Éditorial
Le 2 novembre 2017, Recep Tayyip Erdogan a annoncé la prochaine fabrication d’une automobile intégralement réalisée en Turquie. S’ajoutant à la liste des grands projets du régime, celui-ci a une valeur symbolique particulière, car il fait écho au fiasco de la Devrim, prototype 100 % turc resté sans lendemain dans les années 1960. Ainsi, sans abdiquer les valeurs religieuses et conservatrices de la société, le président et leader du Parti de la justice et du développement (AKP) serait en train de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué, sublimant les desseins de modernisation des élites ottomanes et républicaines. Il a d’ailleurs rendu un hommage appuyé à Mustafa Kemal dit « Atatürk » (1881-1938) lors de la commémoration du 79e anniversaire de sa mort le 10 novembre 2017, en déclarant que sa mémoire n’était la propriété exclusive de personne.
Le triomphalisme qui prévaut depuis le coup d’état manqué de juillet 2016 cache pourtant mal de nombreuses zones d’ombre. La Turquie a du mal à retrouver le chemin de la croissance économique des années 2000. Elle est engagée dans deux guerres, l’une en Syrie, l’autre sur son propre territoire, dans les provinces kurdes du sud-est, où la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a repris. Sur le plan international, la politique étrangère d’ankara est devenue de moins en moins lisible, en s’éloignant des alliés occidentaux sans rompre définitivement avec eux, et en se rapprochant de la Russie et de l’iran, sans pouvoir conclure d’alliance stratégique alternative avec ces deux pays. Surtout, les rêves de grandeur de Recep Tayyip Erdogan se font au détriment de la démocratie, polarisant dangereusement la société turque. Lors du référendum constitutionnel d’avril 2017, près d’un électeur sur deux a voté contre le projet de présidentialisation autoritaire qui doit entrer en vigueur en 2019. En attendant, la peur devient un système de gouvernement pour neutraliser ceux qui osent le critiquer (journalistes, universitaires, défenseurs des Droits de l’homme…) et qui risquent au mieux le licenciement, au pire l’emprisonnement. La stabilité politique et économique pour les années à venir n’est donc pas acquise, si bien que le régime n’est pas invulnérable, bien au contraire.
Alors que les salles de cinéma turques ont découvert, en mars 2017,
Reis, de Hüdaverdi Yavuz, biopic hagiographique sur les débuts du chef de l’état en politique, on pourrait aussi rappeler aux cinéphiles un autre film turc, Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan, Palme d’or à Cannes en 2014. Dans un paysage enneigé d’anatolie, un petit garçon lance une pierre contre la voiture d’aydin, maître en son royaume grâce à sa fortune. Il ne supportait plus les humiliations de cet homme contre sa famille, des gens pauvres, isolés. Aydin se croit cultivé, honnête et juste. Dans un moment d’intimité, sa femme lui confie : « Mais parfois, tu utilises ces qualités pour étouffer les autres, les écraser, les humilier. » Toute ressemblance avec la réalité n’est que fortuite dans un pays où des élites différentes, certes, se succèdent, mais finissent par se ressembler.
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