Sociologie des pratiques religieuses : « La laïcité disparaît, mais la sécularisation fait son chemin »
Sociologue ; enseignant-chercheur à l’université Sehir d’istanbul
Avec la naissance de la république en 1923, la disparition du califat en 1924 et la suppression de l’islam comme religion d’état en 1928, celle-ci est-elle devenue une affaire privée ? La Turquie a-t-elle connu un processus de sécularisation, marginalisant le religieux ? Comment définissez-vous la laïcité « à la turque » qui a prévalu jusqu’à l’avènement du Parti de la justice et du développement (AKP ; islamiste) en 2002 ?
Les politiques de sécularisation suivies par les élites fondatrices ont eu deux conséquences. La première a accentué la sécularisation de la société, marginalisant le religieux, ou plutôt le poussant vers un communautarisme périphérique. Par le biais de ces politiques, une modernisation déjà entamée à la fin de l’empire ottoman (1299-1923) a marqué l’espace public ; le visage de la Turquie contemporaine s’est dessiné comme moderne, s’incarnant dans une image occidentale. Cependant, et c’est la seconde conséquence, le religieux poussé aux marges de la représentation nationale a suivi un chemin inattendu. En effet, toute la machinerie autoritaire – plus laïciste que séculière –, mise en place pour éduquer le peuple dans sa nouvelle orientation, a aussi créé une réaction parfois violente, souvent dissimulée sous une apparence « nécessaire », conforme au discours républicain. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’agissait que d’une affaire de taqiyya (négation de la foi sous la contrainte afin d’éviter la persécution), mais plutôt d’une « résistance » composée à partir de tactiques et de pratiques anciennes. En d’autres termes, les « marges » de la société ont été la scène de la survie d’une identité religieuse communautariste, tout en consommant et en reproduisant les bénéfices de la
modernisation. Ce processus a produit une identité musulmane hétérogène allant des versions les plus « modernistes » aux plus « traditionalistes » et salafistes, en passant par différentes recompositions avec le nationalisme. On peut dire que L’AKP est le fruit de toutes ces pratiques multiples. Après des échecs, des répressions, des luttes, des résistances sous de multiples formes, des efforts pour entrer dans la vie politique – par exemple à l’époque de Necmettin Erbakan (1926-2011), fondateur du mouvement Milli Görüs et Premier ministre de juin 1996 à juin 1997 –, et surtout grâce à un certain compromis avec l’état national laïque, L’AKP est devenu le parti-état.
En revanche, pour comprendre le rôle joué par ce parti et l’état actuel de sa base électorale, il faut tenir compte de la mémoire produite par le laïcisme républicain. Il faut voir dans les pratiques antidémocratiques de l’état actuel les traces laissées par l’arrogance de ce laïcisme et de ce modernisme autoritaires. De nos jours, les masses issues des marges de la société occupent le « centre » de l’espace public. Ce nouveau centre n’est pas islamique, mais il n’est pas laïque non plus. C’est un centre hybride, puisant dans l’idée de la revanche des classes humiliées dans le passé, épousant un discours religieux, mais surtout nationaliste, et cela dans une complète identification avec l’état, « leur » État.
Quelles sont les sources de l’islam turc ?
