Modernisation autoritaire en Arabie saoudite
Professeur associé à la Paris School of International Affairs (Psia-sciences Po) et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) ; auteur des ouvrages Les islamistes saoudiens : Une insurrection manquée (PUF, 2010) et Saudi Arabia in Transition: Insights on Social, Political, Economic and Religious Change (dir. avec Bernard Haykel et Thomas Hegghammer, Cambridge University Press, 2015)
Depuis septembre 2017, parallèlement aux grandes annonces sur la modernisation du royaume et la lutte contre la corruption, les arrestations de personnalités publiques, pour certaines influentes, se sont multipliées en Arabie saoudite. Parmi elles, le cheikh Salman al-awda, qui compte près de 14 millions de followers sur Twitter. Les détenus appartiennent à des camps idéologiques différents, voire opposés (1).
Il y a certes une majorité d’islamistes, mais le spectre de leurs orientations va des ultraconservateurs aux islamistes « libéraux », comme Al-awda qui avait soutenu les « printemps arabes », milité pour l’établissement d’un « État des droits et des institutions » dans son pays, et s’était prononcé contre la criminalisation pénale de l’homosexualité. La liste comporte aussi plusieurs intellectuels réformistes qui, après 2011, avaient pris part activement à la contestation démocratique. Parmi eux, Abdallah al-maliki, diplômé de sciences religieuses, auteur d’un livre en 2012 dans lequel il cherchait à montrer la primauté de la souveraineté populaire sur la
charia, et Mustafa al-hasan, fondateur d’un forum pangolfien destiné à encourager le développement des sociétés civiles. À ceux-là s’ajoute l’entrepreneur Essam al-zamil, suivi par 1 million de personnes sur Twitter, où il livre commentaires avisés et critiques sur les orientations économiques de l’état saoudien. Enfin, Hassan al-maliki, ennemi déclaré du « wahhabisme » et bête noire des conservateurs, a lui aussi été jeté en prison.
Des arrestations sans ménagement
Au-delà du profil des détenus, ce qui frappe est la méthode. Par le passé, les personnalités publiques dans la ligne de mire des autorités faisaient plutôt l’objet d’une convocation discrète au poste de police. Or la plupart de ceux qui ont été arrêtés cette fois-ci l’ont été chez eux, devant leur famille et sans ménagement. Des dizaines d’autres Saoudiens ont été soumis à des interrogatoires et menacés, avant d’être relâchés. À la manoeuvre dans la plupart des cas se trouve non pas le ministère de l’intérieur, mais un nouvel organe créé en juillet 2017, la Présidence de la sûreté d’état,
rattachée au palais royal et s’appuyant, dit-on, sur des conseillers issus de la tristement célèbre Sûreté d’état égyptienne.
Si les autorités n’ont pas rendu publique la liste des détenus, un communiqué émis le 12 septembre 2017 donne le ton : la police aurait lancé une opération de démantèlement des « cellules d’espionnage » au profit de puissances étrangères – une allusion au Qatar, en crise ouverte avec l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’égypte depuis juin 2017. L’agacement des autorités face à l’attitude de neutralité affichée par la plupart des individus détenus représente peutêtre la cause immédiate des arrestations. Il faut dire que, malgré un blocus inédit, les détracteurs n’ont pas obtenu grand-chose, et il n’est pas impossible que les autorités saoudiennes aient choisi de faire diversion en lançant une chasse aux supposés suppôts du voisin honni. Mais ces arrestations ont des causes profondes qu’il importe ici de souligner. La première cause est la transformation radicale du rapport qu’entretiennent les autorités avec l’islam politique. Jusqu’au début des années 1990, le pouvoir saoudien jouissait d’étroites relations avec l’ensemble de la mouvance islamiste. Le royaume avait donné refuge, à partir des années 1960, à des milliers de Frères musulmans persécutés par les régimes nationalistes du monde arabe, et les avait intégrés aux structures de l’état saoudien. L’influence de ces militants étrangers s’était vite exercée, donnant naissance à un courant islamiste saoudien puissant, la Sahwa (de l’arabe al-sahwa al-islamiyya, le « réveil islamique »), dont les membres, à la différence des oulémas de l’establishment officiel, n’hésitaient pas à s’exprimer sur les questions politiques. Lorsque, en 1990, le roi Fahd (19822005) faisait appel à des centaines de milliers de soldats étrangers, principalement des
Américains, pour protéger le royaume et libérer le Koweït voisin occupé par l’armée irakienne, ces militants prirent la tête d’un vaste mouvement d’opposition à la famille régnante. En 1994, les principales figures de la contestation, parmi lesquelles se trouvait déjà Salman al-awda, furent jetées en prison pour n’être libérées que quelques années plus tard. S’installa alors une méfiance grandissante entre le régime et les islamistes, locaux et étrangers, au point que, en 2002, le prince Nayef (1934-2012), alors ministre de l’intérieur (1975-2012), fit des Frères musulmans la « source de tous les maux du royaume ».
