… de Nikolaos van Dam sur le régime de Bachar al-assad
de Nikolaos van Dam sur le régime de Bachar al-assad
Ancien ambassadeur des Pays-bas en Irak, Égypte, Turquie, Allemagne et Indonésie, ancien envoyé spécial de son pays en Syrie (2015-2016) ; auteur
de The Struggle for Power in Syria: Politics and Society under Asad and the Ba’th Party (I.B. Tauris, 2011) et de Destroying a Nation: The Civil War in Syria (I.B. Tauris, 2017)
Selon vous, la guerre en Syrie était inévitable. Pourquoi ?
Depuis 1970 et l’arrivée du clan Al-assad au pouvoir, la Syrie n’était dominée que par une seule faction militaire toutepuissante, dotée d’un appareil de sécurité fiable et efficace, notamment en matière de répression. Cela a abouti à une longue période de stabilité politique, sans précédent depuis l’indépendance (1946). Cependant, cette continuité s’est caractérisée par l’absence de toute réforme ou de changement substantiel dans la composition de l’élite politique et militaire pendant plusieurs décennies. Cela a jeté un voile d’ombre sur le futur et a accru le risque d’une perturbation du régime, une fois que ses dirigeants civils et militaires de longue date auraient disparu. Cette relative stabilité s’est brusquement interrompue avec le début de la révolution en mars 2011.
Tout scénario menant au renversement de l’élite, principalement alaouite – confession du clan Al-assad –, ne peut être envisagé sans une explosion de violence extrême. Alors que les origines sectaires, régionales, familiales ou tribales communes des principaux dirigeants baasistes avaient été la clé de la pérennité et de la force du régime, l’origine alaouite de nombre d’entre eux constituait également l’une de ses principales faiblesses. Ce facteur semblait entraver une transition pacifique de la dictature vers un régime plus « représentatif ». De plus, tant que la domination de la minorité alaouite devait continuer, l’opposition sunnite restait un danger potentiel pour le régime. Aussi, il n’était pas difficile de prédire que toute tentative visant à opérer un changement de régime en Syrie serait violente et sanglante. Après tout, le système n’a jamais toléré une opposition réelle ; les opposants sérieux étaient enlevés, emprisonnés ou assassinés. Il s’agissait d’assurer les intérêts du pouvoir en place, alors que l’alternative aurait été l’éradication sanglante du régime baasiste dictatorial et de ses principaux partisans, en particulier ceux qui avaient du sang sur les mains – et ils étaient nombreux –, tant dans les forces armées qu’au sein des services de sécurité. De plus, il y avait une menace potentielle pour la communauté alaouite, car elle était assimilée au régime, même si de nombreux alaouites n’étaient pas favorables au Baas. La dictature s’est exercée sur tous les groupes de la population et dans tout le pays.
Pourtant, de nombreux politiciens étrangers s’attendaient naïvement à ce que le président Bachar al-assad (depuis 2000) démissionne volontairement pour des raisons éthiques. Et ce, après les nombreuses atrocités commises pour réprimer toute opposition, y compris les manifestations pacifiques de 2011. Mais les choses ont pris une tournure différente ; les dictateurs ne suivent pas les règles de la responsabilité démocratique.
L’opposition syrienne ainsi que de nombreux pays étrangers ont exigé qu’al-assad ne soit plus président, qu’il ne puisse jouer aucun rôle dans la « période de transition » et qu’il soit traduit en justice. Mais ces demandes constituaient une sorte de garantie pour que des négociations sérieuses avec le régime n’aient pas lieu, car ce dernier n’allait pas signer sa propre mort. Quelle dictature a-t-elle été disposée à partir volontairement, sachant à l’avance que ses dirigeants seraient emprisonnés et éventuellement exécutés ?
Comment expliquez-vous l’effondrement de la soi-disant opposition laïque démocratique et la montée des groupes militaires islamistes et djihadistes au début de la guerre ?
