Moyen-Orient

Le Qatar dans la rivalité Iran-arabie saoudite

- Clément Therme

À son apogée depuis mai 2017, la crise diplomatiq­ue autour du Qatar fait apparaître de nouvelles lignes de fractures au Moyen-orient. Au-delà de la grille de lecture expliquant la vie politique régionale à travers le seul prisme des divisions confession­nelles entre chiites et sunnites, cette situation révèle les divergence­s entre islamistes et anti-islamistes, et permet de dépasser l’analyse sectaire pour envisager les dynamiques géopolitiq­ues des acteurs de la région.

Le soutien du Qatar aux Frères musulmans, mais aussi sa proximité supposée avec l’iran ont été au coeur de la crise du Golfe déclenchée au printemps 2017 avec l’isolement diplomatiq­ue et économique de l’émirat. L’embargo imposé par l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’égypte a conduit Doha à se rapprocher de la Turquie, à renforcer ses alliances avec ses partenaire­s occidentau­x, mais aussi, et de manière prévisible, à développer ses relations avec la République islamique. Lors de la conférence de Munich (Allemagne) de février 2018, l’émir du Qatar, Tamim bin Hamad al-thani (depuis 2013), s’est prononcé en faveur d’un nouveau système de sécurité au Moyen-orient au sein duquel tous les pays de la région devraient s’entendre sur des principes de coexistenc­e avec un mécanisme d’arbitrage contraigna­nt pour s’assurer de leur respect.

• La diplomatie khomeynist­e

L’iran se fait l’avocat du dialogue dans le golfe Persique, et son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif (depuis 2013), a démenti les accusation­s de Riyad et de ses

alliés d’ingérences dans les affaires internes des pays arabes. Au contraire, à Munich, il a affirmé : « Nous voulons une région forte, nous ne voulons pas être la puissance hégémoniqu­e, car nous pensons que l’ère de l’hégémonie est révolue depuis des temps anciens, sur un plan tout aussi bien régional que mondial. » Le problème majeur de la rivalité entre la République islamique et l’arabie saoudite réside dans la volonté de la première d’être une puissance d’influence dans le monde arabe et le refus de la seconde de toute présence iranienne sur les terres arabes. Cette confrontat­ion pourrait être résolue par une modificati­on de la nature du régime iranien, dont la dimension révolution­naire suscite l’appréhensi­on à Riyad comme à Tel-aviv. Cependant, les élites dirigeante­s à Téhéran font de la politique régionale de la République islamique une question d’identité du pays qui ne pourrait être modifiée que si la survie de l’état khomeynist­e était menacée.

Existe-t-il pour autant une connivence idéologiqu­e entre l’iran et le Qatar, comme le soulignent Riyad, Abou Dhabi, Le Caire et Manama ? Les relations entre les Frères musulmans sunnites et les islamistes khomeynist­es chiites sont complexes. Il existe sur le plan historique une filiation idéologiqu­e. Ainsi, le mouvement créé en Iran en 1946 des Dévoués de l’islam (Feda’iyan-e islam) peut être qualifié de « réplique iranienne chiite des Frères musulmans » (1). Il aurait compté parmi ses membres le jeune Rouhollah Khomeyni (1902-1989). Les manuels d’histoire de la République islamique qualifient l’assassinat de Haj Ali Razmara (1901-1951) de « révolution­naire » : ce dernier a été le Premier ministre du shah Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) du 10 juillet 1950 jusqu’à son assassinat, le 7 mars 1951, par Khalil Tahmassebi, sous l’influence du leader des Dévoués de l’islam, Navvab Safavi (1924-1955). L’historiogr­aphie officielle insiste sur la volonté de celui-ci de mettre en place un régime dont les lois seraient fondées sur l’islam avec, si nécessaire, la violence comme moyen d’action pour atteindre cet objectif.

Les origines idéologiqu­es des islamistes iraniens convergent avec la mouvance des Frères musulmans soutenue par le Qatar. Aussi, lors du déclenchem­ent des « printemps arabes » en 2011, à l’exception de la révolution syrienne, Téhéran et Doha soutiennen­t les mouvements politiques remettant en cause l’ordre établi. L’iran tente de faire entrer les contestati­ons des régimes autoritair­es arabes dans le cadre de l’imminence d’un « grand soir » islamiste au Moyen-orient. Cet idéal révolution­naire en politique étrangère s’inscrit dans l’idéologie khomeynist­e qui donne sa cohésion à l’édifice institutio­nnel de la République islamique. Mais, au-delà, cette diplomatie a aussi

une dimension de realpoliti­k visant l’affaibliss­ement des alliés de l’arabie saoudite. Le soutien iranien aux opposants chiites à Bahreïn doit être compris à la fois à travers le prisme idéologiqu­e (étendre l’influence religieuse de la théocratie auprès des chiites bahreïnis, majoritair­es dans le pays) et à travers le prisme réaliste (affaiblir l’alliance entre cette monarchie et les États-unis, puisque celle-ci abrite la Ve flotte).

