La reprise en main économique du sud-est : un outil de reconquête des régions kurdes par L’AKP
En septembre 2016, le Premier ministre, Binali Yildirim (depuis 2016), annonce, à l’occasion d’un discours prononcé à Diyarbakir, un plan d’investissement massif de l’état pour la relance économique des régions à majorité kurde de l’est et du sud-est de la Turquie. D’un montant de 40 milliards d’euros sur dix ans, son objectif est de favoriser le développement industriel et l’attractivité de provinces touchées par la reprise des combats entre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les forces de sécurité turques depuis l’été 2015.
Le plan gouvernemental se structure en trois volets. D’abord, la reconstruction des sept districts dévastés par les combats urbains de la « guerre des Hendek » (1) entre l’automne 2015 et le printemps 2016 : à Sur (quartier historique de Diyarbakir (2)), Sirnak, Silopi, Idil, Cizre, Yüksekova et Nusaybin. Ensuite, la construction de nouvelles infrastructures, dont 15 hôpitaux, 51 casernes et 67 000 logements, ainsi que trois stades de football (à Batman, Diyarbakir et Malatya). Ces projets étaient
souvent déjà planifiés, mais le contexte sécuritaire permet de les imposer sans procédure de négociations au travers de l’administration publique chargée des constructions, le Toki. Enfin, le troisième volet s’adresse aux hommes d’affaires et investisseurs : il vise au développement, dans les 23 provinces de l’est et du sud-est, de « centres d’attraction » spécialisés dans des secteurs productifs précis, comme le textile, la logistique ou l’agroalimentaire. Le gouvernement prévoit la construction annuelle de 80 usines « clés en main » pendant dix ans, qui
seront mises à disposition des entrepreneurs. Chaque site devra fournir entre 200 et 800 emplois, soit un objectif de 40 000 par an. Afin d’attirer les investisseurs, le gouvernement souhaite mettre en place des prêts à taux zéro, des réductions de taxes et surtout des garanties d’achat sur les productions.
La presse progouvernementale a présenté cette annonce comme un plan de lutte contre le PKK. Dans son édition du 4 septembre 2016, le journal Star évoquait ainsi « Le paquet de 40 milliards qui achèvera la terreur à l’est », citant les déclarations du Premier ministre : « La meilleure réponse au terrorisme est de faire des investissements sans relâche » de manière à « serrer la terreur à la gorge ». La question kurde est ainsi ramenée essentiellement au terrorisme, et l’action économique est présentée comme le moyen essentiel pour le résorber. Le chômage massif – qui dépasse les 20 % dans certaines provinces kurdes, particulièrement chez les jeunes – est perçu comme la cause du succès du PKK. Une approche que corroborent des rapports d’experts montrant l’influence de la précarité sociale dans le basculement vers le militantisme armé (3). Ce rôle assigné à l’économie comme porteur de cohésion nationale n’est pas nouveau en Turquie. Le projet d’anatolie du Sud-est (GAP) de construction de barrages hydroélectriques sur les fleuves Tigre et Euphrate, lancé dans les années 1970, envisageait déjà les retombées économiques comme facteur d’intégration de la région d’anatolie du Sud-est à l’espace national (4). Cependant, l’approche proposée par le Premier ministre s’inscrit dans une séquence nouvelle pour le gouvernement. Elle intervient après une période de montée en puissance des revendications prokurdes en Turquie et l’émergence de territoires kurdes autonomes en Irak et en Syrie. Depuis le début des années 2010, des rapprochements avaient commencé à se structurer entre le Parti pour la paix et la démocratie (BDP) et les hommes d’affaires, rapports perçus à Ankara comme menaçant d’une manière inédite les liens entre les élites économiques kurdes et l’état.
• L’ouverture économique au Kurdistan d’irak
Les milieux d’affaires se sont longtemps tenus à distance du mouvement prokurde en Turquie, marqué par une orientation idéologique marxiste. Surtout, les rapports étroits qui lient les entrepreneurs à l’état ont joué dans le maintien d’une ligne pro-ankara au sein du monde patronal. La structuration économique du sud-est résulte d’une approche étatique par le haut alliant gestion sécuritaire, exploitation des ressources extractives par des entreprises publiques et cooptation des notables. Cela était d’autant plus nécessaire que la fermeture des frontières par
la République de Turquie lors de sa fondation en 1923 faisait disparaître les réseaux marchands ancestraux qui commerçaient sur les périphéries de l’empire ottoman. Le contrôle des notables et leur rétribution passaient alors par leur insertion dans les réseaux nationaux via les institutions partisanes, l’accès à la députation, ou leur investissement au sein des chambres de commerce et d’industrie provinciales.
