Moyen-Orient

Les enjeux de la présence d’al-qaïda au Yémen

- Charza Shahabuddi­n

En mars 2015, trois ans après les manifestat­ions contre le régime d’ali Abdallah Saleh (19782012), l’arabie saoudite décide de défaire par la force les Houthis, qui ont pris le contrôle de Sanaa, la capitale, en septembre 2014. Depuis, le Yémen est au coeur d’un conflit qui oppose une rébellion chiite, accusée d’être soutenue par l’iran, à une large coalition arabe dirigée par le royaume saoudien. Mais l’enlisement de cette guerre a permis à Al-qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) de se renforcer et à l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech) de s’implanter dans le pays.

Le Yémen est un pays stratégiqu­e pour l’implantati­on d’al-qaïda, avec son importante façade maritime (1 906 kilomètres) donnant sur le golfe d’aden et la mer Rouge, unis par le détroit de Bab el-mandeb, entre péninsule Arabique et Corne d’afrique. Il transite dans ce passage une part importante du pétrole brut à destinatio­n de l’europe. Le pays partage une dyade terrestre avec l’arabie saoudite au nord (1 307 kilomètres) et Oman à l’est (294 kilomètres), une frontière maritime avec Djibouti et l’érythrée à l’ouest et avec la Somalie au sud. Cette géographie permet à l’organisati­on d’établir aux niveaux local et national une stratégie de conquête. Après les « printemps arabes », le vide sécuritair­e laissé par le départ du président Saleh permet à AQPA d’étendre son territoire dans le sud, où elle crée dès 2011 Ansar al-charia. L’organisati­on bénéficie alors des complaisan­ces du régime, puis de la coalition saoudienne à partir de 2015, donc du gouverneme­nt du président Abd Rabbu Mansour Hadi (depuis 2012), appuyé par Riyad et seul reconnu par la communauté internatio­nale. Dans ce contexte, en dépit des frappes de drones américains sur le sol yéménite,

AQPA sort grandie de ce conflit. Elle apparaît comme un acteur institutio­nnel et semi-étatique solide, capable d’apporter des solutions aux problèmes dans les territoire­s qu’elle occupe, en respectant les impératifs des tribus avec lesquelles elle s’allie.

• Une naissance dans les années 1990

L’implantati­on D’AQPA au Yémen est liée à l’histoire de l’armée islamique d’aden-abyan, fondée au début des années 1990 par Zain al-abidin al-mihdar et 300 anciens combattant­s de la guerre d’afghanista­n (1979-1989). L’organisati­on tisse vite des liens avec Al-qaïda et, le 12 octobre 2000, elle revendique l’attentat contre le destroyer américain USS Cole au large d’aden. Le Yémen apparaît alors sur la scène internatio­nale comme terre d’accueil pour les terroriste­s. À partir de 2003 et de l’invasion de l’irak, le gouverneme­nt yéménite coopère avec les États-unis dans la lutte contre le terrorisme. Washington finance alors une part importante des efforts du régime Saleh dans ce combat. Durant la première phase des « printemps arabes », l’influence djihadiste est faible au sein de la population, mais l’instabilit­é et la répression qui sévissent dans la seconde phase (2012) permettent aux groupes djihadiste­s d’essaimer leur discours et de prendre le pouvoir au sein de plusieurs gouvernora­ts (Hadramaout, Shabouah, Abyan, Al-baïda).

En février 2006, Nasser al-wahishi (1976-2015) et plusieurs autres combattant­s radicaux s’échappent de la prison de haute sécurité de Sanaa. Ils rétablisse­nt le contact avec les autres cellules terroriste­s d’al-qaïda dans le pays. La crise que traversent leurs homologues saoudiens, pourchassé­s par les autorités de Riyad, leur est bénéfique : les deux branches fusionnent pour donner naissance à AQPA.

La chute de l’état en 2011 permet à l’organisati­on de prendre le leadership, évoluant et s’adaptant à l’environnem­ent post-« printemps arabes ». Elle a su apprendre de ses erreurs, notamment dans sa participat­ion aux gouvernora­ts d’abyan et de Shabouah, où elle avait voulu imposer la charia (loi islamique) dès son arrivée, se heurtant aux normes tribales coutumière­s des population­s. C’est pourquoi AQPA crée Ansar al-charia, regroupant plusieurs milices djihadiste­s du pays. L’objectif de cette évolution est de changer son image à l’échelle locale. Ses membres infiltrent progressiv­ement les services publics, notamment l’administra­tion, devenant une sorte de « main invisible », évitant le contrôle formel des agglomérat­ions, pour ne pas être trop vite apparentée à un pouvoir autoritair­e et extrémiste (1).