Les « printemps arabes », qui voyaient les Frères musulmans et leurs émules l’emporter un peu partout, ne firent qu’ajouter à cette méfiance, d’autant que les islamistes saoudiens affichaient ouvertement leur soutien à leurs camarades. En Arabie, des personnalités islamistes saisirent l’occasion pour appeler à des réformes – différentes pétitions à cet effet circulèrent pendant l’année 2011 (2). Le retour de bâton arriva à partir de juillet 2013 avec le soutien saoudien au renversement du président égyptien Mohamed Morsi (2012-2013), puis la désignation officielle par Riyad des Frères musulmans et de « tous les groupes qui s’y apparentent » comme terroristes. Les islamistes saoudiens savaient qu’ils avaient dès lors une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et de premières arrestations (essentiellement parmi les activistes impliqués dans la défense des Droits de l’homme) eurent lieu en 2013 et 2014, puis en 2016, mais elles concernaient un petit nombre de figures de second rang.
Vers une verticalité du pouvoir
Les arrestations de septembre 2017, puis celles de novembre, visant des princes, des ministres et des grandes fortunes, ont une seconde cause profonde, de nature plus structurelle, liée aux transformations du régime saoudien. Avant 2015, l’état en Arabie saoudite n’était pas ce Léviathan si typique des régimes arabes postindépendance, mais un État traditionnel de type patrimonial pratiquant une forme exacerbée de paternalisme politique. Alimentée par la manne pétrolière, la cooptation représentait le mode privilégié de gestion des conflits politiques, la répression n’étant vue que comme un dernier recours. Cet État était lui-même fragmenté, puisque les principaux membres de la famille régnante se partageaient le pouvoir, chacun possédant un fief, souvent ministériel, lui permettant d’entretenir sa clientèle. L’exercice du pouvoir en Arabie saoudite consistait ainsi en un jeu d’équilibre permanent entre factions et courants – un jeu qui, en retour, permettait l’existence d'un certain pluralisme politique, fût-il minimal. Les années 2000 furent ainsi marquées par un débat animé entre « islamistes » et « libéraux » de différentes tendances, d’abord dans les journaux puis dans les réseaux sociaux. Ce débat n’avait pas grande prise sur la décision politique, qui demeurait la prérogative de la famille royale. Mais il avait au moins le mérite d’exister.
C’est tout ce système qui est mis à bas depuis 2015 avec la montée en puissance d’un unique homme fort, Mohamed bin Salman, né en 1985, prince héritier et fils du roi Salman (depuis janvier 2015), et qui concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Pour y parvenir, il a, avec le soutien de son père, graduellement exclu ou marginalisé l’ensemble des branches concurrentes au sein des Al-saoud. Le dernier à pouvoir théoriquement lui tenir tête, Mohamed bin Nayef, prince héritier en titre jusqu’en juin 2017, a été démis de toutes ses fonctions et mis en résidence surveillée. L’obsession de Mohamed bin Salman semble être de créer une verticalité du pouvoir remontant à sa personne, alors même que le système saoudien était tout entier bâti sur l’idée d’une certaine horizontalité. Pour justifier ce qui s’apparente à une véritable révolution de palais, Mohamed bin Salman argue de la nécessité de mettre l’état et la société en ordre de bataille pour, d’une part, relever les défis régionaux – notamment ce que Riyad qualifie d’« expansionnisme iranien » et qui justifie la guerre au Yémen – et, d’autre part, faire appliquer son projet de réforme économique et sociétale, présenté de manière tapageuse, en avril 2016, sous le nom de « Vision 2030 » et rédigé avec l’aide du cabinet de conseil américain Mckinsey. Un tel objectif implique de faire taire toutes les voix dissidentes, d’où qu’elles proviennent. La même transformation s’était produite de manière plus discrète plus d’une décennie plus tôt aux Émirats arabes unis, sous la férule de Mohamed bin Zayed, prince héritier d’abou Dhabi depuis 2004 et mentor de Mohamed bin Salman. À Riyad, on murmure ainsi que l’objectif des changements est d’importer en Arabie saoudite le « modèle émirati ». Mohamed bin Salman incarne le dernier avatar de la figure, bien connue dans le monde arabe, de l’« autocrate modernisateur ». On ne peut en ce sens dissocier les avancées sociétales – l’octroi en septembre 2017 aux femmes du droit de conduire à partir de juin 2018 – du surcroît de répression qui frappe les sujets du royaume. L’arabie saoudite est peut-être en train de rejoindre la norme institutionnelle arabe. Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle.