Repères Société : Les femmes en résistance face à l’état d’urgence
Les femmes, comme toute la population de Turquie, vivent sous état d’urgence, déclaré quatre jours après le putsch manqué du 15 juillet 2016. Il impose des restrictions administratives sur les libertés sans avoir recours aux procédures légales, il est renouvelé tous les trois mois, et a des conséquences importantes sur la vie quotidienne, notamment au Kurdistan, où le conflit a repris depuis l’été 2015. C’est dans des espaces militarisés et bombardés de discours de haine et d’images de corps violentés que les femmes tentent de respirer. Elles sont conscientes des dangers qu’entraîne pour elles le mélange de nationalisme, de militarisme, de sexisme et d’anti-intellectualisme. Mais elles continuent d’être actives dans les politiques institutionnelles et dans les mouvements sociaux ; elles sont au Parlement, ainsi que dans la rue.
Plus de 25 000 femmes auraient été limogées de la fonction publique depuis le coup d’état de juillet 2016, qui a entraîné le renvoi de 146 713 personnes ; elles sont également nombreuses parmi les 128 998 personnes incarcérées (1). Des syndicalistes aux musulmanes liées au mouvement Gülen, beaucoup ont perdu leur emploi, qui leur garantissait une certaine autonomie et une mobilité sociale et géographique. Leur perspective d’en retrouver un est limitée, et les pressions sociales et politiques sont énormes. Onze associations de femmes ont été fermées par décret-loi, tandis que des enseignantes du primaire et du secondaire ont été licenciées. Plus de 800 avocates et juges ont été démises de leurs fonctions ou arrêtées. Des dizaines de femmes journalistes et cinq femmes parlementaires du Parti démocratique des peuples (HDP) sont en prison depuis des mois. Dans les municipalités kurdes, les centres d’accueil et de protection locale pour les victimes de violences ont été fermés. Les manifestations publiques de femmes, dont celle de la Journée internationale le 8 mars, ont été interdites dans de nombreuses localités. Il est difficile d’exprimer l’ampleur de la destruction de droits que l’état d’urgence impose aux femmes.
• Une régression inquiétante des droits au quotidien
Durant la période marquée par le passage d’une démocratie parlementaire à un système présidentiel autoritaire, on peut noter des régressions importantes dans les mentalités en ce qui concerne les droits des femmes. Tous les aspects de la vie au quotidien sont affectés. Les femmes figurent parmi les victimes des attentats, qui se multiplient : Diyarbakir (juin 2015), Suruç (juillet 2015), Ankara (octobre 2015). En ce qui concerne la santé, nous assistons à des mesures formelles et informelles, des pratiques administratives et des discours visant à empêcher et criminaliser la contraception, l’avortement et la césarienne. Le langage des représentants politiques est violent, ces pratiques étant qualifiées de « meurtres ». Les justifications pour les empêcher sont morales et religieuses, mais elles concernent aussi les politiques démographiques. Dans le domaine de l’éducation, la multiplication des écoles religieuses (imam hatip) normalise la non-mixité des filles et des garçons et impose des codes vestimentaires et des méthodologies islamiques. Les contenus des enseignements sont révisés, islamisés, returquisés. Les directeurs d’école, les recteurs d’université, le président du Conseil des études supérieures sont liés directement au président de la République.
Par ailleurs, de nombreuses femmes étudiantes, militantes, enseignantes, journalistes, artistes, écrivaines, médecins et avocates font l’expérience de la prison. Bien que les femmes kurdes et les femmes syndicalisées soient particulièrement visées, les femmes turques et les pratiquantes ne sont pas épargnées par les procédures administratives et criminelles. Pour celles qui ne sont pas en prison, les violations de droits qui se déploient au sein du système carcéral touchent leurs proches emprisonnés. Lors du référendum constitutionnel d’avril 2017, les femmes se sont en majorité positionnées contre les réformes vers un système présidentiel. Dès 2002, de nombreuses associations et commissions de femmes avaient produit des rapports en vue d’une réforme de la Constitution, proposant une conception de la citoyenneté basée sur l’individu plutôt que sur la famille. Elles insistaient sur le concept d’égalité, condamnant les discriminations basées sur le genre, l’orientation sexuelle,
la religion ou l’ethnicité. Mais, dans la pratique, le contexte n’est pas propice aux négociations. Le référendum constitutionnel de 2017 s’est déroulé dans un climat de haine raciale et sexiste, sous soupçon de fraude électorale – confirmée ultérieurement par des observateurs internationaux –, alors que, à l’aube, la police arrêtait des milliers de personnes à leur domicile.