C’est difficile de parler d’« un » islam turc. Il y a des islams. Donc les sources aussi sont multiples. Cette pluralité est due à la géographie des terres ottomanes, lieu de rencontre de plusieurs cultures et civilisations. Chacune d’elles a laissé des traces dans l’accumulation des religiosités contemporaines. Mais les cultures ne sont pas indépendantes des jeux et rapports de forces politiques. Les influences byzantines dans l’état ottoman, la continuité des pouvoirs arabes tels que les Abbassides (750-1258), les vagues confrériques venant du Caucase, les guerres ottomanes contre les chiites iraniens, ou encore les révoltes anatoliennes ont préparé la psychologie religieuse de la société turque. Il y a dans cette dernière, d’un côté, l’idée d’un État fort, sacrifiant le religieux s’il est nécessaire de sauvegarder l’ordre, et, de l’autre, la peur des « autres » – facilement érigés en « ennemis dangereux » –, ressentie par les couches populaires. Dans ce registre, on peut parler d’une « moyenne » religieuse qui puise dans le « populaire ». Ce populaire, à son tour, est le fruit de sources innombrables provenant, certes, de différentes interprétations de l’islam, mais aussi des branches hétérodoxes, comme l’alévisme, voire du christianisme et d’histoires païennes. Tandis que cette moyenne change de contenu et de forme à mesure de la transformation de la société, en parallèle avec les tensions politiques du pays, elle est surtout un lieu de l’adaptation des masses au pouvoir en place, kémaliste et islamiste. Corollairement, cette moyenne est aussi le monde du conservatisme ordinaire, source et cible de légitimation pour la psychologie de l’état fort, d’où découlent les politiques autoritaires, sécuritaires, voire totalitaires. Évidemment, il faut évoquer d’autres islams. Un islam séculier individualiste, produit des politiques républicaines ; un islam « protestant » qui est, essentiellement, une sorte de compromis
des nouvelles classes musulmanes avec le capitalisme et la consommation ; un islam des groupes radicaux reproduisant le discours révolutionnaire ; un islam « scolaire » et érudit ; un islam des confréries soufies, etc. Sans chercher à faire une liste exhaustive, nous pouvons évoquer aussi les interprétations modestes de certains groupes et individus issus du mouvement islamiste des années 1990. Ceux-ci, loin de chercher la « solution islamique », essaient de vivre leur religion d’une façon individuelle et indépendante des sphères étatiques ou communautaires et cherchent des « solutions démocratiques » aux problèmes du pays, en contact avec les milieux séculiers.
Comment les différentes confréries s’organisent-elles ? Quel est leur poids sur la société, la politique ?
Les confréries (cemaat, en turc) ont toujours eu un rôle important dans la vie politique et sociale ottomane. Il y avait des confréries proches de l’état, et d’autres reflétant les mécanismes d’organisation d’une certaine société civile. Après la fondation de la république en 1923, ces confréries ont été interdites. Mais la plupart ont survécu dans la clandestinité. Cela leur a fourni une capacité d’adaptation aux changements de la vie politique turque, tout en développant des tactiques de solidarité, de financement de la communauté, de pénétration dans le marché économique, d’installation dans les systèmes d’éducation à tous les niveaux. Cette adaptation des confréries à la vie moderne et la survie des communautés ont été, d’une certaine manière, un outil de résistance contre les politiques autoritaires de l’état-nation turc. De ce point de vue, tant les confréries que d’autres organisations nouvelles (non confrériques, mais suivant leur modèle) peuvent être données comme des exemples d’un certain potentiel démocratique pour le pays. À l’opposé, la plupart de ces organisations sont aussi des communautés fermées ; parallèlement à leur potentiel démocratique face à une force qui les surplombe, elles sont les sources de reproduction d’un certain totalitarisme en leur sein.
Dans une recherche de terrain que nous avions menée en 2011, nous avions conclu que presque la moitié de la population avait une vision négative des communautés, tandis que ceux ayant plutôt une évaluation positive étaient de l’ordre de 35 %. J’ignore si cela a évolué depuis cette date, mais il a toujours été possible d’observer que les cemaat ont un rôle de soutien pour les partis de droite. Cet appui s’est réalisé à travers leur force organisationnelle, leur capacité de mobilisation des masses par le biais d’une totale allégeance à un chef charismatique. Par exemple, les soufis nakchibendis et les Nurcu ont assuré une certaine mobilisation pour le Parti démocrate d’adnan Menderes (1899-1961), Premier ministre de 1950 à 1960, le Parti de la prospérité (Refah) de Necmettin Erbakan ou le Parti de la mère patrie de Turgut Özal (1927-1993). Issue du mouvement Nurcu, la communauté de Fethullah Gülen était le compagnon de route de L’AKP, jusqu’à ce que la guerre éclate entre ces « frères révolutionnaires ». La cemaat de Gülen – lui-même exilé aux États-unis depuis 1999 –, qui était influente dans l’administration, la police, la justice et l’éducation, semble avoir été éradiquée de la sphère politique à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016. Pourtant, cela ne veut pas dire que c’est la fin des confréries dans la bureaucratie ; il semble que les gülenistes soient remplacés par d’autres organisations, telles qu’« Ismailaga », « Iskenderpasa », ou surtout « Adiyaman Menzil », qui mènent leur petite guerre pour occuper des postes d’état.
