Le Liban des clientélismes régionaux
La démission du Premier ministre libanais (en fonction depuis décembre 2016), Saad Hariri, en novembre 2017, annoncée depuis Riyad puis retirée à son retour à Beyrouth, a relancé le débat sur l’étendue de l’influence étrangère au Pays des Cèdres. Mais l’arabie saoudite n’est pas la seule à impacter le cours de l’actualité libanaise. Les choix idéologiques et stratégiques de l’iran et, avant lui, de la Syrie pèsent sur la vie politique et institutionnelle du Liban depuis des décennies, d’autant plus profondément que ces trois États disposent en local de relais clientélistes efficaces. Des types d’influence qui diffèrent dans leur nature et leur mode de fonctionnement. Sans oublier que chacune de ces relations entre acteurs locaux et États parrains connaît de profondes mutations au cours du temps.
L ’Arabie saoudite marque le cours des affaires libanaises contemporaines à la fin des années 1980, en parrainant, en 1989, la signature de l’accord de Taëf, qui signifie la fin officielle de la guerre civile (1975-1990). En octobre 1992, un homme d’affaires proche du royaume – il en possède la nationalité –, Rafic Hariri (19442005), est nommé à la tête du gouvernement. Celui-ci, avec la confiance des milieux économiques libanais et occidentaux, se pose jusqu’à sa mort comme le garant de la stabilité de la monnaie nationale – et le représentant des intérêts saoudiens au Liban.
• Années 1980-1990 : une cohabitation parallèle
Durant les années de tutelle syrienne (1990-2005), l’arabie saoudite et, dans une moindre mesure, les autres pays du Golfe, les États-unis et la France assurent, à travers Rafic Hariri et ses réseaux, la majeure partie du financement des grands projets de reconstruction. La compagnie du Premier ministre, Solidere, est à la fois l’initiatrice et la principale bénéficiaire de
ces derniers. Riyad reste des années durant au premier rang des bailleurs de fonds des investissements du gouvernement, aidant particulièrement Rafic Hariri et son parti politique, le Courant du futur, à se tisser de vastes réseaux clientélistes au sein des différentes communautés du pays, et surtout de la communauté sunnite. S’appuyant sur une machine électorale à forte capacité redistributrice, Rafic Hariri réussit, élection après élection, à écarter les leaders traditionnels de sa communauté (les Salam, les Solh, les Karamé). Il incarne un sunnisme revigoré par les rapports de force redéfinis par l’après-guerre, alors que l’accord de Taëf avait rééquilibré la distribution des pouvoirs au Liban au profit des musulmans.
L’intervention de l’iran révolutionnaire au Liban précède celle de l’arabie saoudite de quelques années. À la suite de l’invasion israélienne de juin 1982, émerge au sein des milieux chiites islamisés une mobilisation dont l’objectif est la création d’une structure paramilitaire de combat face à Israël. Pour ce faire, ses principaux représentants sollicitent l’aide de l’ambassadeur iranien à Damas dans l’espoir d’obtenir armes et financement de Téhéran. Un bataillon de Gardiens de la révolution (pasdaran) arrive dans la Bekaa libanaise en juillet 1982. Une formation militaire et les compétences organisationnelles assurées par les Iraniens, un nouveau groupe armé, la Résistance islamique au Liban (RIL), est créé à l’été de la même année. Quelques mois plus tard, sa direction s’adjoint un appendice civil chargé du recrutement et de la mobilisation, connu sous le nom de « Groupe des partisans de Dieu » – ou Hezbollah (1). La RIL et le Hezbollah vont alors incarner la véritable porte d’entrée de l’influence iranienne au Liban.