Le passage d’une économie planifiée à une économie libérale à partir de 1981 favorise le recul de l’interventionnisme étatique et la relance de relations commerciales avec les pays voisins, notamment au Moyen-orient. Dans cette nouvelle stratégie, l’autonomie progressive du Kurdistan d’irak à partir de 1992, surtout après 2003, constitue une opportunité pour les hommes d’affaires des régions orientales de la Turquie. Alors que le sud-est du pays s’embourbe dans la lutte contre le PKK dans la décennie 1990, l’ouverture du Kurdistan irakien – riche de sa rente pétrolière – offre un bol d’air aux businessmen de Turquie à la recherche de nouveaux marchés. À partir de 2005, la pression des chambres de commerce de Diyarbakir et de Gaziantep sur le Parti de la justice et du développement (AKP) permet la reconnaissance par la Turquie du Gouvernement régional du Kurdistan d’irak (GRK) (5). Elle permet également, dans le même temps, un rapprochement de la formation islamoconservatrice de Recep Tayyip Erdogan avec le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, président du GRK de 2005 à 2017. En s’alliant avec le PDK, majoritaire dans le nord du Kurdistan irakien et opposé au PKK, L’AKP parvient à s’insérer dans les rivalités intra-kurdes. Jusqu’au déchirement sur le référendum d’indépendance du 25 septembre 2017, le GRK aura été l’un des plus sûrs partenaires du gouvernement turc dans la région. Durant la décennie 2000, les exportations des provinces frontalières de l’irak, mais aussi de la Syrie, bondissent, permettant un véritable décollage économique de la région. La province de Mardin voit ses exportations passer de 39 millions de dollars en 2003 à 1 milliard en 2013. Gaziantep, principale ville industrielle d’anatolie du Sud-est, en profite le plus, en utilisant à plein sa position sur l’autoroute qui relie la mer Méditerranée, depuis Mersin, au GRK : ses exportations grimpent de 1,3 à 6,3 milliards sur la même décennie. De son côté, Diyarbakir s’insère moins largement dans les potentialités exportatrices nouvellement offertes. Les hausses sont plus mesurées : de 11 millions de dollars en 2003, elles atteignent 280 millions dix ans plus tard. Ce dynamisme économique des provinces orientales favorise le développement de nouveaux secteurs d’activité : l’agroalimentaire, le textile, la logistique. Une attractivité nouvelle due notamment d’une main-d’oeuvre moins chère que dans l’ouest de la Turquie.
• L’émergence d’une scène économique kurde
Cet essor régional permet l’émergence d’un nouveau patronat local, moins dépendant des ressources étatiques et plus organisé dans l’action collective (6). De nouvelles associations sont créées, qui diversifient les systèmes de relations locales, nationales, voire internationales, hors des structures officielles des chambres de commerce et d’industrie. Les hommes d’affaires du sud-est deviennent des objets de convoitise pour les différentes associations patronales actives en Turquie. Tuskon, liée aux réseaux du prédicateur Fethullah Gülen, dispose jusqu’à fin 2013 d’une position avantageuse dans les provinces kurdes auprès des petits entrepreneurs. La crise entre le mouvement Gülen et le gouvernement en décembre 2013, puis la tentative de coup d’état en juillet 2016 entraînent la fermeture des associations qui y étaient affiliées. De son côté, le Tüsiad, qui regroupe les grandes holdings du pays, est à la recherche de nouvelles opportunités économiques ainsi que de nouveaux relais d’influence politique au sein du monde patronal. À travers sa branche locale du Türkonfed, il cible les régions de l’est et du sud-est en pleine croissance. En 2013, un programme d’investissement et de transfert d’usines des provinces de l’ouest en direction des zones industrielles kurdes est inauguré. Le Projet interrégional de coentreprise (BORGIP) ambitionne ainsi de devenir le « pilier technique » des initiatives prises pour soutenir le « processus de paix », en référence aux négociations entre le gouvernement turc et le PKK (2013-2015). Quant à l’association patronale Müsiad, proche de L’AKP, son objectif est d’étendre son réseau auprès des entrepreneurs locaux, particulièrement dans le secteur de la construction immobilière.