Les tendances islamiques étaient déjà présentes en Syrie avant 2011, notamment avec les Frères musulmans. Il y a eu des confrontations sanglantes entre le régime et les opposants islamistes dans les années 1960, 1970 et 1980. La plus connue est le massacre de Hama, en février 1982, avec ses dizaines de milliers de victimes. Cet événement a été un point culminant de la polarisation sectaire et de la confrontation, qui a commencé par une série d’assassinats d’alaouites – liés ou non au régime – par une branche militaire des Frères musulmans. Ils ont, à leur tour, considéré que le régime les avait provoqués en utilisant les assassinats comme la « seule voie de communication ». La répression sévère des Frères depuis 1980 n’a toutefois pas signifié la disparition des mouvements islamistes. La répression à Hama – et ailleurs – a semé les germes de futures querelles et vengeances, et il a fallu près de trente ans pour que ce conflit revienne à l’esprit, avec le début de la révolution. Les groupes d’opposition participant au soulèvement de 2011 étaient loin d’être homogènes. Cela aurait été anormal s’ils l’avaient été, car il y a tellement de courants politiques qui sont alors apparus ! Ce qu’ils avaient en commun, c’était qu’ils voulaient se débarrasser du régime, d’une manière ou d’une autre. Le fait que de nombreuses manifestations aient été pacifiques au départ ne signifiait pas qu’aucun autre mouvement ne voulait violemment abattre le système, en particulier les radicaux islamistes. Ils étaient les mieux organisés et commencèrent graduellement à dominer militairement la révolution. Au début, les demandes des manifestants étaient plutôt modestes, car ils réclamaient justice, dignité et liberté. Puis, après que le régime eut commencé à réprimer violemment les premiers rassemblements, les revendications sont devenues plus
« Toute tentative visant à opérer un changement de régime en Syrie devait être violente et sanglante. » La répression du régime est implacable, bombardant par exemple Douma, près de Damas, le 25 janvier 2017, tandis que des réfugiés commémorent, en 2012 à Amman, les 30 ans du massacre de Hama. Des hommes séquestrés par Daech sont libérés le 29 octobre 2017.
agressives avec des slogans comme « Le peuple veut renverser le régime » ou « Le peuple veut l’exécution du président ». Même si les manifestations étaient principalement pacifiques, leurs objectifs étaient devenus violents et de tels slogans auraient également été interdits dans les démocraties occidentales et les pays arabes qui soutenaient les groupes d’opposition et avaient commencé à les armer. Le courant islamique en Syrie s’est renforcé pendant la guerre, et la laïcité est devenue moins populaire.
Bachar al-assad a la ferme intention de gagner, quels qu’en soient les coûts. Et plus ils sont élevés, plus la volonté de continuer la lutte est forte, ne serait-ce que pour empêcher que toutes les victimes soient mortes en vain. Cela s’applique à la fois au régime et à l’opposition. Le slogan du pouvoir « C’est soit Al-assad, soit nous allons brûler le pays » a été mis en pratique dans les limites les plus extrêmes. Il en a résulté une bataille pour la vie ou la mort, avec presque aucune place pour le compromis.
Quelles sont les différences entre les pourparlers de Genève et ceux d’astana ? L’envoyé spécial de L’ONU, Staffan de Mistura, est-il plus à même de conduire le processus de négociation que ses prédécesseurs ?
Les pourparlers d’astana, présidés par la Russie, l’iran et la Turquie, concernent en premier lieu les affaires militaires et visent à obtenir des cessez-le-feu et à réduire la violence. Un accord est ici essentiel pour parvenir à un règlement politique, objet des négociations de Genève. Les processus d’astana et de Genève pourraient tous deux être considérés comme complémentaires. Les réunions d’astana pourraient contribuer à relancer le processus politique facilité par les Nations unies.
Un élément particulier des pourparlers d’astana est que certains des principaux partisans militaires du régime et de l’opposition y participent, alors que les États-unis ne sont présents qu’en tant qu’observateurs. La Turquie joue également un rôle spécial à Astana, en raison de son contrôle sur l’approvisionnement militaire des groupes d’opposition armés à travers la frontière turco-syrienne. La position d’ankara a radicalement changé en 2017 : à l’origine, la Turquie était active dans le soutien des groupes d’opposition militaires pour renverser le régime syrien, mais, depuis que les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) ont commencé à gagner du terrain dans la zone frontalière, ses priorités ont changé. La Turquie veut empêcher toute possibilité d’une région autonome kurde à ses frontières. Les relations américano-turques ont été rendues compliquées par le fait que les États-unis ont soutenu le PYD dans sa lutte contre l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech).
Les trois envoyés spéciaux pour la Syrie – Kofi Annan (2012), Lakhdar Brahimi (2012-2014) et Staffan de Mistura (depuis 2014) – ont d’excellentes capacités et une vaste expérience internationale pour aider à gérer le processus politique syrien. Cependant, pour obtenir des résultats substantiels, ils dépendent entièrement de la volonté politique des parties concernées. Et ils n’ont pas été en mesure de les forcer à participer. Staffan de Mistura a fait preuve d’un haut degré de patience, de persévérance et d’inventivité pour poursuivre les efforts d’une mission que son prédécesseur avait qualifiée d’impossible.