La relation entre l’iran et ce duo repose, dans le principe, sur la reconnaissance par le couple libanais de
velayat-e faghih, le « gouvernement du jurisconsulte ». Ce rapport politico-religieux typiquement chiite, par certains aspects organique, installe le Hezbollah dans une relation de subordination envers le Guide suprême. Contrairement à l’idée répandue que velayat-e faghih fait du Hezbollah un satellite téléguidé par Téhéran, le lien au Guide ne fonctionne que dans des cas particuliers. Il se traduit par des bons pour accord délivrés
a posteriori par un dirigeant qui n’a jamais contrarié une décision prise par la direction du parti et par un
arbitrage semblant toujours donner raison au point de vue majoritaire au sein du Conseil de décision, offrant au parti une marge de manoeuvre réelle. Dans la majorité des cas, le processus décisionnel revient à la direction libanaise. La politique du Hezbollah au Liban est donc avant tout celle du Hezbollah et il est difficile d’isoler, en plus de vingtcinq ans de participation du parti à la vie institutionnelle nationale, une décision relative au jeu interne qui serait dictée depuis Téhéran.
L’intervention de l’iran dans la politique libanaise est d’autant moins importante que la politique nationale de Beyrouth ne représente qu’un enjeu sectoriel pour la République islamique, notamment militaire et régional. Les intérêts de l’iran au Liban – la possibilité de disposer d’un levier au sein du conflit israélo-arabe – sont plus significativement assurés par la RIL. À plusieurs reprises depuis sa création, les initiatives de la Résistance islamique dans les conflits régionaux ont été attribuées à une décision iranienne. Deux exemples peuvent être mentionnés : la décision d’enlever deux soldats israéliens à la frontière du Sud-liban le 12 juillet 2006, qui allait être brandie par Israël pour justifier 33 jours d’offensive contre le Liban, et celle de la RIL d’intervenir dans le conflit syrien, en mai 2013. Le triple rôle que s’est confié le Hezbollah, appuyé par l’iran, de « protecteur du territoire libanais » (dans le cadre de la guerre contre Israël), de garant d’une non-installation d’un nouveau régime à Damas qui tomberait dans la sphère d’influence de Tel-aviv (conflit syrien), et de « défenseur des minorités (chiites et chrétiennes) » contre les groupes salafistes-djihadistes actifs en Syrie, allait remodeler l’identité communautaire des chiites libanais et la souder autour de la cause du Hezbollah. Le sentiment d’être menacé par les mêmes acteurs allait assurer à l’iran une popularité auprès d’une grande partie de la population libanaise, popularité basée moins sur la fidélité d’un groupe client pour un patron redistributeur que sur un sentiment fort d’une communauté des destins au niveau régional.
• Le carcan syrien : clientélisme et coercition violente
Tant que la tutelle syrienne est maintenue au Liban (19751990), l’iran comme l’arabie saoudite restent soumis par Damas à des règles du jeu très strictes dans leurs relations avec leurs clients libanais.
Tout d’abord, le régime syrien développe ses propres réseaux d’influence au sein de la classe politique libanaise, concurrençant parfois des réseaux saoudien et iranien. La tutelle est représentée au Liban par le Haut-conseil syro-libanais et par le quartier général des services de renseignement syriens installé dans la ville d’anjar, dans la Bekaa centrale. Aucune décision ne peut être prise par Beyrouth sans l’aval syrien. Les conseils de ministres se tiennent systématiquement en présence d’un représentant syrien, chargé de prendre des notes sur la teneur des discussions (2). L’approbation est nécessaire à toute attribution de marché public, nomination de haut fonctionnaire dans les institutions politiques stratégiques ou de sécurité (3). Les élections sont des occasions où les interférences syriennes sont les plus visibles et les plus nettes (4). Le scrutin présidentiel se résume à la confirmation par le Parlement du candidat choisi par le président Al-assad, père puis fils. Dans la même veine, aucun candidat ne peut se présenter aux législatives sans avoir effectué une « visite de courtoisie » au mieux à Damas, au moins à Anjar, et reversé un « droit de participation » de plusieurs milliers de dollars au chef des services de renseignement syriens (5). Un aspirant ministre ne peut également espérer voir ses ambitions considérées qu’après avoir présenté au même chef des services secrets syriens des cadeaux de plusieurs centaines de milliers de dollars (voiture de luxe, cheval racé, bijoux). Les postes sont habituellement attribués aux plus généreux parmi ceux qui ont déjà fait preuve d’une loyauté sans faille au régime.
