Mégaprojets : développement économique, aménagement du territoire ou mégalomanie turque ?
Ces dernières années, les discours d’autosatisfaction sur les inaugurations de grands ouvrages d’art se succèdent à cadence effrénée en Turquie, marquant le troisième pont suspendu sur le Bosphore ou encore le futur « plus grand aéroport du monde ». « Des travaux pharaoniques », dit la presse étrangère avec un brin de condescendance, pour s’étonner plus tard de la rapidité avec laquelle le chantier a été mené. Pour le Parti de la justice et du développement (AKP) – situé sur la haute marche du pouvoir politique et économique –, il s’agit de la preuve de la puissance turque. Mais pour combien de temps ? Et quels seront les effets de tant de démesure ?
Les gratte-ciel poussent comme des champignons à Istanbul, Izmir ou Ankara, modifiant les horizons urbains ; les zones industrielles se remplissent à une vitesse rendant jaloux n’importe quel gouvernement européen, tandis qu’un must du tourisme intérieur turc consiste à passer un week-end à Eskisehir, juste pour le plaisir et la fierté de faire un voyage en TGV. Il est aussi question de lancer plusieurs chantiers de centrales nucléaires sur les rives de la mer Noire ou de l’égée (sur un site naturel classé).
Le gouvernement de L’AKP affiche haut et fort la liste de ses mégaprojets, et il réussit, lui, à les mener à bien, ce qui n’était pas le cas de ses prédécesseurs, qu’ils soient de « gauche » ou de « droite ». Süleyman Demirel (1924-2015), ingénieur de génie civil devenu président de la République (1993-2000) après avoir été cinq fois Premier ministre entre 1965 et 1993, avait déjà mis en exergue dans son programme politique des mégaprojets ferroviaires et routiers, souvent évoqués dans les campagnes électorales, parfois entamés, jamais terminés. Administrations
centrales (ministère des Transports, de la Culture et du Tourisme, direction des Travaux hydrauliques…), municipales et sociétés privées rivalisent de projets grandioses par sites Internet interposés – comme : « megaprojeleristanbul.com », d’une association d’architectes privés ; Transmar, consistant en un pont flottant Pendik-yesilköy entre rives asiatique et européenne de la mer de Marmara (50 kilomètres de trajet sur la mer, pour éviter de construire un troisième pont sur le Bosphore et détruire le couvert forestier) ; « megaprojeler. com.tr », de la branche turque de la chaîne hôtelière Rixos. La surenchère, reposant cependant sur un vrai savoir-faire, semble toucher tout le secteur des travaux publics.
• Quand le bâtiment va, tout va
Le secteur de la construction ou du BTP est, en Turquie, un moteur important de la croissance économique, ne serait-ce que parce que la population est passée de 13,5 millions d’habitants en 1927, date du premier recensement moderne de l’époque républicaine, à 80,8 millions en 2017, avec un taux d’urbanisation dépassant les 75 %. Associé à d’actifs secteurs de production de matériaux de construction (ciment, béton, verre, céramique et produits dérivés, filière bois…), de biens intermédiaires (mobilier, décoration d’intérieur…), le BTP est aussi devenu une vitrine internationale du savoir-faire turc : à partir de 1972-1973, au moment où la crise pétrolière allait toucher de plein fouet les économies européennes, le gouvernement turc commença à négocier des contrats d’équipement avec le régime de l’alors jeune colonel libyen Mouammar Kadhafi (1942-2011), arrivé au pouvoir en 1969.