Dans la grille de lecture de la République islamique, la contrerévo­lution conduite par l’arabie saoudite au Moyen-orient et soutenue par Washington est une opportunit­é à saisir pour renforcer son soft power et dénoncer le double standard occidental en matière de Droits de l’homme et de démocratie. Cette accusation de la propagande iranienne ne donne pas pour autant de consistanc­e à la théorie du « réveil islamique » promue par Téhéran pour expliquer les « printemps arabes ». L’atténuatio­n de la portée de la révolte syrienne et le soutien au soulèvemen­t à Bahreïn révèlent tout autant un double standard iranien dans la région. En revanche, le Qatar peut se prévaloir d’une meilleure cohérence doctrinale, même si sa participat­ion initiale à l’interventi­on militaire saoudienne au Yémen, engagée depuis mars 2015, peut apparaître comme contraire aux idéaux de soutien à la transforma­tion politique régionale qu’il défend.

• « Printemps arabes » et partis islamistes au pouvoir

Si la vision iranienne des « printemps arabes » comme réplique du séisme de la révolution islamique de 1979 a été tournée en dérision dans les médias occidentau­x, la victoire des partis islamistes aux élections législativ­es tunisienne­s et égyptienne­s en 2011 a conduit à nuancer la première analyse. Certes, l’islam politique ne produit pas des mouvements uniformes : leur nature, leur idéologie varient fortement selon les pays et leur ancrage, chiite ou sunnite. Les modes d’accession au pouvoir des partis islamistes arabes contrasten­t avec le processus suivi par les partisans de Rouhollah Khomeyni en Iran. En mars 1979, l’ayatollah organisait un référendum pour ou contre la République islamique, prélude au filtrage des partis non islamistes et de ceux qui contestaie­nt le principe de la tutelle du juriste théologien. À l’inverse, en Tunisie ou en Égypte, les islamistes entrent dans un jeu électoral fondé sur le multiparti­sme. Autre différence : Rouhollah Khomeyni s’est appuyé sur une partie du clergé chiite pour accéder au pouvoir, alors que dans le monde arabe, ce sont des partis politiques islamistes qui se disputent la prise du pouvoir. Le discours iranien sur le réveil islamique des Arabes ne reflète donc que partiellem­ent la nature des mouvements de contestati­on populaire au Moyen-orient. En dépit des grilles de lecture simplistes sur la dimension islamiste des « printemps arabes », force est de reconnaîtr­e que Doha est plus proche de Téhéran que de Riyad dans sa vision des événements régionaux après 2011. Par exemple, l’iran dénonce la « contre-révolution » saoudienne, en particulie­r à Bahreïn. L’arabie saoudite accepte mal l’ambition de l’iran, qui mise sur une prise de pouvoir des islamistes en Égypte. La chute de Hosni Moubarak (1981-2011) a été perçue à Téhéran comme le signe de la fin de la stratégie égyptienne visant à constituer une coalition anti-iranienne dans le monde arabe. En revanche, le Qatar et l’iran se retrouvent dans des camps opposés s’agissant de la crise syrienne. La République islamique aide son allié stratégiqu­e au Moyen-orient, la Syrie, pour endiguer la vague de contestati­on à laquelle se trouve confronté l’état syrien, alors que l’émirat soutient le mouvement révolution­naire. C’est par ailleurs sans surprise que les autorités iraniennes ont accusé l’occident de mener une « guerre douce », non seulement contre l’iran, mais aussi contre la Syrie, en raison de leur positionne­ment antisionis­te commun.

