Par Olivier Roy
L’hérétique est à la mode. Il remplace même le juif ou le chrétien dans l’imprécation d’aujourd’hui. Cette résurgence est à la croisée de deux tendances lourdes. D’abord, c’est la montée des néofondamentalismes, qu’on englobe du côté sunnite sous le vocable de salafisme, et qui se manifeste chez les chiites par l’extension du modèle duodécimain iranien, lequel contribue à diviser le monde musulman en deux « camps » aux frontières bien définies sur le plan religieux.
Ensuite, c’est la polarisation politique entre axes chiite et sunnite, latente depuis la Révolution islamique en 1979 et ouverte depuis le conflit que l’iran et l’arabie saoudite se livrent par procuration de la Syrie au Yémen. Or cela touche tous les acteurs du champ : dans l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), la détestation de l’hérétique prend le pas sur celle du croisé ou du sioniste – Israël est d’ailleurs le plus souvent absent de la liste des ennemis majeurs de Daech. Mais ce petit jeu du takfir s’étend implicitement ailleurs à tout dissident. Si, aux yeux du gouvernement saoudien, le Qatar (pourtant wahhabite) est l’allié de l’iran, alors toute personne ayant des liens proches avec l’émirat devient à la fois un espion réel et un hérétique potentiel. Du coup, c’est la fin des tentatives de banalisation du chiisme qui avaient culminé avec la déclaration du grand imam d’al-azhar Mahmud Shaltut (1893-1963), reconnaissant en 1959 le chiisme comme une école juridique musulmane parmi d’autres. Même les pays du Maghreb s’inquiètent d’un activisme chiite plus ou moins fantasmé.
Cette dénonciation de l’hérétique fait passer l’ennemi extérieur au second rang : l’hérétique est bien plus dangereux que celui qui a une autre religion. La légitimation de conflits qui sont avant tout politiques et stratégiques par un discours religieux n’est donc pas sans conséquences. Pour les acteurs, Israël (et la question palestinienne) devient secondaire. Si l’iran et le Hezbollah, tout en s’attaquant d’abord aux sunnites arabes, maintiennent une rhétorique antiisraélienne, du côté des sunnites, on ne cache plus le fait d’être engagé dans une alliance stratégique de fait avec Israël : la dénégation n’est même plus de mise. Mais d’où vient l’hérétique ? On voit refleurir les théories complotistes sur la manipulation, voire la création, des « hérésies » par des puissances étrangères. Si la relation entre le Coran et les services secrets n’est pas évidente, celle entre les « hérétiques » et les agences de renseignement est souvent donnée comme telle par ceux qui se réclament d’une « orthodoxie ». Car comment comprendre l’hérésie sinon comme une falsification délibérée ayant pour objectif d’affaiblir la communauté des croyants ? Cela fait longtemps que, dans les milieux chiites et soufis, circule l’idée que le wahhabisme est une création de l’intelligence service.
Ce n’est pas une problématique particulièrement musulmane : l’inquisition espagnole (1478-1834) avait aussi ses « divins espions » pour traquer l’hérésie. Et l’idée que la CIA finance les missions évangéliques afin d’étendre l’influence américaine au détriment du catholicisme et de l’islam est aussi une idée reçue. C’est sans doute accorder trop de crédit aux services en tout genre, mais c’est aussi reconnaître que l’esprit, du bien comme du mal, souffle partout.