Depuis, les entreprises turques ont remporté des chantiers, pour certains gigantesques, dans les pays arabes, producteurs ou non de pétrole, en Russie et en Asie centrale, au Maghreb et en Afrique. Comme toutes les professions, les entrepreneurs turcs du BTP ont créé une puissante fédération, la TMB, avec une centaine d’adhérents dans les années 2000, des réalisations dans une soixantaine de pays. Beaucoup de ses membres ont acquis leur réputation internationale sur des chantiers de grande envergure : aéroports, autoroutes, usines clés en main, centres commerciaux ou touristiques, universités, grands programmes d’habitat collectif… de Tunis à Almaty, au Kazakhstan (1). Sur le territoire turc, ces mêmes entreprises ont construit d’immenses centres commerciaux devenus lieux de promenade incontournables du week-end, d’encore plus immenses zones industrielles intégrées, des immeubles de béton, acier et verre, des autoroutes, des périphériques, des aéroports et des cités balnéaires, pour une population saisie par la fièvre de la consommation, avec un niveau de vie en réelle croissance. En août 2013, pour ne prendre que cet exemple, le numéro spécial du mensuel turc Capital, présentant les 500 plus
grandes entreprises de Turquie, en listait huit du secteur verre-céramique, 15 gérant des cimenteries, 20 du BTP (Enka, Içtas, Tekfen, Agaoglu, Polimeks, Limak, TAV Tepe Akfen, Eczacibasi, Hazinedaroglu-özkan, Eser, Intema, Metag, Sembol, Dumankaya, Makyol, Ilci, Garanti Koza, Karsan Karadeniz, Izocam, Akfen), auxquelles pouvaient s’ajouter quelques-uns des leaders de la construction métallique, électrique ou électronique, du textile d’ameublement, du plastique, fournissant des intrants aux chantiers du BTP. Le mouvement de concentration était déjà bien engagé, mais on remarquera que certains groupes étaient déjà reconnus comme appartenant aux mouvances, alors alliées, AKP ou Fethullah Gülen, comme Koza ou Dumankaya.
La Turquie, avec ses 783 562 kilomètres carrés, s’étend sur une distance longitudinale de plus de 1 800 kilomètres entre frontières bulgare et iranienne. La dimension nord-sud, entre rives de la mer Noire et de la Méditerranée, oscille entre 600 et 800 kilomètres. Ce vaste quadrilatère a besoin d’un réseau de transports terrestres, le relief montagneux empêchant toute communication fluviale (en développement cependant sur les grands lacs de barrages, sur le cours de l’euphrate et sur le lac de Van).
• Grands projets routiers, ferroviaires et aériens
Les routes ottomanes étant restées embryonnaires, c’est avec la république kémaliste, née en 1923, que le réseau routier se développe, mais il faudra attendre les années 1980-1990 pour que
prenne corps un double réseau routier à double voie et autoroutier à péage. Le principe est identique à celui de la France : l’autoroute à péage, concédée à une société privée qui l’a construite et l’exploite, est tracée parallèlement à la route nationale. Avec L’AKP est prise la décision de mettre à deux fois deux voies la totalité du réseau national (36 500 kilomètres). Les métropoles (Istanbul, Ankara, Izmir) sont dotées de périphériques autoroutiers (deux fois quatre voies), tandis que le réseau autoroutier rallie Edirne (frontière bulgare) à Istanbul et Ankara, puis Mersin à Gaziantep et Urfa, enfin le port de Cesme à Izmir. Ce réseau autoroutier marque ensuite le pas, mais ce sont 5 550 kilomètres supplémentaires qui sont prévus à l’horizon 2023 (centenaire de la République). Ces réseaux (de nationales et d’autoroutes) obéissent au moins à deux objectifs, évidemment économique, mais aussi stratégique. L’OTAN a par exemple financé l’axe de transit TETEK (3 320 kilomètres) entre Istanbul et les frontières syrienne et irakienne. La Trans-european Motorway (TEM), de Gdansk à Istanbul, avait quant à elle pour but de relier la Baltique à la Méditerranée en modernisant l’axe transbalkanique (environ 11 000 kilomètres d’autoroutes).
Les trois ponts sur le Bosphore sont des pièces essentielles, comme les tunnels Marmaray (ferroviaire) et Avrasya (routier). La Turquie, après quelques hésitations de la part des promoteurs européens du projet, est devenue une pièce essentielle du programme « Transport Corridor Europe Caucasus Asia », destiné à relier l’europe à la Chine par un « pont » terrestre en évitant le territoire de la Russie et le Transsibérien. La construction du troisième pont sur le Bosphore (nommé Yavuz Sultan Selim, ce qui a eu comme effet une forte inquiétude des milieux alévis, se sentant provoqués, car ce dirigeant du début du XVIE siècle s’est rendu célèbre pour les massacres des kizilbas, devenus les alévis) en entraîne d’autres (golfes d’izmit et d’izmir, Dardanelles). Se met de fait en place un programme d’autoroute circulaire de la mer de Marmara. Tous sont construits en un temps record, ce qui constitue des prouesses technologiques, mais sujettes à polémiques quant aux conditions de sécurité dans ce pays sismique. Leur attribuer un nom ou le changer (le pont du Bosphore devient celui des Martyrs du 15 juillet, date du coup d’état raté de 2016) peut à chaque fois déclencher des polémiques vives sur des rumeurs de futurs pogroms. Le nom du second pont, Fatih Sultan Mehmed, du nom de Mehmed II le Conquérant (1444-1446, 1451-1481), était déjà symptomatique, mais on notera que Soliman le Magnifique (1520-1566) n’a pas encore eu droit à son pont.
