première fois, sortie de caisse, sur le circuit de Ryuyo. Tu te sens chanceux de vivre ce genre des moments comme ça, ce sont des souvenirs gravés à jamais. »
Et pour s’en créer de nouveaux, le jeune papa n’a aujourd’hui que très peu d’options. « Je suis arrivé beaucoup trop tard sur le mercato d’intersaison, les équipes avaient déjà trop avancé dans leurs recrutements. Et puis quand tu te fais virer d’une équipe, tu perds en crédibilité, ce qui n’est pas le cas quand tu pars de ton plein gré. L’étiquette de pilote Suzuki pendant 6 ans me discrédite aussi un peu par rapport à un pilote qui a travaillé au sein de plusieurs équipes. Mais bon, j’y crois encore. Si j’étais sur la phase descendante, je passerais à autre chose. Mais là, je sais très bien que je peux encore apporter des choses à une équipe officielle : mon expérience et mes performances. Ça me ferait chier de raccrocher, mais s’il faut le faire, je le ferai. » ■