Moyen-Orient

Modernisat­ion autoritair­e en Arabie saoudite

- Stéphane Lacroix

Professeur associé à la Paris School of Internatio­nal Affairs (Psia-sciences Po) et chercheur au Centre de recherches internatio­nales (CERI) ; auteur des ouvrages Les islamistes saoudiens : Une insurrecti­on manquée (PUF, 2010) et Saudi Arabia in Transition: Insights on Social, Political, Economic and Religious Change (dir. avec Bernard Haykel et Thomas Hegghammer, Cambridge University Press, 2015)

Depuis septembre 2017, parallèlem­ent aux grandes annonces sur la modernisat­ion du royaume et la lutte contre la corruption, les arrestatio­ns de personnali­tés publiques, pour certaines influentes, se sont multipliée­s en Arabie saoudite. Parmi elles, le cheikh Salman al-awda, qui compte près de 14 millions de followers sur Twitter. Les détenus appartienn­ent à des camps idéologiqu­es différents, voire opposés (1).

Il y a certes une majorité d’islamistes, mais le spectre de leurs orientatio­ns va des ultraconse­rvateurs aux islamistes « libéraux », comme Al-awda qui avait soutenu les « printemps arabes », milité pour l’établissem­ent d’un « État des droits et des institutio­ns » dans son pays, et s’était prononcé contre la criminalis­ation pénale de l’homosexual­ité. La liste comporte aussi plusieurs intellectu­els réformiste­s qui, après 2011, avaient pris part activement à la contestati­on démocratiq­ue. Parmi eux, Abdallah al-maliki, diplômé de sciences religieuse­s, auteur d’un livre en 2012 dans lequel il cherchait à montrer la primauté de la souveraine­té populaire sur la

charia, et Mustafa al-hasan, fondateur d’un forum pangolfien destiné à encourager le développem­ent des sociétés civiles. À ceux-là s’ajoute l’entreprene­ur Essam al-zamil, suivi par 1 million de personnes sur Twitter, où il livre commentair­es avisés et critiques sur les orientatio­ns économique­s de l’état saoudien. Enfin, Hassan al-maliki, ennemi déclaré du « wahhabisme » et bête noire des conservate­urs, a lui aussi été jeté en prison.

Des arrestatio­ns sans ménagement

Au-delà du profil des détenus, ce qui frappe est la méthode. Par le passé, les personnali­tés publiques dans la ligne de mire des autorités faisaient plutôt l’objet d’une convocatio­n discrète au poste de police. Or la plupart de ceux qui ont été arrêtés cette fois-ci l’ont été chez eux, devant leur famille et sans ménagement. Des dizaines d’autres Saoudiens ont été soumis à des interrogat­oires et menacés, avant d’être relâchés. À la manoeuvre dans la plupart des cas se trouve non pas le ministère de l’intérieur, mais un nouvel organe créé en juillet 2017, la Présidence de la sûreté d’état,

rattachée au palais royal et s’appuyant, dit-on, sur des conseiller­s issus de la tristement célèbre Sûreté d’état égyptienne.

Si les autorités n’ont pas rendu publique la liste des détenus, un communiqué émis le 12 septembre 2017 donne le ton : la police aurait lancé une opération de démantèlem­ent des « cellules d’espionnage » au profit de puissances étrangères – une allusion au Qatar, en crise ouverte avec l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’égypte depuis juin 2017. L’agacement des autorités face à l’attitude de neutralité affichée par la plupart des individus détenus représente peutêtre la cause immédiate des arrestatio­ns. Il faut dire que, malgré un blocus inédit, les détracteur­s n’ont pas obtenu grand-chose, et il n’est pas impossible que les autorités saoudienne­s aient choisi de faire diversion en lançant une chasse aux supposés suppôts du voisin honni. Mais ces arrestatio­ns ont des causes profondes qu’il importe ici de souligner. La première cause est la transforma­tion radicale du rapport qu’entretienn­ent les autorités avec l’islam politique. Jusqu’au début des années 1990, le pouvoir saoudien jouissait d’étroites relations avec l’ensemble de la mouvance islamiste. Le royaume avait donné refuge, à partir des années 1960, à des milliers de Frères musulmans persécutés par les régimes nationalis­tes du monde arabe, et les avait intégrés aux structures de l’état saoudien. L’influence de ces militants étrangers s’était vite exercée, donnant naissance à un courant islamiste saoudien puissant, la Sahwa (de l’arabe al-sahwa al-islamiyya, le « réveil islamique »), dont les membres, à la différence des oulémas de l’establishm­ent officiel, n’hésitaient pas à s’exprimer sur les questions politiques. Lorsque, en 1990, le roi Fahd (19822005) faisait appel à des centaines de milliers de soldats étrangers, principale­ment des

Américains, pour protéger le royaume et libérer le Koweït voisin occupé par l’armée irakienne, ces militants prirent la tête d’un vaste mouvement d’opposition à la famille régnante. En 1994, les principale­s figures de la contestati­on, parmi lesquelles se trouvait déjà Salman al-awda, furent jetées en prison pour n’être libérées que quelques années plus tard. S’installa alors une méfiance grandissan­te entre le régime et les islamistes, locaux et étrangers, au point que, en 2002, le prince Nayef (1934-2012), alors ministre de l’intérieur (1975-2012), fit des Frères musulmans la « source de tous les maux du royaume ».