Lors de l’effondrement de l’empire ottoman, le réseau ferroviaire a perdu la moitié de sa longueur ; l’une des priorités de la jeune République turque a donc été de reconstruire un réseau ferré, en le recentrant sur l’anatolie. Là aussi, la construction marque le pas, à partir des années 1950, pour des raisons souvent idéologiques, et si la ligne Ankara-istanbul est citée comme mégaprojet (avec constructions de rampes, ballasts, ponts, tunnels… jamais terminés), les progrès sont alors lents. Il faudra attendre le gouvernement AKP, au pouvoir depuis 2002, pour voir enfin des lignes TGV (Ankara-istanbul, Ankara-konya) mises en service. À terme, ce nouveau réseau à grande vitesse devra joindre la frontière bulgare (Edirne) aux réseaux iranien par Van (Tabriz) et géorgien (Batoumi), en raccourcissant, restructurant, un réseau lent, calqué sur le tracé des cours d’eau (nombreux tunnels, virages courts, rampes, souvent à voie unique), inadapté aux conditions actuelles du transport international de passagers ou de fret.
L’aviation civile turque a sans conteste fait des progrès spectaculaires. Aux impératifs stratégiques – la mobilité des soldats combattant le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le Sud-est anatolien entraîne la multiplication des aéroports régionaux – se sont ajoutés le développement de l’aviation privée d’affaires (à la suite d’une loi de déréglementation des transports aériens) et surtout des vols destinés aux émigrés – vivant dans les compartiments du champ migratoire étendu de
l’europe industrialisée à l’amérique du Nord, aux pays arabes, à l’ancienne URSS, à l’australie, puis au monde entier – et bien évidemment aux touristes étrangers. Alors que le pays recevait environ 600 000 touristes dans la décennie 1960, ils étaient plus de 32 millions dans les années 1990-2010. Turkish Airlines est devenue l’une des compagnies les plus performantes du monde. Des aéroports ont été construits dans de nombreuses villes (la presque totalité des chefs-lieux de département), passant parfois au statut d’aéroport international, même si Istanbul, Izmir, Ankara, Dalaman ou Antalya (les deux derniers étant spécialisés dans les vols touristiques) gardent la tête du classement. Istanbul s’est dotée d’un second aéroport (Sabiha Gökçen, sur la rive asiatique) et l’idée d’un troisième n’est pas illogique, mais il s’agira, après de longs débats sur plusieurs projets s’appuyant sur l’existant, du « plus grand aéroport du monde », construit sur des terrains forestiers en bord de mer Noire, détruisant faune et flore sur des milliers d’hectares, couplé avec une autoroute traversant le Bosphore par un pont suspendu et situé à proximité de l’entrée de Kanal Istanbul, ce dernier étant sans doute le plus incroyable des mégaprojets.
Il consiste dans le creusement d’un canal maritime passant à travers les collines de Thrace orientale, à l’ouest d’istanbul, ouvert sur la mer Noire à proximité du « plus grand aéroport du monde » et sur la mer de Marmara, au niveau de la lagune de Büyükçekmece. Sur toute la zone, deux villes nouvelles s’élèveraient, avec leurs résidences de luxe (et ports de plaisance) ou activités économiques (quartiers d’affaires, port de commerce), université, mettant de ce fait automatiquement en cause l’idée initiale qui était de détourner le trafic maritime dangereux du Bosphore (pétroliers géants, méthaniers, cargos chargés de produits chimiques, navires de guerre à propulsion nucléaire). On parle parfois d’une île artificielle dans la mer Noire pour évacuer les déblais gigantesques qu’occasionnerait le creusement d’un canal de 25 mètres de profondeur dans des collines culminant entre 200 et 300 mètres d’altitude – selon le tracé choisi –, large de 150 à 200 mètres, long de 35 à 50 kilomètres, pour un coût oscillant entre 10 et 20 milliards de dollars (2).
Comme pour le troisième pont accompagné de 260 kilomètres de nouvel axe autoroutier, ou le gigantesque troisième aéroport, les aspects écologiques (forêt, faune, flore) sont négligés sous un discours convenu auquel personne ne croit plus. La presse turque a publié des photos de hardes de sangliers paniqués se jetant dans le Bosphore pour échapper aux travaux.