À cela s’ajoutent des moyens plus coercitifs. Damas n’hésite pas à faire assassiner des leaders communautaires (Kamal Joumblatt, druze, en 1977, et Bachir Gemayel, maronite, en 1982). En octobre 2004, l’ancien ministre Marwan Hamadé, proche de Walid Joumblatt, alors en pleine phase de rapprochement avec les chrétiens antisyriens, échappe à un attentat à la voiture piégée. En février 2005, Damas, inquiet selon toute probabilité d’une possible entente entre Rafic Hariri, leader de la communauté sunnite, et l’opposition druzo-chrétienne, est accusé d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre dans un attentat à la voiture piégée, qui fait près d’une vingtaine de morts et plus de 200 blessés à Beyrouth.
Aux acteurs extralibanais, la tutelle syrienne impose également des contraintes incontournables. Téhéran comme Riyad sont perçus par Damas comme des leviers supplémentaires en vue d’obtenir une meilleure collaboration de leurs protégés avec
le régime syrien. Soucieux de préserver sa propre alliance avec ce dernier, l’iran recommande régulièrement au Hezbollah d’abandonner toute idée d’affrontement avec les autorités syriennes et négocie avec la Syrie la fin de la guerre entre le Hezbollah et l’autre grande faction chiite libanaise Amal (19881990). L’influence saoudienne, quant à elle, ne peut prendre que deux formes. Le royaume est sollicité pour aplanir les désaccords entre ses protégés locaux (essentiellement sunnites) et les autorités syriennes, et est autorisé à agir en bailleur de fonds de la reconstruction et de la politique de clientélisation des réseaux sunnites autour de Rafic Hariri. Les sommets de Paris en 2001 et 2002, congrès internationaux de soutien à la dette libanaise, installent Riyad en tête des bienfaiteurs des finances gouvernementales libanaises. Damas laisse d’autant plus faire que la reconstruction alimentée par l’argent saoudien génère des occasions d’enrichissement personnel pour plusieurs personnalités de son régime (6).
• L’affrontement irano-saoudien au Pays des Cèdres
Les relations entre l’arabie saoudite et l’iran se dégradent dangereusement au début de la décennie 2010, notamment autour de la militarisation du conflit syrien et de la guerre au Yémen. Le 2 janvier 2016, le royaume exécute Nimr Baqr alnimr, figure charismatique du chiisme saoudien et critique de la politique menée contre sa communauté par la famille régnante. Riyad rompt ses relations diplomatiques avec Téhéran le lendemain.
Le programme d’action anti-iranien de l’arabie saoudite est appliqué également au Liban, et prend tout d’abord pour cible le Hezbollah. Celui-ci était déjà critiqué pour l’intervention de la RIL en Syrie, perçue comme une initiative décidée par un Téhéran déterminé à s’immiscer dans un conflit où l’arabie saoudite est elle-même investie. Le Hezbollah était bientôt accusé par Riyad et les monarchies du Golfe d’être également actif au Yémen aux côtés des Houthis, à Bahreïn en soutien à la contestation chiite et en Irak. À l’annonce de la mort d’alnimr, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, déclare que cette exécution « constitue un sérieux crime commis par la famille des Al-saoud ». Saad Hariri, successeur de son père à la tête du Courant du futur, réagit en accusant le Hezbollah de « s’en prendre aux souverainetés arabes ». La sanction de Riyad tombe le 19 février 2016, quand une aide de 3 milliards de dollars consentie au Liban deux ans plus tôt est suspendue. Moins de deux semaines plus tard, la guerre contre le Hezbollah est officiellement déclarée : le 2 mars, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) décide de classer le parti chiite libanais « organisation terroriste » et de mettre sur sa liste noire tous ses dirigeants et institutions. Mais le mouvement du « 14 Mars » est tout autant pris pour cible par le pouvoir saoudien. Sur l’aide promise par l’arabie saoudite, la majeure partie devait aller à l’équipement de l’armée, dans un soutien de son effort de protection des frontières nationales contre une organisation de l’état islamique (EI ou Daech) et un Jabhat al-nosra installés quelques dizaines de kilomètres plus loin et tentés de faire du Liban, ou au moins d’une portion du territoire de celui-ci, le futur émirat djihadiste de la région. Mais en sus de cette somme, le royaume avait ajouté un milliard supplémentaire, mis à la disposition de Saad Hariri lui-même, afin qu’il procède à sa distribution auprès des forces de l’ordre. En cela, Riyad aidait le chef du Courant du futur à se remettre en
