… de Habib Abdulrab Sarori sur le Yémen
De Habib Abdulrab Sarori sur le Yémen
En évoquant la guerre au Yémen dans votre roman, vous participez à la construction d’un récit sur votre pays. Où s’arrête la réalité ? Où commence la fiction ?
J’opère une distinction claire entre le théâtre social yéménite – la révolution de 2011 et avant –, qui reflète la réalité, et l’histoire entre le héros, Amran, et l’héroïne, Hâwiya. J’essaie de faire de la fiction à partir de l’histoire fictive du narrateur dans le théâtre de la réalité.
Le narrateur a vécu les deux premières décennies de sa vie au Yémen du Sud, marxiste-léniniste (1). C’était à l’époque une expérience unique dans le monde arabe, un pays qui se prenait pour le phare du socialisme. Les Yéménites vivaient alors une utopie, bercés par l’idée d’un monde social nouveau et égalitaire au sein duquel l’injustice céderait sa place à un sens plus humaniste. Pensant qu’il aurait toute la vie pour découvrir le socialisme, le narrateur choisit d’aller étudier en France pensant assister au crépuscule du capitalisme. Il revient cependant régulièrement dans son pays natal où il entretient une liaison avec Faten, celle qui, enfant, baignait elle aussi dans une culture marxiste-léniniste et qui, plus tard, endoctrinement des salafistes oblige, est devenue une redoutable prédicatrice islamiste sous le nom de Hâwiya. Comble des contradictions, son nom signifie « passion, gouffre » en arabe, représentatif de la démesure qui s’est emparée du pays.
Le roman montre cette dichotomie permanente, à l’image des contradictions multiples de la société yéménite. Ainsi, dans la lignée des « printemps arabes », les révolutions qui ont agité le Yémen, notamment les manifestations de mars 2011, ont apporté une formidable utopie qui laissait augurer la fin du régime patriarcal instauré par le président Ali Abdallah Saleh (1978-2012), contrôleur absolu du pouvoir, de l’armée, du budget… Tout cela s’est transformé en dystopie.
En choisissant le roman, et non l’essai, que souhaitez-vous transmettre/dénoncer ?
La littérature représente la meilleure clé pour donner une grille d’analyse et de décryptage du monde. Le roman offre beaucoup plus de liberté pour raconter l’intime, jongler avec le passé et l’avenir, ce que le récit, plus ou moins documentaire, ne permet pas. Dans une période historique et destructrice comme celle que vit de nos jours le Yémen, ce roman a notamment pour objectif de mettre en lumière la nature humaine dans ces cas extrêmes (marxisme/salafisme, liberté/endoctri-
Écrivain yéménite, professeur des universités à l’institut national des sciences appliquées (INSA) de Rouen.
Son dernier roman s’intitule La Fille de Souslov (Actes
Sud, 2017)
nement…) sous la férule des salafistes et des corrupteurs.
Cette envie de rénover le pays et les vies intimes passe aussi par le défi du langage, la création de nouvelles expressions et… l’humour. Cela constitue à la fois une révolte, un soulagement, une volonté d’interagir avec les gens et d’immortaliser leur histoire dans une vision humaniste progressiste qui permet de dépasser la souffrance individuelle pour l’inscrire dans une histoire plus globale du pays. Mon rôle d’intellectuel consiste à mettre le langage au service du peuple pour faire peur aux despotes et aux salafistes. Mon roman a pour objectif de démasquer et de dénoncer les salafistes dans ce qu’ils ont de plus destructeur pour l’individu et pour le Yémen qui, il y a encore plusieurs années, étaient beaucoup plus libres.
Vous alternez évocations du conservatisme (religieux et politique) avec une grande liberté sexuelle. Comment expliquez-vous cet écart ?
Au prétexte de la religion, l’hypocrisie des salafistes est totale. Ces derniers imposent une manière de vivre à l’extérieur qui est diamétralement opposée à l’intérieur des maisons ou de soi, ce qui aboutit à un comportement schizophrénique ; c’est ce dont je témoigne dans mon roman. Le grand écart que vivent les personnages vient de ce que tout doit être caché. Ainsi, au même titre qu’en physique, il existe une corrélation entre l’action et la réaction : plus l’action des salafistes est violente, plus la réaction en sens opposé, celle du peuple, est elle aussi très violente. Je suis parti de ce postulat qui défend que la nature a besoin d’équilibre et d’homéostasie pour dénoncer cet obscurantisme religieux et la dictature. Face aux violences étatiques et religieuses, deux solutions s’offrent alors : trouver le bonheur au paradis ou le vivre maintenant en cachette, quitte à prier ensuite pour s’absoudre de ses « péchés » dans une morale utilitaire du bonus/malus. Mes personnages choisissent l’amour pendant la révolution, vraie rébellion dans le noir. Ils représentent le miroir complexe des contradictions permanentes de la société yéménite actuelle. Avant la dictature d’ali Abdallah Saleh et l’arrivée des salafistes, la vie adénite tendait vers la modernité : les femmes portaient des vêtements de ville, travaillaient, occupaient des postes élevés ; on buvait de la bière et la ville de Saysaban permettait, à certains, de satisfaire ses désirs.
