… de Nael Eltoukhy sur la société dans l’égypte d’abdel Fattah al-sissi
De Nael Eltoukhy sur la société dans l’égypte d’abdel Fattah al-sissi
Votre roman présente, parfois avec humour, un monde de crimes, de prostitution, d’orphelins désemparés, d’intolérance. Que voulez-vous montrer ?
Je ne suis pas sûr d’avoir voulu montrer quelque chose en particulier. Les scènes de pauvreté me semblent plus intéressantes et « sexy » que celles d’un monde propre, aseptisé et parfait. Beaucoup de personnes ressentent la même chose, excepté les réalisateurs de soap operas égyptiens, qui préfèrent généralement se focaliser sur la vie des jeunes hommes d’affaires et femmes au corps parfait dans de grandes villas avec piscine. Peut-être que la misère et la pauvreté donnent plus de sens à la réalité que la perfection. Peut-être, aussi, que les gens croient plus en la dystopie qu’en l’utopie, au sens où cela semble plus « réaliste »…
En Égypte, lorsque les conservateurs critiquent de façon virulente des mots obscènes, des allusions ou des mentions à la sexualité ou lorsque les films montrent des scènes de pauvreté ou de misère, les arguments des défenseurs de la liberté d’expression poussent à regarder la réalité en face, réalité qui se révèle bien plus obscène et misérable que la fiction. Il existe une pensée hégémonique selon laquelle la misère serait un tremplin vers la réalité et que cette exagération à la montrer pourrait être une bonne description d’un avenir réel, probable. De tous les travaux futuristes qui se concentrent sur la science-fiction, ceux du Britannique Herbert George Wells (1866-1946) sont remarquables. Dans La machine à explorer le temps, paru en 1895, il situe son action dans l’avenir, mais, au lieu de décrire la vie d’étrangers sur une autre planète, il choisit de dépeindre une lutte des classes, en l’occurrence la tension sociale ; cela a plus de crédibilité que toute autre référence à la science-fiction.
Que représentent les sept femmes de votre livre ? Elles sont fortes et courageuses, elles dirigent le monde à Alexandrie.
Dans la société égyptienne, les femmes sont beaucoup plus défavorisées que les hommes. Si les traditions, la religion ou la loi essaient d’empêcher ces femmes de se montrer dans la sphère publique, parfois, ces pressions échouent, car, pour des raisons économiques et pour faire vivre leur famille, elles doivent travailler. Viennent alors les agressions sexuelles dans la rue. De nos jours, il existe en Égypte beaucoup de campagnes contre ce harcèlement, avec de nombreux outils, stratégies et slogans. Certaines femmes intériorisent cette oppression en considérant qu’effectivement, il est bien pour elles de ne pas travailler ou de ne pas défier le code vestimentaire que leur impose la société.
Les femmes ne fonctionnent pas toutes de la même manière et doivent faire face à de nombreux préjugés. Il en existe de très fortes dans les quartiers les plus pauvres ainsi que dans les plus riches. Dans mon premier roman, Leila Anton (2012, non traduit), la métaphore principale est celle d’une femme qui écorche son mari comme elle décortique les crevettes. C’est parce que je préfère ce genre de femmes fortes aux autres et qu’elles sont pour moi une source d’inspiration que j’ai voulu en faire les héroïnes de mon livre Les femmes de Karantina.
« Les Cairotes se considèrent plutôt comme des citoyens de l’égypte, indifférents aux autres villes et gouvernorats égyptiens, tandis que les Alexandrins se définissent avant tout comme étant d’alexandrie. » Si Le Caire (ci-contre), la capitale, et Alexandrie (ci-dessous), l’antique métropole faisant face à la mer, ont leurs différences, les deux villes sont marquées par une grande pauvreté.
Qu’est-ce qui pousse les Alexandrins à se fédérer aussi puissamment autour de l’extrémisme aveugle, de la sauvagerie et de la haine ?