selle : d’une popularité flageolante après deux années peu convaincantes à la tête du gouvernement (2009-2011), il choisissait de répartir la bourse saoudienne à hauteur de 500 millions pour l’armée, 400 millions pour les Forces de sécurité interne (équivalent de la police) et 100 millions pour la Sûreté générale. Un choix qui reflétait clairement les priorités clientélistes de Hariri. Le retrait du milliard est d’autant plus un coup dur pour ce dernier que les difficultés financières du Courant du futur ne sont un secret pour personne, les militants et clients du parti n’ayant pas touché leurs salaires ou compensations depuis, dans certains cas, des années. Pénaliser l’armée en la privant d’un armement dont elle a cruellement besoin pour défendre le territoire consiste avant tout, de la part de l’arabie saoudite, à sanctionner le « 14 Mars », particulièrement dans le cadre de la polémique sulfureuse qui oppose ce dernier – pour lequel la protection du sol national est du ressort des institutions nationales uniquement – et le Hezbollah – qui pense avoir un rôle à jouer en la matière, que ce soit contre Israël ou contre les groupes armés venus de Syrie.
La « démission » imposée en novembre 2017 par Riyad à Saad Hariri illustre toute la dimension dangereuse pour la paix civile libanaise d’une trop grande emprise extérieure sur sa politique interne. Quelques jours après l’abandon par Saad Hariri de son poste à la tête du gouvernement, il apparaît que la démission a été décidée dans l’espoir de provoquer une crise majeure entre sunnites et chiites au Liban : presses saoudienne et golfienne, mais aussi responsables saoudiens eux-mêmes laissent percevoir le scénario attendu de cette manoeuvre, à savoir un encouragement des faucons sunnites à confronter leurs adversaires chiites dans l’arène politique, voire un glissement concomitant des groupes communautaires à la violence interconfessionnelle. L’opération saoudienne implose : à Beyrouth, mis à part quelques radicaux périphériques, tous les acteurs politiques condamnent la démission – à commencer par le Courant du futur lui-même. Les sunnites, société comme classe politique, s’insurgent non pas contre leurs compatriotes, mais contre le parrain saoudien. L’affaire est interprétée comme une violation de souveraineté, à laquelle s’ajoute une dose d’infantilisation méprisante envers le leadership de la communauté sunnite. La « démission » de Saad Hariri par les Saoudiens a, dans un premier temps, de quoi satisfaire le Hezbollah et l’iran. Dans la perspective de discussions autour d’un possible successeur à la tête du gouvernement, les sunnites sont en mauvaise posture pour négocier face à leurs compatriotes chiites la nomination d’un Premier ministre ouvertement favorable à Riyad. En retirant Saad Hariri du jeu institutionnel, le royaume avait espéré mettre l’arène libanaise sous pression : en pratique, il en retire lui-même son principal levier. Le retour de Saad Hariri à son poste à la suite de pressions occidentales ne semble pas correspondre à la fin de l’hiver 20172018 à une modération du projet des Saoudiens d’orienter la politique libanaise à leur guise. Dans le cadre des campagnes électorales organisées à partir de février 2018 en vue des législatives de mai, le choix fait par Saad Hariri d’un retour à un ton belliqueux et radical face au Hezbollah et son refus de proposer des listes communes entre ce dernier et le Courant du futur, selon toute probabilité sous pression saoudienne, donnent à présager un non-renouvellement du leader sunnite à la tête du prochain gouvernement. Le « compromis national » de 2016 sera alors nul et non avenu. Mais le seul résultat que peut espérer Riyad de sa politique maximaliste au Liban est de se priver elle-même de tout relais clientéliste efficace au sein de la vie politique locale. Moins le royaume acceptera des rapports modérés entre ses protégés libanais et les acteurs qui leur font concurrence, et plus elle avantagera la position iranienne au Pays des Cèdres.