• Une collusion entre le milieu des affaires et L’AKP ?
L’idée fait son chemin, partagée par des chercheurs turcs ou étrangers. Elle est évoquée, mais assez rares semblent être les études qui la mettent réellement en avant (3). De fait, historiquement, l’orientation des entreprises du BTP vers les activités offshore a largement bénéficié du rapprochement des milieux islamistes dirigés par Necmettin Erbakan (19262011), fondateur du mouvement Milli Görüs et Premier
ministre de juin 1996 à juin 1997, entré dans plusieurs gouvernements de coalition, avec la Libye, puis l’arabie saoudite et les émirats du Golfe. Ce parti est devenu bien plus tard, en 2001, L’AKP, mené à l’époque par un certain Recep Tayyip Erdogan, à la suite d’une scission avec les traditionalistes du Parti de la félicité). Ce rapprochement avec les nations arabes, productrices ou non d’hydrocarbures, puis avec les pays musulmans en général, aura été une constante pendant une quarantaine d’années, parfois encouragée par les Occidentaux (Européens comme Américains) sous forme d’un « modèle turc » applicable à l’asie centrale désoviétisée (années 1990-2010) et à l’afrique subsaharienne.
Ces entreprises ont aussi clairement bénéficié du soutien du mouvement Gülen, trait d’union entre les milieux d’affaires islamo-conservateurs issus des régions centrales et orientales de l’anatolie, avec en particulier les centrales patronales Müsiad et Tuskon, cette dernière très active en Afrique (4). Les nouveaux conglomérats sont parfois appelés « tigres anatoliens ». Des études relèvent aussi des tendances weberiennes pour qualifier ce capitalisme provincial, conservateur, religieux, social, qui construit une nouvelle classe d’entrepreneurs, support des activités politiques d’un parti montant, ne cachant pas ses sympathies islamistes, mais sous un discours d’abord proclamé musulman-démocrate, puis de plus en plus islamiste et de moins en moins démocrate aujourd’hui (5). Accompagné de nombreuses réformes allant dans le sens d’un rapprochement avec les normes européennes prônées par Bruxelles, ce discours fera longtemps illusion, y compris en Turquie. De rares chercheurs ou journalistes mirent en cause ce discours, parlant parfois de stratégie secrète, et eurent alors de sérieux problèmes avec une Justice très réactive (maintenant purgée de ses éléments gülenistes et encore plus aux ordres).
Que retenir de ces mégaprojets ? L’AKP et le président Recep Tayyip Erdogan ont souvent réussi, dans l’opinion publique, à effacer les progrès économiques et techniques réalisés par leurs prédécesseurs. L’opinion publique cite abondamment routes, autoroutes, aéroports, lignes TGV, centres commerciaux, ponts suspendus, pour magnifier l’oeuvre de constructeur du président (en oubliant la recrudescence des accidents du travail sur les chantiers du BTP) comme preuve de la nouvelle puissance turque. Les progrès réalisés dans les infrastructures sont, de fait, impressionnants, les horizons urbains transformés, mais la modernité semble bien ici être résumée par des millions de tonnes de béton, des dizaines de milliers de logements neufs (de qualité relative, comme le rappellent parfois douloureusement des séismes), une spéculation excessive, dénoncée par la presse ou le cinéma, une privatisation sans frein, des niveaux de corruption, népotisme, clientélisme, jamais atteints jusqu’ici. L’endettement des ménages est important, celui de l’état mis en cause, mais difficilement contrôlable depuis quelque temps, car certains économistes tirent la sonnette d’alarme à propos de la fiabilité des statistiques. Le tout dernier mégaprojet est intéressant : il s’agit de la construction d’un porte-avions. Mais pour quoi faire, la Turquie n’ayant pas d’accès direct aux océans ? Il n’en reste pas moins que les géographies urbaine et des transports de Turquie ont radicalement changé, que les conditions générales de l’accessibilité par modes routier, ferroviaire, aérien, maritime, et les communications (avec plusieurs satellites) modifient sans doute définitivement les rapports sociaux, mais le mouvement est ici si rapide que toutes les conséquences sont loin d’être maîtrisées. Politiquement, il est symptomatique qu’istanbul, ancienne capitale ottomane déclassée par Atatürk au profit d’ankara, soit le lieu concentrant le plus de mégaprojets. Enfin, encore timidement avancée, la question du transfert de la capitale turque d’ankara à Istanbul n’est pas si saugrenue dans un contexte politique instable et évolutif.