Comment l’islam de Turquie voit-il et interprète-t-il l’arrivée d’autres courants de pensée islamiques, notamment venus du Golfe ?
Comme il y a plusieurs islams ou interprétations de l’islam en Turquie, il y a plusieurs manières de voir les courants venant d’ailleurs. Tout d’abord, dans la formation de l’idéologie nationaliste républicaine turque, les pays arabes – symbolisant l’orient « arriéré » – ont été représentés dans une perspective presque raciste. Les Arabes, « traîtres de l’empire ottoman », ont figuré dans l’éventail des « ennemis » de l’état. Ensuite, lors de la montée du mouvement islamique en Turquie dans les années 1980 et 1990, par le biais de la révolution iranienne de 1979, mais aussi de la traduction en turc des oeuvres de plusieurs intellectuels islamistes égyptiens ou pakistanais, l’attitude positive des groupes islamistes anti-occidentaux a participé au changement de la perception des sources venant de l’orient. Pourtant, comme on peut l’observer dans le discours et les pratiques de L’AKP actuel, les islamistes turcs proches des gouvernements et du pouvoir étatique, se percevant comme les héritiers du pouvoir ottoman, mais aussi comme les bons produits du nationalisme turc, ont toujours vu la Turquie comme le leader de l’oumma.
Il existe des groupes en contact avec l’islam des monarchies du Golfe (notamment l’arabie saoudite) ou avec l’iran.
Mais le centre des débats – dans la mesure où il existe – est loin de contenir une profondeur intellectuelle et politique. L’opinion publique turque – islamique ou séculière – parle plutôt de la présence du capital économique du Golfe et d’une dictature saoudienne loin d’un système « islamique », et même de l’influence de ces pays dans la formation des djihadistes dans les milieux défavorisés.
Quels genres de religiosité observons-nous en Turquie ? Pouvons-nous distinguer, comme en Iran, une religiosité théologicopolitique et une autre idéologique ?
Sans entrer dans les détails de toutes les différentes formes de religiosité, mentionnons la plus significative, à savoir une certaine religiosité fournie et gérée par la Direction des affaires religieuses (Diyanet). Celle-ci a été fondée dès 1924 par les élites républicaines laïques en vue de contrôler la religion et de l’instrumentaliser pour la constitution d’une nouvelle nation. Cette institution, véritable appareil idéologique de l’état, a suivi les changements de la sphère politique et les guerres de fractions. Mais, dans l’ensemble, elle a toujours gardé le sens d’une religion officielle prédicant une foi nationale, rationnelle, une religion des « formes », accompagnée par des messages de pratiques dérivant de l’interprétation sunnite hanafite de l’islam pour réguler la vie quotidienne ordinaire.
Malgré la pluralité des religions et des confessions en Turquie, la Diyanet n’a jamais été une instance de coexistence de ces confessions, ni de rencontre des idées. Et malgré une accumulation de savoirs et de débats au sein même de l’institution, ceux-ci n’ont jamais vu le jour pour le public ordinaire. Dans cette optique, elle s’est toujours présentée comme une instance d’homogénéisation et d’obtention du consentement national. Finalement, la religiosité produite par cette institution est au service de l’état ; c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une production théologique qui gère l’état et la sphère politique, mais plutôt le contraire. Cette religiosité aux couleurs islamiques est en fin de compte l’oeuvre d’une instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Dans une société traumatisée par l’histoire, mais aussi par des politiques étatiques (y compris les putschs), pour les individus en manque de confiance et vivant en permanence avec un sentiment de risque et de déstabilisation, cet islam, élaboré par l’état, leur fournit une identité de défense. C’est là que les politiques de la Diyanet et la psychologie des individus vulnérables se rejoignent, et c’est dans ce sens que l’islam, plus qu’une religion, peut devenir une idéologie de défense au service du totalitarisme.
Beaucoup prédisaient la disparition de la Diyanet en cas d’arrivée au pouvoir d’un parti islamiste. Or, L’AKP l’a maintenue et valorisée, en lui donnant une dimension religieuse de plus en plus accentuée. Comment l’expliquez-vous ?