Le régime Al-assad peut-il retrouver une légitimité ?
Cela dépend à qui vous le demandez. Ses partisans diront qu’il ne l’a jamais perdue, alors que ses adversaires répondront qu’il n’en a plus aucune depuis des années. Ce dernier point de vue s’applique également aux nombreux États occidentaux et arabes qui souhaitaient un changement de régime. L’accord conclu par la Russie et les États-unis en septembre 2013, pour que l’arsenal d’armes chimiques du régime syrien soit supprimé à la mi-2014, signifiait que les États-unis et les autres pays qui avaient affirmé qu’al-assad avait perdu sa légitimité soutenaient de fait le contraire, du moins pendant la période concernée.
Les pays qui veulent faire des affaires avec le régime ne peuvent pas continuer à le considérer comme illégitime, mais cela peut prendre du temps. Pour la majorité de la communauté internationale, le régime ne devrait jamais retrouver sa légitimité, à cause des nombreuses atrocités commises en Syrie sous son règne depuis la révolution syrienne de 2011. Mais il ne faut jamais dire jamais : les choses peuvent changer.
Qu’en est-il des divisions au sein même du régime ? Et quel rôle le parti Baas joue-t-il à présent ?
Je ne suis pas au courant de divisions visibles au sein du régime syrien, bien qu’il y ait beaucoup de critiques internes tacites sur la façon dont il gère la révolution depuis 2011. Comme toute dissidence a été sévèrement punie – plusieurs membres éminents du régime sont morts dans des circonstances suspectes –, personne n’est prêt à critiquer ouvertement sa politique, par crainte de graves répercussions.
Quant au Baas, c’est une organisation dotée d’un vaste réseau implanté partout en Syrie, entièrement inféodé au régime, et, en tant que tel, il joue un rôle qui ne doit pas être négligé. Rappelons d’ailleurs que Bachar al-assad est son secrétaire général. Toute atteinte à la loyauté est punie. Depuis la prise de contrôle de Hafez al-assad en 1970, le Baas n’a plus joué de rôle indépendant, comme ce fut le cas entre 1963 et 1970.
Quel est le poids des forces d’opposition laïques internes ?
Les forces de l’opposition laïque opérant à l’intérieur de la Syrie, comme le Comité national de coordination pour le changement démocratique, ont fonctionné dans des circonstances extrêmement difficiles. Elles étaient accusées par les partis d’opposition opérant depuis l’extérieur d’être proches du régime, mais beaucoup de responsables de l’opposition restés en Syrie avaient également souffert de l’emprisonnement, de la répression, et il était évidemment beaucoup plus facile de critiquer le régime de l’extérieur du pays que de l’intérieur. Jusqu’à présent, les forces de l’opposition en Syrie n’ont pas été en mesure d’infléchir la position du régime. Certaines ont participé aux conférences de l’opposition à Riyad et sous les auspices du Conseil supérieur des négociations (à partir de 2015). D’autres organisations, comme
Qamh, lancée par Haytham Manna, ont refusé de coopérer dans le cadre de cet événement en Arabie saoudite, et ont tenu leurs propres réunions en Syrie, bien que hors de la zone contrôlée par Damas. Des efforts ont également été déployés pour rassembler diverses plates-formes d’opposition à l’étranger, notamment au Caire et à Moscou. Une unification renforcerait la légitimité de l’opposition en général, mais ne signifierait pas nécessairement que sa position vis-à-vis du régime serait beaucoup plus forte, car le facteur militaire est plus décisif. Quoi qu’il en soit, Damas n’a conclu d’accord ou de compromis avec aucun des groupes d’opposition syriens, ni dans le pays, ni en dehors, comme la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution syrienne.
Quelle est la situation au sein de la communauté alaouite ?
Elle est plutôt précaire. Comme le reste de la population syrienne, la communauté alaouite a énormément souffert de la guerre, la mortalité étant notamment élevée au sein de l’armée pendant les combats. Du reste, les régions à majorité alaouite de Lattaquié et de Tartous sont sûres et n’ont pas souffert autant que d’autres, car le régime n’a cessé d’y exercer son contrôle. Ce qui a incité de nombreuses personnes d’autres régions (y compris de nombreux sunnites) à y trouver refuge.