• La force des mouvements des femmes pour la liberté
Les années 1990 et 2000 sont particulièrement fertiles pour la multiplication des espaces gérés et organisés par des femmes et la diversification de leurs productions culturelles et politiques. Depuis vingt-cinq ans, de nombreux centres de recherche dans les universités, ainsi que des associations de femmes en politique, dans les domaines de la santé ou dans l’entrepreneuriat offrent des lieux aux femmes pour penser et traiter ensemble les questions les concernant. Les revues, les magazines et les maisons d’édition de femmes se multiplient, et des centres d’accueil pour les victimes de violence sont créés. Elles s’impliquent dans le travail de mémoire, débattent de l’aspect pornographique de l’exposition médiatique de corps violentés, multiplient les efforts pour que les auteurs de viols, de meurtres, et d’agressions soient criminalisés alors que le système semble toujours leur reconnaître des circonstances atténuantes. Les collaborations avec des groupes de femmes partout dans le monde, en Occident comme en Inde ou dans le monde musulman, ainsi que l’accès à des fonds européens et étrangers dans les années 2000 augmentent leur capacité d’action. Le processus de négociation avec les institutions européennes ouvre la voie à des réformes dans les Codes civil et pénal en 2002 en ce qui concerne l’égalité dans le mariage, le divorce et la propriété. Cet investissement public se fait en lien avec les associations LGBT, qui se multiplient ; et les transsexuelles jouent un rôle important dans la visibilité des violences faites aux femmes. Durant cette période, l’ascension des partis islamistes ouvre des espaces aux musulmanes pratiquantes, qui deviennent de plus en plus visibles et actives dans le domaine public. Les femmes kurdes aussi investissent le public, que ce soit dans les lieux institutionnels comme le Parlement ou à travers les mouvements sociaux. Les témoignages historiques écrits par des Arméniennes se multiplient. Durant cette décennie 2000, les femmes utilisent des méthodologies féministes, elles parlent, témoignent et se forment pour récolter des données et constituer des archives. Dès 2009, les Femmes contre la guerre (Baris için kadinlar) créent des espaces de rencontre et d’action collective entre femmes kurdes et turques qui se mobilisent pour poser les bases d’une paix durable. Les femmes sont également actives dans les mouvements urbains et pour la préservation de l’héritage culturel et de l’environnement. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’elles soient au coeur des révoltes de Gezi de 2013. Elles y jouent un rôle symbolique et esthétique, participent à la gestion pratique, technique et quotidienne du parc, et elles participent aux débats et aux prises de décision. Elles sont aussi insultées, menacées et frappées par la police. En 2013, les femmes se distinguent déjà dans les mouvements sociaux et dans des actions directes pour essayer de contrer les politiques gouvernementales menaçant leurs droits. Elles sont nombreuses au sein du mouvement des Universitaires pour la paix ; en janvier 2016, elles signent la pétition qui dénonce les politiques de guerre au Kurdistan turc. Elles participent aux mouvements sociaux urbains et environnementaux partout dans le pays. Elles se positionnent politiquement et elles sont organisées et actives dans la gestion de réseaux de solidarité, la production et le partage de connaissances.
Les manifestations du 8 mars, même lors des interdictions, sont massives partout dans le pays, avec des slogans en turc, kurde, arménien. On y maintient le principe de nonmixité, les femmes marchent entre femmes, elles revendiquent leurs droits, leur liberté et leur joie. Le viol et le meurtre d’özgecan Aslan, le 11 février 2015, entraînent le mouvement #sendeanlat, permettant aux femmes de raconter et de dénoncer leurs expériences de violences sexuelles. Les femmes sont ainsi actives sur Internet, elles ont des connaissances techniques, et ont des stratégies politiques pour se faire entendre. Lors de procès de femmes qui ont assassiné leurs violeurs, comme Nevin Yildirim, en 2012, des campagnes de soutien sont organisées. La question des violences apparaît aussi dans les débats au sujet des mariages religieux. En automne 2017, dans la campagne intitulée « Ces lois ne passeront pas comme cela », les femmes se positionnent contre des normes qui permettront aux muftis de réaliser des unions. Elles relèvent les dangers qu’implique cette pratique du point de vue du consentement de la femme et de sa liberté de choix de partenaire, mais aussi du point de vue du mariage des mineures, de la polygamie et du divorce. Les très jeunes femmes et les femmes migrantes sont particulièrement vulnérables face à ces pratiques.