Alexandrie est un prétexte pour poser le décor d’un cas de folie, fait de violence et de stupidité ; cet irrationnel qui guide nos vies. C’est l’une des seules villes que je connais bien en Égypte, avec Le Caire, bien sûr, où l’on peut également retrouver ces violences dans la plupart des quartiers et des bidonvilles. En décidant que mes personnages s’envoleraient pour Alexandrie, je me suis senti libre parce que cette ville m’est familière et aussi parce qu’elle est associée à des histoires denses, de nostalgie, de vies cosmopolites, de cultures et de civilisations méditerranéennes et européennes avec lesquelles je peux jouer et que je peux reformuler, cacher et montrer. C’est ce qui fait d’alexandrie une ville attractive, où l’opportunité de chatouiller des histoires hégémoniques nous est offerte. Ses habitants n’ont rien, ou presque, de particulier par rapport à ceux du Caire ou d’ailleurs ; à mon sens, ils se ressemblent, ils sont aussi stupides, maladroits que lâches. Afin de les comprendre, on se doit d’être tolérant envers leurs peurs irrationnelles et leur stupidité.
Ce qui distinguerait les Alexandrins des autres, c’est leur sentiment de supériorité. Comme pour la plupart des communautés, ce sentiment trouve son origine dans leur histoire. Ils pensent être plus européens que le reste de l’égypte, plus grecs peutêtre, plus urbains – la tension urbain/rural est plus prégnante à Alexandrie, notamment au sein de son élite culturelle. En ce sens, il existe une certaine tension entre la capitale et Alexandrie. À la différence des gens du Caire, Alexandrie a une identité. En arabe, l’adjectif « alexandrin » est beaucoup plus populaire que « cairote », qui n’était pas du tout répandu au cours des siècles précédents. Historiquement, le nom courant en arabe pour « Le Caire » était « Masr », autrement dit « Égypte ». Les Cairotes se considèrent plutôt comme des citoyens de l’égypte, indifférents aux autres villes et gouvernorats égyptiens, tandis que les Alexandrins se définissent avant tout comme étant d’alexandrie. Le Caire représente l’égypte, alors qu’alexandrie n’est qu’elle-même. Ce qui peut expliquer certaines choses sur les sentiments respectifs d’appartenance.
Mais, à côté de cela, lorsqu’on interroge un Égyptien sur sa ville natale et qu’il répond qu’il est du Caire, on pourrait lui rétorquer : « Personne n’est originaire du Caire. Dites-moi la vérité : d’où viennent vos grands-parents ? ». Bien qu’elle ait
été créée au VIE siècle, Le Caire n’est pas considérée comme une ville authentique, elle représente une sorte de « nouveau riche » par rapport à Alexandrie, la vraie aristocrate. Peut-être est-ce pour cette raison qu’alexandrie est perçue comme plus authentique que sa concurrente. C’est ce qui fait perdurer un certain « chauvinisme alexandrin ».
L’humour et la truculence du roman servent-ils à mettre de la distance avec cette banalisation de la violence ?
Peut-être. Cela est lié aux couleurs. N’aimant pas les couleurs monochromes (rouge, noir, jaune…), j’ai préféré en inventer une autre en associant plusieurs d’entre elles. Pour traduire cette idée, je ne voulais pas faire un livre sur la violence ou juste une bande dessinée. Je me suis interrogé, dans un premier temps, sur la pertinence d’écrire un livre empli de violence et d’humour, réaliste, relatant des faits extraordinaires et, ensuite, un livre intelligent sur des gens stupides. Je suis fasciné par le concept de stupidité dans le drame et la fiction, car dans la fiction, les personnes stupides font rire le public ; c’est la raison pour laquelle l’humour fait partie intégrante du livre, et le lecteur le ressent. Mais qu’en est-il si, en tant qu’auteur, je décide de raconter la stupidité juste pour la comprendre ? Je pense que les sentiments seraient mitigés, les rires horrifiés peut-être ; un sentiment général d’inconfort se dégagerait. Mon objectif consiste à rendre les lecteurs mal à l’aise. J’aime comparer l’écriture à une épingle qui vous gêne en permanence, mais que vous ne pouvez enlever parce que c’est amusant. C’est la meilleure métaphore de ce que doit être mon écriture.
Les liens sociaux à Alexandrie (et en Égypte) ne semblent tenir que par des « combines » multiples. La corruption, le clientélisme, le népotisme, l’allégeance constituent-ils la seule façon de s’en sortir ?