Avant d’arriver au pouvoir, les islamistes considéraient la Diyanet tout simplement comme une institution que l’état laïque utilisait telle une assise pour sa religion laïque
et nationaliste. Pour cette raison, il allait de soi que, pour ce mouvement social par excellence venant du bas, il fallait plutôt organiser la religion à partir de la société civile. En revanche, l’islamisme a marché vers l’état : il s’est identifié à lui ou plutôt à l’idée même de pouvoir. Aussi, il n’est plus possible de parler d’islamistes révolutionnaires, mettant en cause l’ordre établi. Ils sont l’« ordre ». Ce sont les nouveaux apparatchiks d’une nouvelle nomenklatura. C’est pour cette raison qu’une institution qui est utile pour l’ordre leur est utile aussi. Rappelons que les liens entre L’AKP et les clercs sont directs. Les messages de la Diyanet sont taillés sur mesure pour les besoins du jour. C’est une machine de propagande centrale pour L’AKP, et il est difficile d’identifier des failles dans ces liens. Néanmoins, dans les régions kurdes par exemple, la parole venant du haut ne passe pas automatiquement.
Comment le pouvoir spirituel est-il organisé en Turquie ? Pour l’islam, bien entendu, mais aussi pour les autres religions et minorités.
À part la Diyanet, il est difficile de parler d’un autre pouvoir spirituel pour l’islam. Il s’agit plutôt des divers noyaux religieux de différentes tailles, qui dominent, chacun dans leur coin, leur ville ou leur région. La Diyanet a la capacité de dominer la plupart des mosquées en Turquie, en y répartissant les imams et en leur fournissant, par exemple, les textes à lire lors des rituels. Les autres noyaux musulmans – confrériques ou non – se reproduisent à travers les membres de leur communauté, qui propagent le message du leader ou d’autres messages nécessaires pour les membres. La Diyanet est une machine économique immense, dont le budget, constitué par les impôts de tous les citoyens – y compris les chrétiens –, dépasse de loin celui de la plupart des composantes de l’appareil bureaucratique. Les autres groupes survivent par le biais de leur propre capacité économique, avec des entreprises ou des commerces. Jusqu’au putsch raté de 2016 et aux purges qui ont suivi, le mouvement de Fethullah Gülen était le plus fort ; c’était presque un État dans l’état, présent dans plusieurs secteurs de la vie sociale, et pas seulement en Turquie. Il est devenu un modèle pour les autres communautés, du fait qu’il avait des membres fidèles, des finances et une pénétration dans la bureaucratie. Par ailleurs, dans cette société majoritairement musulmane, d’obédience sunnite, il existe des communautés alévies, chrétiennes et athéistes (ou agnostiques). Pour ces groupes, il suffit de dire qu’ils n’ont pas de « pouvoir ». Ils ont des moyens faibles pour survivre. Par exemple, les alévis essaient d’obtenir la reconnaissance de leurs lieux de culte, les cemevi, sans aide financière de l’état. Les Arméniens tentent simplement de sauvegarder leur patrimoine, y compris leur Église, pilier central de leur identité. En ce qui concerne les Grecs (il n’en resterait que 2 500), ils ont déjà presque tout perdu dans les marchandages entre la Grèce et la Turquie.
Pour résumer, la société turque n’a jamais été laïque, car cette laïcité s’est toujours posée comme une religion et n’a jamais donné le droit d’exister aux autres confessions. Ce sont seulement des individus ou des communautés qui ont pu arracher leur autonomie dans l’état républicain, mais pour retomber dans un cycle nationaliste.
Comment évaluer les pratiques religieuses actuelles en Turquie ? Peut-on distinguer la religiosité populaire de la religion officielle ?
On peut distinguer la religiosité populaire de la religion officielle, puisque, d’un côté, cette dernière se veut « rationnelle », avec l’ambition de propager la religion de la raison pour fabriquer la nation ; et que, de l’autre côté, les croyances des masses populaires sont remplies des superstitions, des « connaissances » saisies à droite et à gauche (« j’ai entendu que… », « on m’a dit que… », etc.). Ces superstitions vont parfois jusqu’au shirk, « le plus grand péché », qui consiste à adorer un autre dieu qu’allah, en accomplissant des actes cultuels, comme les offrandes, les voeux, les attentes de miracle ou une sorte d’idolâtrie pour des êtres humains, les tombes des saints hommes… Cependant, il y a ici un point très intéressant : malgré le phénomène de shirk, la Diyanet ne prend
jamais de mesures sérieuses pour protéger la « vraie religion », comme cela peut être le cas dans plusieurs situations quand elle déploie toute sa machinerie pour mener des campagnes « utiles pour la religion ».