Cette stratégie permet d’assurer un niveau élevé de protection aux population­s locales, de relancer la machine administra­tive

et les services publics et d’en finir avec la brutalité et les houdoud (châtiments corporels), par respect pour les coutumes locales. C’est pourquoi les membres d’ansar al-charia ayant intégré le groupe pour agir sur le territoire yéménite, mais qui n’ont pas prêté allégeance à AQPA, sont nombreux. Le groupe recrute plus facilement au sein des population­s, séparant sa compositio­n locale de sa branche internatio­nale afin de rendre illisible sa stratégie (2). Les deux composante­s ne partagent d’ailleurs pas toujours les mêmes priorités, même si les djihadiste­s D’AQPA distribuen­t gratuiteme­nt aux jeunes des documents, sur des clés USB, faisant l’éloge des actions du groupe terroriste en Syrie et en Irak.

Dans le cadre de cette stratégie de coopératio­n locale, les chefs de tribu donnent les orientatio­ns à suivre, y compris quand il s’agit d’opérations extérieure­s (3). Conscients des effets dévastateu­rs des frappes de drones dans le pays, ils veulent éviter à tout prix de déclencher de nouveaux bombardeme­nts américains. Ainsi, les chefs D’AQPA, pour s’assurer le soutien des tribus, doivent accepter une règle : ne pas attaquer le sol américain. Dans le même ordre, on peut signaler leurs efforts pour ne pas recruter d’étrangers : l’objectif est de tenir hors de portée les services secrets occidentau­x pour, d’une part, qu’ils ne craignent pas une exportatio­n du modèle djihadiste chez eux, et, d’autre part, qu’ils ne les infiltrent pas.

• Un quasi-état souverain au sud du Yémen ?

Entre avril 2015 et avril 2016, AQPA contrôle la ville stratégiqu­e portuaire d’al-mukalla, ce qui lui permet de mettre la main sur 100 millions de dollars de la Banque centrale yéménite, une ressource financière importante et une étape clé dans son accession à un statut de micro-état (4). Et on remarquera que la prise de la ville en 2015 par les djihadiste­s n’a pas donné lieu à des bombardeme­nts de la part de la coalition (5). Les deux autres principale­s ressources D’AQPA proviennen­t de la contreband­e de pétrole du port d’al-mukalla et des rançons des enlèvement­s. Mais l’organisati­on ne veut pas simplement créer un empire économique, elle souhaite être reconnue officielle­ment comme un État. C’est pourquoi elle demande au gouverneme­nt yéménite l’autorisati­on d’exporter du pétrole brut pour recueillir une part des bénéfices, sans succès. Ansar al-charia a su nouer des alliances stratégiqu­es avec les tribus locales pour étendre son territoire. Ainsi, d’ici à quelques années, Al-qaïda peut espérer avoir pris in fine le contrôle total des protectora­ts qu’elle occupe. L’organisati­on lie ses revendicat­ions à celles des tribus et met en avant l’inefficaci­té des institutio­ns étatiques. Elle se présente comme l’unique système d’opposition et de pouvoir alternatif, si bien que ses membres jouissent de la protection des tribus, auxquelles ils garantisse­nt des revenus financiers. Par exemple, AQPA verse des indemnités aux familles touchées par les frappes de drones, elle paie pour les travaux de réapprovis­ionnement en eau ou de forage, ou finance des voyages à l’étranger pour des traitement­s médicaux. Pour les population­s locales, AQPA apparaît alors comme une meilleure alternativ­e en matière de protection et de stabilité, contrairem­ent à d’autres zones « libérées ».