Ces transformations sur la scène économique s’accompagnent de nouveaux rapports entretenus entre les entrepreneurs et le BDP. À l’exception de quelques villes tenues par L’AKP, celui-ci est devenu quasi hégémonique dans les régions kurdes dans le courant des années 2000. Malgré les interdictions successives qui touchent les différents partis que forment et reforment les militants du mouvement, le BDP remporte 99 municipalités lors des élections locales de 2009, et autant en 2014, dont Diyarbakir, Van et Mardin. Une dynamique qui se poursuit au scrutin législatif du 7 juin 2015. Le Parti démocratique des peuples (HDP) – qui succède au BDP au niveau national en 2014, le Parti démocratique des régions (DBP) devenant la branche locale pour les provinces du sud-est – obtient 12,9 % des voix. Un score qui lui permet d’entrer au Parlement avec 80 députés (sur 550) et fait perdre à L’AKP sa majorité absolue (258 sièges, soit 69 en moins). Les nouvelles élections organisées le 1er novembre 2015 font reculer légèrement le HDP (59 mandats), alors que L’AKP récupère sa majorité (317). S’appuyant sur le programme politique théorisé par le leader du PKK, Abdullah Öcalan (emprisonné sur l’île d’imrali depuis son arrestation en 1999), de l’« autonomie démocratique », le parti kurde prône la mise en place d’assemblées de quartier et de coopératives agricoles ou artisanales dans les territoires qu’il contrôle. Ce programme ne revendique pas une indépendance du Kurdistan de Turquie, mais une autonomie passant par la rupture avec le système capitaliste, perçu comme une forme contemporaine de colonialisme turc. Cependant, la radicalité de ce projet et sa diffusion au sein des cadres du parti n’empêchent pas une forme de rapprochement entre les entrepreneurs locaux et le mouvement kurde.
Ainsi, lors des élections à la chambre de commerce et d’industrie de Diyarbakir en 2013, la « liste bleue », prokurde, l’emporte. Soutenue par le BDP, elle porte une candidature appelant à la construction d’une économie transrégionale unissant les « quatre Kurdistans » (Turquie, Syrie, Irak, Iran). Sur le plan local, la nouvelle équipe de direction prône un rapprochement avec la municipalité de Diyarbakir en créant un Conseil économique local, réunissant des associations comme le Müsiad et le Tüsiad. L’initiative vise à promouvoir des formes nouvelles d’action (renforcement du rôle des femmes, ouverture de bureaux dans les districts reculés, etc.). Dans le cadre des réunions du Conseil économique avec les responsables politiques du parti kurde se développe l’idée d’un commerce transnational intra-kurde. Est ainsi notamment demandée l’ouverture de rapports commerciaux avec le « Rojava », en Syrie. Mais sa gestion par le Parti de l’union démocratique (PYD), considéré en Turquie comme la branche syrienne du PKK, pousse Ankara à fermer ses postes frontaliers. Inquiète, la chambre de commerce et d’industrie de Diyarbakir se mobilise à partir de septembre 2013 pour la réouverture des frontières et l’établissement de liens commerciaux avec le Rojava. Cette demande est relayée par les entrepreneurs de la province de Mardin et du canton de Djézireh/qamishliyé, dont le positionnement se veut apolitique. Alors que la guerre en Irak entraîne une chute des exportations – que l’état turc n’est
pas capable de compenser –, l’émergence du Rojava constitue une opportunité salutaire d’investissements. L’argumentaire économique est ainsi employé par les hommes d’affaires qui veulent rompre avec un développement local tributaire d’ankara. Le nouvel horizon : une intégration économique entre régions kurdes.
Cette demande se heurte au refus catégorique du gouvernement turc, opposé à toute mise en place de relations avec un territoire administré par une organisation liée au PKK. Nouer des partenariats économiques avec le PYD aurait constitué une forme de reconnaissance et de légitimation de fait du Kurdistan syrien par la Turquie.