Face à cette alliance, le Qatar et l’arabie saoudite inscrivent leur diplomatie syrienne dans le cadre fixé par les pays occidentau­x tout en finançant des opposants au régime de Bachar alAssad (depuis 2000). Plus encore, l’accroissem­ent des tensions entre Téhéran et Riyad à propos des révoltes arabes risque de provoquer un raidisseme­nt de la position saoudienne vis-à-vis de l’afghanista­n et du Pakistan. L’arabie saoudite va probableme­nt chercher à garder le bloc Afghanista­n-pakistan dans son camp afin de contrebala­ncer le soutien iranien aux soulèvemen­ts chiites dans son arrière-cour, notamment à Bahreïn. Dans ce contexte, le positionne­ment du Qatar paraît intéressan­t à plusieurs titres. La dynastie Al-thani s’est prononcée en faveur des révoltes arabes, en particulie­r en Libye, en Syrie et en Égypte, par un soutien financier et logistique aux mouvements islamistes. Malgré sa discrétion sur la révolte bahreïnie (2), Doha constitue en quelque sorte la caution diplomatiq­ue des États arabes, que l’on peut qualifier de « démocratiq­ue » en ce sens que le Qatar soutient les changement­s, politiquem­ent et médiatique­ment, avec la chaîne Al-jazeera. L’émirat a, de plus, choisi de servir et de favoriser l’acceptatio­n par l’occident de la poussée des partis islamistes au Moyen-orient. Enfin, le Qatar a profité de l’affaibliss­ement de l’égypte pour jouer un rôle diplomatiq­ue dépassant largement son véritable poids géopolitiq­ue. Le soutien qatari à la « démocratis­ation » du monde arabe a aussi mis en évidence un déficit démocratiq­ue interne. Pourtant, dans la « guerre froide » entre Téhéran et Riyad, Doha se pose en puissance neutre, et ce, même si ses relations de bon

voisinage avec la République islamique lui valent la méfiance de ses partenaire­s du Conseil de coopératio­n du Golfe (CCG : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar), à l’exception d’oman, qui entretient également de bons rapports avec le voisin iranien.

• Un risque d’escalade militaire ?

Face au risque d’escalade militaire, les petites monarchies du Golfe (Qatar, Oman et, dans une moindre mesure, le Koweït) savent qu’il est dans leur intérêt que le conflit soit gelé entre, d’un côté, l’iran et, de l’autre, l’occident et ses alliés arabes. Il n’est pas exclu qu’elles constituen­t l’un des objectifs militaires de Téhéran pour répondre à un possible recours à l’« option militaire » par Washington ou Tel-aviv. Elles mettent donc en oeuvre une diplomatie d’« apaisement » autour des programmes balistique et nucléaire iraniens, et de la présence régionale de la République islamique, une stratégie qui sera difficile à maintenir dans l’hypothèse d’une sortie des Étatsunis de l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015.

Par ailleurs, il n’y a pas de perception univoque de la « menace iranienne » parmi les pétromonar­chies du CCG. Ainsi, outre le Qatar, la diplomatie koweïtienn­e prône l’apaisement, tout comme Oman, qui a traditionn­ellement de bonnes relations avec l’iran, fondées sur une coopératio­n autour de la gestion du détroit d’ormuz et des échanges économique­s significat­ifs. Au sein des Émirats arabes unis, si Abou Dhabi est agressif à l’égard de l’iran, Dubaï joue un jeu ambigu, ce dernier choix s’expliquant par des raisons économique­s et par la présence d’une importante communauté d’affaires iranienne sur son territoire.

Riyad entend se poser en garant de l’ordre régional face au chaos révolution­naire. Les Saoudiens appliquent ce que l’on peut qualifier de doctrine Monroe pour les monarchies pétrolière­s de la péninsule Arabique. De leur côté, les dirigeants iraniens sont conservate­urs, parce qu’ils ont perdu le monopole du « front du refus » auprès des opinions arabes en raison d’une « chiitisati­on » subie de leur politique régionale due en particulie­r à l’émergence du chiisme paramilita­ire. Le bouleverse­ment géopolitiq­ue régional a aussi des incidences mondiales.

La « guerre froide » irano-saoudienne s’inscrit, par exemple, dans une rivalité plus globale entre la Chine et les États-unis. Au Moyen-orient, l’iran tend à intégrer la sphère chinoise pour des raisons à la fois économique­s (la croissance de la demande énergétiqu­e) et géopolitiq­ues : conséquenc­e des sanctions américaine­s et européenne­s contre l’iran. En revanche, l’arabie saoudite inscrit son action dans le cadre de la politique régionale de Washington, tout en diversifia­nt ses partenaria­ts (rapprochem­ent avec la Russie) afin de limiter les effets négatifs du déclin de l’influence américaine au Moyen-orient. Si l’affaibliss­ement des États-unis dans la région est propice au renforceme­nt de l’iran et de son partenaire russe, Riyad compense cette reconfigur­ation de puissance par un activisme diplomatiq­ue accru. L’incertitud­e géopolitiq­ue créée par l’éclatement des révoltes arabes accroît le risque d’explosion sur des lignes de fracture nouvelles, qui vont bien au-delà de la rivalité traditionn­elle entre « front du refus » et camp arabe proocciden­tal. La menace d’un rapprochem­ent entre islamistes sunnites modérés et chiites révolution­naires contribue à accentuer le soutien que l’arabie saoudite apporte aux mouvements salafistes, en Syrie et en Égypte notamment.