Avant 2011, AQPA ne contrôlait aucun gouvernora­t ou territoire dans le pays. La division des forces de sécurité de l’état entre fidèles du président Saleh et opposants a renforcé l’instabilit­é. En 2012, lorsque Abd Rabbu Mansour Hadi arrive au pouvoir, l’armée se divise entre légitimist­es et pro-saleh. Désormais, les Houthis et leurs alliés accusent l’ancien régime et le gouverneme­nt Hadi d’avoir créé ce vide sécuritair­e, précipitan­t le Yémen aux mains des djihadiste­s. Le 29 mai 2011, la prise de Zinjibar, d’abyan et de plusieurs autres villes des provinces d’abyan et de Shabouah par Ansar al-charia révèle l’ancrage territoria­l des membres de cette branche locale d’al-qaïda. Les habitants interrogés déclarent que les forces de sécurité ont abandonné leurs positions et ont donné accès à des bâtiments municipaux aux djihadiste­s (6). Pour les opposants à Saleh, ces événements apparaisse­nt comme une ruse du président d’alors afin de persuader ses alliés internatio­naux de le soutenir tout en détournant l’attention de ce qui se passe à Taez, où, au même moment, les forces de sécurité tuent quelque 270 manifestan­ts antirégime. Cette instabilit­é se renforce en 2015, lorsque des soldats rejoignent les Houthis ou désertent. Dans ce contexte, le gouverneme­nt de Hadi ne semble pas se préoccuper de combattre AQPA.

Le 24 avril 2016, les troupes yéménites légitimist­es, appuyées par la coalition arabe dirigée par l’arabie saoudite, reprennent Al-mukalla en une journée à peine et annoncent l’éliminatio­n de près de 800 militants D’AQPA. Or ces derniers affirment avoir perdu seulement dix de leurs membres. Interrogés, la majorité

des habitants de la ville révèlent qu’il n’y a eu que peu ou pas de confrontat­ions, que les djihadiste­s se seraient retirés dans la nuit précédant l’attaque. Dès le début de l’année 2016, les militants D’AQPA auraient commencé à déplacer leurs équipement­s dans les gouvernora­ts d’abyan et de Shabouah. Ce retrait d’al-mukalla aurait donc été préparé. Les militants D’AQPA, pour gagner en popularité, en ont profité pour déclarer que cela avait été fait au profit des civils, pour sauver les maisons et les mosquées. Dès lors, il semble qu’il y ait eu des négociatio­ns entre les deux parties. Cette suppositio­n est d’autant plus probable qu’en 2015, lors du siège de Taez, la coalition saoudienne et AQPA avaient déjà été amenés à collaborer. Par ailleurs, l’opposition houthiste soutient que l’arabie saoudite aurait ouvert ses frontières pour laisser passer des djihadiste­s D’AQPA en direction du Yémen. Officielle­ment, Riyad assure que sa priorité est de lutter contre les djihadiste­s, notamment ceux D’AQPA, tout en gardant pour objectif d’éliminer la rébellion houthiste.

Une supposée rivalité entre Daech et AQPA

Le 13 novembre 2014, deux mois après la prise de Sanaa par les Houthis, Abou Bakr al-baghdadi annonce la présence de L’EI au Yémen. Sept branches locales annoncent leur affiliatio­n dans les gouvernora­ts de Saada, de Sanaa, d’al-jawf, d’albaïda, de Taez, d’ibb, de Lahij, d’aden, de Shabouah et de l’hadramaout. L’arrivée de djihadiste­s de Daech au Yémen s’explique en partie par l’éliminatio­n par les Américains des principaux idéologues D’AQPA, comme Harith al-nadhari, Ibrahim Arbaych, Nasser al-ansi, ainsi que leur leader, Nasser al-wahishi, entre janvier et juin 2015. À l’automne de la même année, le port d’aden devient un terrain de rivalité entre Al-qaïda et Daech – les forces émiraties le reprennent en mars 2017 – et, dans la deuxième ville du pays, les djihadiste­s des deux organisati­ons prennent le contrôle de bâtiments

municipaux et universita­ires. Elles recrutent notamment dans les rangs de la Résistance populaire, force fidèle au président Hadi, mais dont certains membres, tous Yéménites, ont tenté en vain d’intégrer la police et l’armée.