Des femmes toujours présentes
Tout au long de l’histoire républicaine, de nombreuses femmes ont contribué et participé avec enthousiasme aux efforts de construction de l’état-nation turc. Elles ont toujours milité pour que leurs droits soient déterminés par des cadres légaux plutôt que par des hommes, et sont particulièrement attentives aux modifications de la Constitution. Sous l’empire ottoman, Halide Edip Adivar (1884-1964) participe au mouvement des Jeunes-turcs et demande la restauration de la Constitution de 1876. Alors que la ségrégation des genres dans l’espace public et privé est encore la norme, elle discute de l’éducation et de l’émancipation des femmes, critique la pratique de la polygamie, défend le droit de vote, au divorce et à l’emploi, et participe à la formation de nombreuses organisations de femmes. Dès la création de la République en 1923, l’image d’une femme turque idéale est imposée : les femmes kémalistes, républicaines, sont mères de famille et éducatrices, elles sont en bonne santé morale et physique, et elles marchent d’un pas assuré en jupe. Grâce aux réformes de Mustafa Kemal, dit « Atatürk » (18811938), elles ont accès aux écoles et à tout l’espace public. Dès 1934, elles gagnent le droit de vote. Atatürk est régulièrement accompagné de femmes lors de ses missions éducatives, militaires et sociales. Elles parlent la langue turque et ne portent pas le voile. Elles vivent dans des espaces mixtes, travaillent, prennent les transports en commun. Ces femmes portent en elles et sur elles le féminisme d’état. Pourtant, l’imposition de cette identité nationale turque unique et exclusive du point de vue ethnique, religieux et linguistique ne reconnaît pas l’existence de femmes qui ne s’accordent pas avec ce modèle de « femme idéale ».
Les musulmanes pratiquantes sont rendues invisibles pendant presque toute l’histoire républicaine. C’est en 1987, autour de controverses au sujet du voile, qu’elles commencent à prendre des postures politiques et publiques. Le 28 février 1997, le coup d’état forçant le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan (19262011) à démissionner est un moment clé, un élément central dans les discours de victimisation des pratiquants, particulièrement des femmes musulmanes. Ce putsch est accompagné de la mise en place de « chambres de persuasion », cabines installées devant l’entrée de certaines universités pour « convaincre » les femmes de se dévoiler. L’interdiction du hijab dans la fonction publique est encore en vigueur en 1999 lorsque Merve Kavakçi fait son entrée voilée à la Grande Assemblée nationale. Le tabou est brisé symboliquement en 2007, lors de la cérémonie de l’accession à la présidence de la République d’abdullah Gül (2007-2014) qui, pour la première fois depuis des années, est accompagné par son épouse lors d’une cérémonie officielle. C’est en 2012 que tous les obstacles administratifs potentiels sont levés. Victimes de discriminations structurelles et de pressions sociales, les musulmanes pratiquantes développent au cours des années des stratégies pour prendre des fonctions publiques, et doivent négocier leur relation avec leur corps, leur religion et leur famille. Dans les années 2000, malgré les résistances de femmes républicaines, l’accès des femmes voilées aux fonctions publiques est défendu par de nombreuses féministes.
Entraves à la participation politique et résistances armées
Progressivement, les laïques ne dominent plus. Selon le Premier ministre (20032014) et président (depuis 2014) Recep Tayyip Erdogan et les hommes qui l’entourent, la « nouvelle femme turque » serait pieuse et voilée, et son métier serait d’enfanter. Au-delà des discours et des pratiques sexistes des dirigeants de L’AKP, les pratiquantes ont gagné, au cours des années 1990 et 2000, l’accès à l’éducation et aux professions. Les différences de classes sociales sont énormes parmi elles, les dernières années ayant vu l’embourgeoisement de toute une classe de femmes pratiquantes. Les jeunes urbaines sont actives sur les réseaux sociaux, elles vont à l’université. Dans la littérature islamique populaire contemporaine et sur des blogs, les femmes débattent, souvent sous la surveillance d’hommes, de la possibilité et des contours d’un féminisme islamique ; et de nombreuses musulmanes actives pour les droits des femmes refusent la dénomination de féministe et le principe de l’égalité. Mais, aujourd’hui, être pieuse n’est plus suffisant pour être considérée comme une femme respectable en Turquie, il faut aussi montrer l’allégeance au gouvernement de L’AKP. Recep Tayyip Erdogan, défenseur autoproclamé des droits des musulmanes opprimées par la Turquie séculaire, condamne des milliers de femmes supposément affiliées au mouvement Gülen au chômage, à des fouilles arbitraires, à la prison. Les universités, les hôpitaux, les associations, les maisons d’édition, les journaux, les écoles et les crèches où elles travaillaient sont fermés. Après le coup d’état de juillet 2016, les passeports de ces musulmanes ont été annulés et tous leurs droits sociaux supprimés.