Cette religion populaire ne semble pas être
« dangereuse » pour la Diyanet : ou elle ne figure pas comme alternative sérieuse à la religion officielle, ou elle ne va pas à contre-courant de son rôle pour consolider l’unité nationale.
Par ailleurs, la religiosité populaire, c’est un peu comme une « culture de masse ». Normalement, c’est le résultat d’une vaste consommation de ce qui est produit. Cette consommation produit, à son tour, des individus « prêt-à-porter », des corps dociles qui suivent la religion officielle. En revanche, cette religion populaire, à l’image de la couverture officielle, n’est jamais seulement une totale subordination. Il s’agit plutôt d’une
« interprétation » et l’on ne peut jamais être sûr des bifurcations de multiples interprétations à travers le pays. Il est trop tôt pour le dire, mais il ne serait pas surprenant d’observer une chute de la religiosité, compte tenu des conflits au sein même des secteurs musulmans de la société, et des musulmans – parfois proches du gouvernement – assurant que cette religion actuelle n’est pas la leur.
Comment expliquez-vous la résurgence de l’islam sur la scène publique ? L’AKP en est-il le seul à l’origine ?
C’est le résultat d’un long processus des conflits sociétaux. Le régime républicain a alimenté pendant de longues années une supériorité culturelle contre la société traditionnelle et a provoqué des sentiments de rancune et de revanche parmi les couches populaires musulmanes. L’AKP est plus le résultat que l’origine de cette situation. Par ailleurs, les guerres économique, sociale, politique et culturelle au sommet de l’état entre L’AKP, les kémalistes, les nationalistes, les gülénistes, ainsi que les affaires de corruption et les contestations de Gezi en 2013 ont rendu le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) et L’AKP vulnérables. C’est en réalisant cela que le parti islamiste s’est tourné vers une utilisation sans limites d’une idéologie totale, jouant sur deux registres à la fois : la religion et le nationalisme, chacun aidant à consolider et à mobiliser les masses dont il a besoin. Le coup d’état de juillet 2016 a été une occasion formidable pour cette mobilisation. Les incertitudes de la société turque, mais aussi les crises et l’insécurité ambiante du monde contemporain, ont facilité le recours à une idéologie qui peut remplir tous les aspects de la vie. Cette idéologie totalisante n’est pas l’islam ; elle s’est bâtie avec l’instrumentalisation de l’islam. Dans la situation actuelle, il s’agit de la gestion totalitaire de l’état ; et l’islam dans cette gestion n’est pas une religion, mais plutôt le nom d’une identité.
En avril 2016, le président du Parlement, Ismail Kahraman, a souhaité que le principe de laïcité soit retiré de la Constitution ; en juillet 2017, l’enseignement de la théorie de l’évolution a été supprimé des programmes scolaires ; et en octobre 2017, une loi qui permet aux muftis de prononcer les mariages a été adoptée. La laïcité turque est-elle en train de disparaître ?
La laïcité disparaît, mais la sécularisation fait son chemin, même dans les milieux islamistes. Les jeunes islamistes « révolutionnaires » des années 1980 se sont transformés en hommes d’affaires. Et leurs enfants mènent une vie très différente de la leur. Leurs relations sociales, leur mode de vie, même s’ils contiennent les traces d’un certain « vernis islamique », sont tout à fait séculiers.
Quant à Ismail Kahraman, il est une sorte d’apparatchik d’un régime AKP déjà ancien. Il ressemble plus aux figures soviétiques surveillant les foules du haut des murs du Kremlin. Les gardiens de ce régime sont obligés de montrer, de faire croire qu’il s’agit bel et bien de l’islam, la « religion du peuple », en vue de créer l’identité idéologique et culturelle d’une société, tout en préservant le capitalisme pour ces apparatchiks, assoiffés de pouvoir et d’argent. Entretien réalisé par Guillaume Fourmont et Jean Marcou (octobre 2017)