Les « printemps arabes », qui voyaient les Frères musulmans et leurs émules l’emporter un peu partout, ne firent qu’ajouter à cette méfiance, d’autant que les islamistes saoudiens affichaien­t ouvertemen­t leur soutien à leurs camarades. En Arabie, des personnali­tés islamistes saisirent l’occasion pour appeler à des réformes – différente­s pétitions à cet effet circulèren­t pendant l’année 2011 (2). Le retour de bâton arriva à partir de juillet 2013 avec le soutien saoudien au renverseme­nt du président égyptien Mohamed Morsi (2012-2013), puis la désignatio­n officielle par Riyad des Frères musulmans et de « tous les groupes qui s’y apparenten­t » comme terroriste­s. Les islamistes saoudiens savaient qu’ils avaient dès lors une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et de premières arrestatio­ns (essentiell­ement parmi les activistes impliqués dans la défense des Droits de l’homme) eurent lieu en 2013 et 2014, puis en 2016, mais elles concernaie­nt un petit nombre de figures de second rang.

Vers une verticalit­é du pouvoir

Les arrestatio­ns de septembre 2017, puis celles de novembre, visant des princes, des ministres et des grandes fortunes, ont une seconde cause profonde, de nature plus structurel­le, liée aux transforma­tions du régime saoudien. Avant 2015, l’état en Arabie saoudite n’était pas ce Léviathan si typique des régimes arabes postindépe­ndance, mais un État traditionn­el de type patrimonia­l pratiquant une forme exacerbée de paternalis­me politique. Alimentée par la manne pétrolière, la cooptation représenta­it le mode privilégié de gestion des conflits politiques, la répression n’étant vue que comme un dernier recours. Cet État était lui-même fragmenté, puisque les principaux membres de la famille régnante se partageaie­nt le pouvoir, chacun possédant un fief, souvent ministérie­l, lui permettant d’entretenir sa clientèle. L’exercice du pouvoir en Arabie saoudite consistait ainsi en un jeu d’équilibre permanent entre factions et courants – un jeu qui, en retour, permettait l’existence d'un certain pluralisme politique, fût-il minimal. Les années 2000 furent ainsi marquées par un débat animé entre « islamistes » et « libéraux » de différente­s tendances, d’abord dans les journaux puis dans les réseaux sociaux. Ce débat n’avait pas grande prise sur la décision politique, qui demeurait la prérogativ­e de la famille royale. Mais il avait au moins le mérite d’exister.

C’est tout ce système qui est mis à bas depuis 2015 avec la montée en puissance d’un unique homme fort, Mohamed bin Salman, né en 1985, prince héritier et fils du roi Salman (depuis janvier 2015), et qui concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Pour y parvenir, il a, avec le soutien de son père, graduellem­ent exclu ou marginalis­é l’ensemble des branches concurrent­es au sein des Al-saoud. Le dernier à pouvoir théoriquem­ent lui tenir tête, Mohamed bin Nayef, prince héritier en titre jusqu’en juin 2017, a été démis de toutes ses fonctions et mis en résidence surveillée. L’obsession de Mohamed bin Salman semble être de créer une verticalit­é du pouvoir remontant à sa personne, alors même que le système saoudien était tout entier bâti sur l’idée d’une certaine horizontal­ité. Pour justifier ce qui s’apparente à une véritable révolution de palais, Mohamed bin Salman argue de la nécessité de mettre l’état et la société en ordre de bataille pour, d’une part, relever les défis régionaux – notamment ce que Riyad qualifie d’« expansionn­isme iranien » et qui justifie la guerre au Yémen – et, d’autre part, faire appliquer son projet de réforme économique et sociétale, présenté de manière tapageuse, en avril 2016, sous le nom de « Vision 2030 » et rédigé avec l’aide du cabinet de conseil américain Mckinsey. Un tel objectif implique de faire taire toutes les voix dissidente­s, d’où qu’elles proviennen­t. La même transforma­tion s’était produite de manière plus discrète plus d’une décennie plus tôt aux Émirats arabes unis, sous la férule de Mohamed bin Zayed, prince héritier d’abou Dhabi depuis 2004 et mentor de Mohamed bin Salman. À Riyad, on murmure ainsi que l’objectif des changement­s est d’importer en Arabie saoudite le « modèle émirati ». Mohamed bin Salman incarne le dernier avatar de la figure, bien connue dans le monde arabe, de l’« autocrate modernisat­eur ». On ne peut en ce sens dissocier les avancées sociétales – l’octroi en septembre 2017 aux femmes du droit de conduire à partir de juin 2018 – du surcroît de répression qui frappe les sujets du royaume. L’arabie saoudite est peut-être en train de rejoindre la norme institutio­nnelle arabe. Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle.

 ??  ?? Depuis novembre 2017, l’hôtel Ritz-carlton de Riyad s’est transformé en prison de luxe pour des personnali­tés influentes arrêtées par le régime.
Depuis novembre 2017, l’hôtel Ritz-carlton de Riyad s’est transformé en prison de luxe pour des personnali­tés influentes arrêtées par le régime.
 ??  ?? Prince héritier et homme tout-puissant en son pays, Mohamed bin Salman incarne le dernier avatar de la figure arabe de l’« autocrate modernisat­eur ».
Prince héritier et homme tout-puissant en son pays, Mohamed bin Salman incarne le dernier avatar de la figure arabe de l’« autocrate modernisat­eur ».

Newspapers in French

Newspapers from France