• Le retour à la guerre et l’intervention étatique
Même fragile et incomplet, le cessez-le-feu accepté par le PKK et les forces de sécurité turques en 2013 a permis de réduire les tensions entre acteurs locaux et de revitaliser les dynamiques au sein de la société civile kurde. En juillet 2015, l’attentat de Suruç (33 morts et une centaine de blessés), attribué à l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), et l’assassinat, en réaction, de deux policiers turcs par des militants prokurdes font éclater la trêve. Le sud-est replonge dans un cycle de violence. Des organisations paramilitaires de jeunesse proches du PKK prennent le contrôle de quartiers de plusieurs grandes villes au nom de l’autodéfense et de l’autogestion. Les forces de sécurité turques réagissent en écrasant les quartiers insurgés. En parallèle, les déclarations d’autonomie dans une douzaine de villes du sud-est par des acteurs politiques prokurdes entraînent la mise sous tutelle de dizaines de mairies DBP, l’arrestation des élus municipaux et la fermeture des associations proches du mouvement kurde. Enfin, considéré par le pouvoir central comme la branche politique du PKK, le HDP est également visé : 11 de ses députés, dont ses deux coprésidents, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, sont arrêtés en novembre 2016. Depuis, la formation refuse de siéger à la Grande Assemblée nationale.
En plus de sa réaction militariste, l’état turc s’engage également – à travers L’AKP et ses divers relais associatifs locaux – dans une réponse socio-économique aux enjeux de l’ère postconflit. La fermeture des organisations prokurdes, qu’elles soient partisanes ou associatives, laisse un vide dans l’assistance aux populations touchées par la guerre. Pour le combler, les mouvements proches de L’AKP investissent le champ caritatif. Ils y voient un moyen à la fois de briser les structures sociales prokurdes établies et de gagner une forme de sympathie auprès des civils. Dans la province de Mardin, à l’initiative du Müsiad, se constitue ainsi la Plate-forme sociale et solidaire. Constituée en février 2016 par 56 associations, elle entend prendre en main une part de l’aide au logement pour les familles dont la maison a été détruite par la guerre. Elle finance également des bourses pour des étudiants et organise la collecte et la distribution de denrées alimentaires. Au-delà de son engagement dans le volet social, le Müsiad se montre également volontariste dans l’accompagnement de projets de reconstruction immobilière. Une participation
active facilitée par l’arrestation des maires DBP, remplacés par des administrateurs publics proches du pouvoir. Le Müsiad retrouve ainsi, au sein des municipalités, des interlocuteurs plus réceptifs.
Dans ce contexte, la position des hommes d’affaires engagés en faveur d’un rapprochement avec le mouvement kurde devient plus complexe à tenir. Alors que, durant les conflits urbains, ils ont souvent joué localement le rôle d’intermédiaires entre les forces de sécurité et les municipalités, appelant au retour du dialogue, ils sont désormais menacés. Depuis l’été 2017, des accusations de « soutien à l’organisation terroriste du PKK » ciblent certains leaders patronaux. C’est à Diyarbakir, où l’activisme prokurde était le plus fort, que les accusations sont les plus nombreuses.
Cette période met ainsi fin à la phase d’émergence, entre 2013 et 2015, d’une composante prokurde au sein des élites économiques de l’est et du sud-est de la Turquie. Conséquence directe : la revendication d’un espace commercial intrakurde dominé par le HDP et le DBP n’est plus d’actualité. Au contraire, la mise en échec des insurrections urbaines à l’été 2015 et le durcissement sécuritaire d’ankara a eu pour conséquence la déstructuration des réseaux sociaux-politiques du mouvement kurde. Celle-ci s’accompagne d’un retour massif dans la région non pas tant de l’influence étatique que d’une forme de domination partisane par L’AKP. Cette situation pousse le pouvoir central à réajuster ses rapports clientélistes avec les élites économiques locales. Il négocie par exemple l’ouverture d’avantages fiscaux pour des investissements et des promesses d’emplois. Des mesures destinées à assurer le retour à la paix dans le sud-est et qui témoignent des corrélations entre les volontés politiques nationales et les intérêts économiques au niveau local dans la gestion du territoire kurde de Turquie. Une approche que les bouleversements à l’échelle régionale en Syrie et en Irak n’ont pas encore permis de bousculer.