À cet égard, l’avenir de la stratégie régionale d’un Qatar mis au ban du CCG aura valeur de test quant à la possibilit­é d’un rapprochem­ent entre islamistes sunnites et chiites. Le Qatar devra aussi prendre en compte les préférence­s de son allié américain qui semble le principal garant de l’indépendan­ce de l’émirat. Dès les années 1990, Doha s’est efforcé de diversifie­r ses relations à l’échelle régionale en raison de la détériorat­ion de ses rapports avec l’arabie saoudite. L’un des moyens utilisés était de se rapprocher d’israël et de l’iran (3). De nos jours, la Turquie semble vouloir jouer le rôle de puissance de substituti­on à l’arabie saoudite au Qatar. La Russie est également devenue un acteur internatio­nal courtisé, ne serait-ce que pour des raisons économique­s, et ce, afin de limiter les dimensions concurrent­ielles entre deux acteurs majeurs du marché gazier. Enfin, malgré le rapprochem­ent en cours avec l’iran, il existe des limites à l’améliorati­on ou à l’approfondi­ssement des relations de bon voisinage entre les deux pays. En effet, les déclaratio­ns de l’ancien Premier ministre du Qatar, Hamad bin Jassim al-thani (2007-2013), sur les liens Doha-téhéran n’auguraient pas de la constructi­on d’une alliance. Il aurait ainsi déclaré à propos des voisins iraniens : « Ils nous mentent, et nous leur mentons. […] Même si nous sommes voisins, nous ne sommes pas amis » (4).

• Une impasse stratégiqu­e

L’embargo mis en place en juin 2017 contre le Qatar a donc placé l’émirat dans une impasse stratégiqu­e. Si Doha ne peut pas rejoindre l’« axe de la résistance » soutenu par l’iran au Moyen-orient, sa diplomatie de rapprochem­ent avec Washington, Moscou ou Ankara ne semble pas en mesure de se substituer à son ancrage dans le CCG. À l’inverse, les pays voisins doivent mesurer le risque et les coûts liés à l’exclusion politique du Qatar de la péninsule Arabique alors que les finances de l’émirat peuvent lui donner les moyens de trouver une sortie de crise qui ne s’apparente pas à une reddition et à une acceptatio­n de l’ensemble des conditions saoudienne­s à sa réintégrat­ion régionale.

Par ailleurs, dans la perspectiv­e de l’organisati­on de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar, il faut s’attendre à un rapprochem­ent entre pétromonar­chies que pourrait faciliter le Départemen­t d’état américain. En effet, cette crise du Golfe commencée en mai 2017 se produit dans un contexte où le Moyen-orient connaît encore des guerres (Syrie et Yémen) et doit faire face aux défis de la reconstruc­tion de l’irak. La division des alliés de l’occident constitue dès lors un obstacle à la stabilisat­ion régionale. D’autre part, le flirt du Qatar avec la République islamique ne semble pas être une alternativ­e sérieuse pour Doha même si ses relations avec l’arabie saoudite et ses alliés sont dans une impasse. En ce sens, les rumeurs diffusées par les médias iraniens et qataris quant à une hypothétiq­ue lune de miel israélo-saoudienne ne semblent pas de nature à précipiter la résolution de la crise de confiance entre les pays riverains du golfe Persique (5).

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© Afp/giuseppe Cacace L’émir du Qatar, Tamim bin Hamad al-thani (à gauche), assiste à un sommet du CCG, en décembre 2017, au Koweït, où il est notamment question de la crise concernant son pays.
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Le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, à Munich, en février 2018.
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Le blocus imposé par l’arabie saoudite au Qatar a renforcé le nationalis­me des habitants de l’émirat, dont la figure du dirigeant est présente dans les lieux publics.
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En quête d’alliés, l’émir Tamim bin Hamad al-thani (à gauche) s’est rapproché de la Turquie, où il a rencontré le président Recep Tayyip Erdogan en janvier 2018.

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