Les forces les plus puissantes et les plus sûres du régime étant principalement d’origine alaouite, elles se battent dans des zones frontales sensibles et ont donc subi des pertes d’une ampleur disproportionnée. Cela ne signifie pas, cependant, que les sunnites arabes syriens qui servent dans l’armée régulière n’ont pas souffert autant, étant donné que l’armée de conscrits a une majorité sunnite, tout comme la société syrienne dont elle est le reflet. Le fait que tant de funérailles d’alaouites aient
eu lieu dans la région à prédominance alaouite a eu un impact social profond, également dans l’attitude et les sentiments de la communauté envers le régime, mais la critique ouverte est évitée, de peur de graves répercussions. Et les alaouites, en général, se sont sentis obligés de soutenir le régime, par crainte de réprimandes graves qui pourraient s’ensuivre si ce dernier perdait la guerre. Cela ne signifie pas qu’ils l’aiment. C’est plutôt une position de choix pragmatique par manque d’alternative attrayante.
Quels sont les scénarios d’avenir ?
Ils ne sont pas si nombreux. Option 1 : la guerre continue pour une durée indéterminée, avec son cortège de morts et de destructions. Option 2 : le régime gagne et poursuit sa dictature et sa répression. Ici, tout dépend si les pays qui ont soutenu l’opposition acceptent ou non une telle situation, et s’ils poursuivent leur soutien en vue d’un changement de régime. Cela n’est pas si sûr. Option 3 : les groupes d’opposition gagnent, avec la possibilité d’une dictature islamiste. Cela dépend en grande partie de savoir si les principaux alliés du régime sont prêts à permettre que cela se produise. Les développements sur le terrain indiquent que les militaires de l’opposition sont plutôt en train de perdre que de gagner. Cela n’exclut pas la possibilité qu’ils puissent par la suite mener des attaques de représailles contre le régime. Option 4 : une combinaison par laquelle le pays est (temporairement ou non) divisé en plusieurs zones où dominent des factions différentes, plus ou moins autoritaires. Les Kurdes du PYD veulent leur propre région autonome dans le nord, mais la question reste de savoir si les Étatsunis continueront à les soutenir une fois que L’EI aura été vaincu. Option 5 : un compromis politique, qui semble préférable à tous les cas précédents.
Un régime de « transition » de partage du pouvoir entre les parties – même si celles-ci rejettent l’idée – est-il envisageable ?
Pour que le moindre début de solution politique soit possible, le régime aurait dû être prêt à faire une sorte de compromis, mais il n’y a eu aucun signe positif, pas même le moindre indice à Genève. Jusqu’à présent, aucune des deux parties n’a fait montre de volonté de faire des concessions substantielles. Les principaux groupes d’opposition ont insisté à maintes reprises sur le fait qu’il est inacceptable pour eux de partager le pouvoir avec Bachar al-assad et ses principaux partisans, ayant du sang sur les mains. Par conséquent, un compromis dans lequel le régime syrien conserverait la plus grande partie de ses pouvoirs semble être inacceptable pour eux. Pour l’opposition, le compromis consiste à accepter, dans l’organe de gouvernement de transition, des membres du régime n’ayant pas de sang sur les mains. Selon elle, un tel organe directeur de transition devrait exclure le noyau dur du régime syrien, ce qui est refusé par Damas. Pour ce dernier, le compromis consiste à inclure certains membres de l’opposition dans un « gouvernement d’unité nationale », sans leur conférer de pouvoirs qui pourraient menacer la position du régime. Tant que Bachar al-assad est au pouvoir, il est le principal décideur du côté du régime, en ce qui concerne les négociations. L’opposition n’arrête pas de dire que son objectif est de parvenir à la chute du président, et qu’elle veut le faire comparaître devant la justice, devant la Cour pénale internationale. Cette demande explicite a rendu impossible la tenue de véritables négociations. Mais, même si les groupes d’opposition acceptaient finalement la possibilité que Bachar al-assad reste au pouvoir pendant la période de transition et plus tard, cela ne signifierait pas que le régime syrien accepterait de partager des pouvoirs substantiels avec les forces d’opposition qui ont essayé de le renverser. Diverses personnalités en exil qui ont voulu rentrer, refaisant d’une certaine manière « allégeance » au régime, se sont vu refuser l’entrée dans le pays et la réconciliation a été rejetée. Il semble n’y avoir aucun compromis en vue.