En Égypte, il existe plusieurs types d’économies : une formelle et une multitude d’autres possibilités. Ainsi, pour obtenir un service, il faut payer un prix déjà fixé et, pour garantir sa réalisation, il faut avancer une somme supplémentaire, de façon tout à fait illégale, à l’employé responsable. On peut appeler ça bakchich ou corruption. Mais on paie sans état d’âme parce que tout le monde sait que l’employé a réellement besoin de cette somme pour survivre. La société fonctionne de cette façon, ce qui permet au système de perdurer. La corruption existe à des petits niveaux dans la société à cause des défaillances du régime, incapable d’assurer aux citoyens une qualité de vie et des services adéquats.
La microsociété de Karantina est-elle si « micro » dans le roman et dans l’égypte actuelle ?
Les deux personnages principaux, Ali et Inji, essaient de restaurer cette gloire passée dans ce nouveau quartier de Karantina, inspiré de l’ancien (et réel) quartier, démoli il y a de nombreuses années. J’ai emprunté tous les détails aux bidonvilles d’alexandrie et du Caire, qui continuent d’ailleurs de croître en raison de l’exode rural et de la création de nouveaux quartiers de luxe pour la classe moyenne supérieure, qui nécessite des espaces fermés pour les travailleurs qui construisent ces immeubles. En ce sens, ces bidonvilles ne sont pas si « micro » ; au contraire, ils s’étendent au fur et à mesure que croît le néolibéralisme.
Mais, il existe aussi des mythes locaux sur chacun de ces bidonvilles, « des histoires nationales » qui glorifient ces quartiers et leurs habitants. Cela s’illustre, par exemple, durant les matchs de football. À une échelle plus importante, ces histoires se retrouvent au niveau des gouvernorats. Chaque quartier a son mythe/histoire et ses personnages célèbres et les glorifie afin de montrer et prouver sa supériorité. Dans le roman, c’est la même chose pour Karantina. Premier argument, et non des moindres, c’est d’abord un bidonville créé par les gens et non par le gouvernement ; ensuite, il est localisé à Alexandrie, qui regorge d’histoires nationales ! Il y a de tout cela dans l’esprit des habitants de Karantina. Actuellement, la misère, la pauvreté et les quartiers informels sont toujours bien présents.
Vos personnages recréent un monde qu’ils dénoncent, notamment quand il s’agit de religion. La soumission est-elle la seule façon de s’en sortir ?
On parle d’« allégeance », de « dévouement », mais, dans la majorité des cas, c’est l’intérêt, ou plus précisément les illusions relatives à ces intérêts, qui font bouger les gens. Comme ils ne peuvent pas admettre ce simple fait, ils l’expriment dans leur discours comme étant une allégeance et un dévouement, comme quelque chose de juste. Ce qui est fascinant dans la religion, en l’occurrence l’islam dans le roman, c’est qu’un slogan peut tout justifier : être tolérant et violent, être honnête ou tricher ; elle permet aux gens de se sentir mieux, même s’ils sont des idiots/ignorants. Pour Karl Marx (1818-1883), la religion est l’« opium du peuple » ; raison pour laquelle j’apprécie la religion.
Les accommodements avec la violence sont-ils nécessaires face aux défaillances et faiblesses de l’état ?
Effectivement, mais la violence existe bel et bien au quotidien. Pour un gouvernement, quel qu’il soit, il arrive que la meilleure façon de gérer un problème consiste à s’en désintéresser, comme s’il allait se résoudre de lui-même. Le fait de reporter un problème ne constitue pas toujours un stratagème judicieux, mais cela signifie que les autorités ne connaissent tout simplement pas la solution. Dès lors, comme la plupart d’entre nous, elles font comme si le problème n’existait pas. Le déni est commun à tous les gouvernements.
Les Frères musulmans ont-ils des moyens d’action supérieurs à ceux des pouvoirs traditionnels ? Comment leur discours a-t-il pu devenir si mobilisateur ?
L’analyse assez répandue, et que je partage, consiste à dire que leur discours a pu être aussi fédérateur à cause de l’insuffisance des projets de modernisation de Gamal Abdel Nasser (1954-1970), de l’échec des idées développées par la gauche et qui a abouti à un effondrement de l’union soviétique en 1991.