Les femmes kurdes, elles, étaient déjà et sont toujours hors la loi. Les procédures d’assimilation et les révoltes kurdes successives positionnent les femmes kurdes au centre
d’une histoire dont elles sont effacées. Dès les années 1980, elles expérimentent toutes les formes d’actions politiques non institutionnelles, légales et illégales, et des actions directes tout en tentant de participer aux politiques institutionnelles. Lors de sa cérémonie de prestation de serment au Parlement en 1991, Leyla Zana porte un bandeau aux couleurs kurdes dans ses cheveux. C’est sous les insultes de tous les hommes présents qu’elle sera traînée en dehors de l’assemblée, après avoir terminé son discours avec un message – prononcé en kurde – de fraternité entre les peuples turc et kurde. L’entrée en grand nombre des femmes kurdes au Parlement se fait en juin 2015. Pendant toute la période électorale et dès leur prise de fonction dans les municipalités locales, elles subissent des insultes sexistes et des menaces physiques. La guerre reprend après les élections et des procédures sont mises en place pour criminaliser les élus locaux. Cinq députées du HDP, dont certaines avaient déjà passé plus de dix ans en prison dans les années 1980, sont emprisonnées à la suite de la levée de leur immunité parlementaire en 2016. Les militantes, journalistes, avocates, enseignantes et activistes kurdes sont aussi régulièrement poursuivies. Mais, même en prison, elles continuent d’être actives, à l’instar de Zehra Dogan.
Les Mères du samedi (Cumartesi anneleri), qui demandent les restes de leurs proches disparus depuis vingt ans, témoignent de la violence du monde des femmes kurdes. La lutte armée dans laquelle s’engagent certaines Kurdes est « découverte » et récupérée par le monde de la mode occidental en 2014. Les femmes kurdes sont armées, souriantes, belles et libres ; leur image fait vendre, et leur parcours de vie fascine les Européennes. Elles contribuent ainsi à redorer l’image du mouvement de libération kurde et à le positionner comme un laboratoire pour les mouvements de gauche radicale à un niveau global. En Turquie, leur image n’a rien de glamour, elles sont des terroristes à éliminer : il est permis de les tuer, comme ce fut le cas de trois militantes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Söylemez, à Paris en janvier 2013, ou celui d’ekin Van, à Varto en août 2015. Dans la pratique, les femmes engagées dans le mouvement de libération kurde ont des formations idéologique et militaire, elles doivent avoir une grande discipline mentale et physique. Elles s’impliquent dans des mouvements féministes tout en développant un champ de recherche qui leur est propre, la jinéologie, théorie et pratique pour l’émancipation des femmes.
• Les limites imposées par les formes de masculinité
Les trois grands axes utilisés communément pour catégoriser les mouvements des femmes en Turquie – républicaines, musulmanes, kurdes – sont liés à des projets politiques plus larges qui ont chacun leur corpus de textes, de coutumes, de moments fondateurs, de symboles, de héros et de martyrs, et chacun son leader. À moins vaste échelle, ces cadres référentiels excluent les expériences des femmes qui s’impliquent dans des mouvements locaux en dehors des principes d’ethnicité ou de religion, et excluent aussi d’autres minorités religieuses ou ethniques comme les femmes arméniennes, juives, alévies ou yézidies, pour qui la vie en Turquie implique souvent de devoir dissimuler leur identité pour des questions de sécurité. Ils excluent aussi les femmes qui se considèrent comme libres de liens communautaires et sont engagées dans les arts, les médias, les entreprises, et la vie culturelle de façon autonome.
Pour penser les femmes en Turquie, il faut reconnaître la centralité de la figure du père et des formes de masculinité qui y sont promues et idéalisées. Dès les années 1990, la figure de Recep Tayyip Erdogan se confronte au symbole de l’homme turc par excellence depuis 1923, Mustafa Kemal Atatürk, reconnu comme le premier et le seul « père de la nation ». À ces deux figures s’ajoute celle d’abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), emprisonné depuis 1999. Malgré leurs différences, ces trois hommes sont source d’inspiration, promoteurs et théoriciens de mouvements de femmes. Ils sont tous trois visuellement omniprésents : leur image est partout, sur des posters, dans les rues, leur nom est tatoué sur des corps… Ils ont tous des idées claires sur ce qui est « bon » et pour leurs femmes et pour leurs enfants. Ils sont admirés et craints, et l’on ne remet pas en question leur autorité. Ils s’entourent tous de structures d’état bureaucratiques et militarisées. Ainsi, ils imposent également des formes de masculinité qui reflètent leurs idées de la nation et de la société. Ils interviennent sur les codes vestimentaires, les croyances, les mentalités et les pratiques quotidiennes des hommes qui les entourent. Ils dictent aux femmes leur code de conduite, tracent les contours de leur espace de vie et de leur relation à leur corps, et cherchent à forger leur esprit.
Malgré les limitations et la violence imposées par ces hommes, soulignons que, lors de la manifestation contre les violences faites aux femmes du 25 novembre 2017, elles étaient des milliers dans les rues à scander : « Nous voulons la vie ! », « Nous n’obéirons pas ! »