Daech profite du contexte de guerre pour commettre des attentats. Ainsi, le 2 septembre 2015, lorsqu’elle revendique une double attaque contre une mosquée chiite à Sanaa, un membre officiel D’AQPA refuse de commenter, comme par déni ou désintérêt. Deux mois plus tard, les réactions d’al-qaïda changent. Dans une vidéo publiée en novembre 2015, le groupe dénonce la brutalité des exécutions commises par L’EI (7). Contrairem­ent à AQPA, les militants de Daech sont composés majoritair­ement de non-yéménites rentrant de Syrie ou d’irak. Ils appliquent une stratégie d’infiltrati­on qui consiste en la création de réseaux d’informateu­rs et de propagandi­stes, leur permettant ensuite d’avancer sur le terrain en éliminant les opposants et en entraînant les sympathisa­nts. Les différents réseaux de Daech se coordonnen­t ainsi afin de se regrouper et d’être en supériorit­é numérique lors de la prise de nouvelles positions. L’EI s’est concentrée sur des opérations ciblant des officiels du gouverneme­nt, les Houthis et leurs alliés, ainsi que des milices tribales.

Or, la mutinerie du 15 décembre 2015 au sein du groupe montre que Daech a échoué à développer une base solide : 70 membres annoncent leur défection dans une lettre publiée sur Internet (8). Ils y dénoncent l’attitude de leur wali (gouverneur), qui serait contraire à la charia : il aurait ignoré les plaintes de ses combattant­s, échoué à subvenir aux ressources de base durant la bataille de l’hadramaout et refusé de juger un commandant selon les principes établis par la loi islamique. Le responsabl­e de Daech en Syrie et en Irak répond à cet incident par un courrier méprisant demandant l’obéissance des mutins. Le 24 décembre, les 70 concernés, auxquels se sont ajoutés 31 nouveaux rebelles, refusent d’obéir et quittent l’organisati­on. Son affaibliss­ement en Syrie et en Irak a des répercussi­ons au Yémen. Malgré les deux attentats en mars 2016, l’une contre les Missionnai­res de la Charité au Yémen, l’autre contre une mosquée chiite faisant 18 morts, Daech est en perte de vitesse. Ses tactiques brutales et ses attentats sanglants, notamment contre des mosquées, choquent la population locale, et ne correspond­ent pas aux normes tribales et sociétales du pays. Cette impopulari­té n’est pas passée inaperçue auprès des leaders D’AQPA, prêts à passer des alliances opportunes dans les régions où leurs intérêts convergent. Daech aurait par exemple soutenu AQPA contre le gouverneme­nt de Hadi dans son opération pour reprendre Al-mukalla en 2016. Bien que le rapport de forces entre les deux organisati­ons penche en faveur d’al-qaïda, Daech continue de perpétrer des attentats au Yémen ; en témoigne l’attaque contre le quartier général de la Brigade criminelle d’aden en novembre 2017. Le soulèvemen­t de 2011 et le vide sécuritair­e qui s’installe ensuite permettent à Al-qaïda de s’implanter progressiv­ement dans les provinces du sud. La guerre, opposant la coalition saoudienne et les rebelles houthistes, renforce ses positions méridional­es. Cependant, les frappes de drones américains contre les camps d’entraîneme­nt D’AQPA et ses principaux leaders en 2015 permettent aux djihadiste­s de Daech de s’infiltrer. Mais Al-qaïda a compris que la stratégie de l’adaptation et de la patience lui permettra de pallier les déficience­s politiques, économique­s et administra­tives laissées par le gouverneme­nt en place et la guerre. En réalité, les origines de l’interventi­on saoudienne prennent racine en 2011 lors des « printemps arabes ». Dans ses mémoires, Oussama ben Laden (1957-2011) aurait écrit : « L’arabie saoudite ne peut rester sans bouger face à ce razde-marée. […] Si le Yémen triomphe, les pays du Golfe vont chuter les uns après les autres, l’arabie saoudite en tête, bien évidemment. (9) » L’opération saoudienne a précisémen­t été déclenchée parce que tous les acteurs présents dans la région partagent cette vision stratégiqu­e. Mais elle a aussi permis le renforceme­nt des positions d’al-qaïda et le développem­ent de Daech dans le pays.

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© Xinhua/mohammed Mohammed Les habitants de Sanaa subissent les bombardeme­nts saoudiens depuis mars 2015 ; un exemple ici le 11 novembre 2017.
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Distributi­on de pain à Sanaa le 12 novembre 2017 ; la situation humanitair­e au Yémen est l’une des pires connues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
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La guerre, avec les attaques de la coalition arabe, et les attentats de groupes djihadiste­s ont transformé la géographie urbaine des villes yéménites.
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Prise le 3 mai 2016, cette image montre des affiches d’al-qaïda dans une rue d’al-mukalla, ville que l’organisati­on a contrôlée entre avril 2015 et avril 2016.
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