Pendant la période de prérévolution, les Frères musulmans ont eu des moyens d’action supérieurs à ceux des partis traditionnels. Le président Hosni Moubarak (1981-2011) et ses hommes ont incarné le régime, les Frères musulmans, l’opposition politique au gouvernement, et les autres cercles des islamistes (dont les salafistes et les djihadistes), le peuple. Frères musulmans et salafistes sont hégémoniques dans les rues égyptiennes. J’ai été stupéfait de voir comment ils ont gagné le pouvoir, comment ils sont devenus la boussole de la société. Ce pouvoir éthique était même assimilé par leurs ennemis. Ainsi, l’argument laïque principal contre eux consiste à dire que les Frères musulmans ne représentent pas le « vrai islam » qui serait, lui, modéré et tolérant… Il est difficile pour quelqu’un de se dire laïque, athée ou qu’il ne s’intéresse pas à la religion. Depuis le soulèvement de 2011, ce n’est plus vraiment le cas, à tout le moins dans les grandes villes égyptiennes, parce que cette révolution a concerné la jeunesse, la démocratie et le progrès, ce qui permet à des valeurs laïques de devenir des points de repère. Je n’ai jamais hésité à faire référence à des femmes non voilées. À la suite du changement rapide lié aux événements post-2011, même les plus conservateurs des jeunes qui marchaient dans la rue portaient des shorts. Par ailleurs, les vélos symbolisaient eux aussi le fait que quelque chose de nouveau était en train de se passer : la grande mode consiste, pour les filles et les garçons, à rouler à vélo alors même que, des décennies précédentes, cet acte était considéré comme une honte et un signe de pauvreté. Actuellement, au contraire, cela est vu comme une activité ludique et tendance.
De plus en plus, des valeurs et des pratiques laïques inspirent une grande partie de la population.
Comment qualifier la société égyptienne actuelle, celle dirigée par le président Abdel Fattah al-sissi (élu en mai 2014) ?
À tout point de vue, la situation est sombre : l’oppression contre les activistes, la forte volonté de nationaliser les médias, la livre égyptienne qui a perdu beaucoup de sa valeur, les attaques terroristes… Mais deux éléments essentiels caractérisent l’époque du président Abdel Fattah al-sissi. Tout d’abord, une expansion rapide du libéralisme associée à une dictature militaire, mue par un désir de « libérer l’économie » avec un degré zéro de tolérance à l’égard de toute opinion divergente. Ensuite, la faillite. Dans l’histoire égyptienne et à la lueur des éléments déjà évoqués, le président Al-sissi est celui qui a le plus échoué. J’espère qu’il va rester au pouvoir parce qu’il n’y a pas d’alternative actuellement. La situation est compliquée : tant qu’il ne pourra pas faire face au terrorisme dans le Sinaï, au Caire et à Alexandrie, il restera au pouvoir. La population égyptienne, qui voit le terrorisme monter, est de plus en plus en colère, mais n’a pas l’intention d’évincer le président, tout simplement parce qu’elle a peur de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech). D’une certaine façon, cela a à voir avec mes idées sur la stupidité des gens, stupidité que nous devons comprendre et envers laquelle nous devons être tolérants.
Comment la complexité entre les pouvoirs politique, économique et militaire peut-elle évoluer en Égypte ?
Il est difficile de le dire. Dans mon entourage, les personnes sont plus intéressées et mobilisées par les questions de genre, y compris l’homosexualité. En tant qu’auteur d’articles d’opinion pour le magazine en ligne Mada Masr (www.madamasr. com), je constate que les journalistes et auteurs qui rédigent et produisent des reportages vidéo pour le site sont plus intéressés par les problèmes sociaux que par la politique. Je ne suis pas sûr que cela change quelque chose à la situation, mais la révolution de 2011 avait pour objectif de faire tomber Hosni Moubarak et il s’est effectivement retiré (le 11 février). Depuis, les islamistes ont perdu de leur hégémonie dans les villes en Égypte, chose que nous n’aurions jamais imaginée. C’est l’effet papillon.
Que pouvez-vous dire des conséquences des « printemps arabes » au regard de la situation sociale et économique actuelle en Égypte ?
Politiquement et économiquement, la situation est sombre, mais semble prometteuse sur le plan social. La population est de plus en plus sensibilisée aux Droits de l’homme, aux questions de genre et même aux problèmes environnementaux, complètement absents auparavant… Tous les jours, de plus en plus d’événements culturels sont organisés. C’est une conséquence directe de la révolution de 2011 et du développement d’internet. Le régime veut stopper ce changement social, mais c’est impossible parce qu’il est lié aux individus. Beaucoup de tabous ont été brisés ; on ne les retrouvera pas. Voilà un point positif.