Le peuple yéménite fait face à ces dichotomies multiples : le Nord, conservateur et très religieux qui a envahi le Sud, anciennement communiste et plus ouvert ; la vie à l’extérieur, rythmée par le rigorisme salafiste versus la vie personnelle, qui s’équilibre avec des accommodements, y compris avec des liaisons extraconjugales ; le conservatisme versus la recherche de dialogues, d’aventures sexuelles… Comble de l’hypocrisie, Hâwiya s’adonnera aux plaisirs de la chair dans la plus stricte illégalité et avec une jouissance de l’interdit d’autant plus redoublée. Le chaos en appelant un autre, le Yémen doit vivre avec ces grands écarts perpétuels.
Quel sens donner à cette imbrication forte entre actualité violente et sensualité débordante dans le roman ?
Ces tensions permanentes illustrent, à différents niveaux, les hypocrisies de cette vie-là. Les personnages, représentation métaphorique des Yéménites, doivent se protéger de ces cercles répétitifs et étouffants de violence intime, familiale, tribale, régionale… Une des échappatoires possibles face aux censures, à la dictature, à la guerre – les deux héros n’y échappent pas – consiste donc à trouver aussi un dérivatif à travers la confrontation des idées (sur le salafisme, la laïcité, la
« La situation générale est catastrophique. […] Le pays est menacé d’une des pires crises de famine dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. »
vie quotidienne…) sur les réseaux sociaux, mais sous les masques des identités fictives, reproduisant par là même le modèle qu’ils prétendaient combattre ; hypocrisie supplémentaire dans cette guerre idéologique et spirituelle que livrent les salafistes et contre laquelle la population se bat d’autant plus qu’elle découvre, avec les réseaux sociaux, qu’il est possible de vivre dans un monde démocratique, sans guerre confessionnelle, sans conflit tribal…
Les révolutions des « printemps arabes », y compris au Yémen, ont ouvert des brèches spirituelles fortes au sein des populations, entre obscurantistes et progressistes (laïques). Cette imbrication (violence et sensualité) est le reflet des passions qui habitent les populations face aux frustrations accumulées depuis des années, à l’image de couches sédimentaires profondément enracinées et que les printemps arabes ont fait vaciller ou ont pulvérisées. Leur force et leur puissance viennent de ce qu’elles ont été contenues depuis longtemps sans échappatoire possible.
L’arrêt des bombardements de la coalition menée par l’arabie saoudite au Yémen depuis 2015 pourrait-il mettre fin à la guerre ?
Les racines du conflit yéménite proviennent de ce que, à la suite des manifestations de 2011, Ali Abdallah Saleh a difficilement accepté, en 2012, de quitter le pouvoir pour laisser sa place à Abd Rabbu Mansour Hadi. Finalement évincé, il s’est allié aux Houthis, soutenus par l’iran chiite, contre le nouveau président parti lui-même en 2015 et soutenu, quant à lui, par une coalition menée par l’arabie saoudite (Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Jordanie, Koweït, Maroc, Qatar) sans pouvoir être rétabli dans ses fonctions. Le Yémen subit donc une double agression : l’une, externe, celle de l’arabie saoudite et de sa coalition, et l’autre, interne, menée par l’alliance de Saleh avec les Houthis.
Le seul arrêt des bombardements ne mettrait pas fin à la guerre, car cette agression externe est venue répondre à la demande d’aide du président loyaliste Abd Rabbu Mansour Hadi pour faire face à l’agression interne qui ravage le pays. D’un conflit régional, la guerre au Yémen a pris des dimensions internationales que seule l’intervention d’un acteur d’envergure supranationale, L’ONU, peut stopper, tout en répondant aux vrais problèmes du pays : la question sudiste, l’établissement d’un État moderne répondant aux aspirations du printemps yéménite.