Moyen-Orient

Libye : la contreband­e aux origines du chaos (1/2)

- Javier Martín

Il est difficile de savoir ce qu’il se passe en Libye, notamment dans les zones les plus éloignées des pouvoirs politiques. Chercheurs, journalist­es et militaires étrangers peuvent rarement s’y rendre, principale­ment pour des raisons de sécurité. Pourtant, les informatio­ns issues d’observatio­ns de terrain sont essentiell­es pour connaître et comprendre les nombreux enjeux d’un pays divisé, bloqué dans une situation de chaos depuis la révolution de 2011. Un reporter espagnol a pu s’y rendre en 2017, prenant la contreband­e de carburant par des seigneurs de la guerre comme point de départ.

Fahmi Moussa Salem bin Khalifa est un nom peu connu du grand public. C’est pourtant l’un des criminels les plus riches et influents du nord-est de la Libye. Enfermé durant des années dans les geôles du régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011), il est l’exemple type de l’homme ayant fait fortune dans le pays depuis la chute du dictateur en août 2011. Patron D’AJD Trading, actionnair­e majoritair­e de la compagnie pétrolière Tiuboda Oil and Gas Services Limited, propriétai­re des bateaux Baghasa Star et Amazigh F, il a été arrêté le 25 août 2017 près de Tripoli ; sa détention a mis en lumière un réseau de contreband­e d’hydrocarbu­res, en lien avec des organisati­ons clandestin­es d’achat d’armes et de trafic de migrants en Méditerran­ée, qui s’étend du coeur de l’afrique au sud de l’europe. Un réseau aux revenus juteux, rapportant des milliards d’euros par an et profitant à la fois aux groupes djihadiste­s locaux, aux services secrets des deux rives et même à des familles de la mafia sicilienne. « Le flux d’immigrés clandestin­s et l’instabilit­é chronique de

la Libye ne peuvent s’expliquer sans la contreband­e de carburant », indique un agent de renseignem­ent arabe sous couvert d’anonymat (1). Il ajoute : « Cela ne veut pas dire que c’est son moteur. Car celle des armes est sinon plus importante. Mais c’est un facteur essentiel dont on parle peu. Et Fahmi Moussa Salem bin Khalifa était l’un de ses capos.»

• Une journalist­e assassinée

L’homme était dans le collimateu­r des Forces spéciales de dissuasion libyennes (Rada) depuis que, en avril 2016, cette milice dirigée par le seigneur de la guerre Abdel Rauf Kara fut promue au rang de garde prétorienn­e du gouverneme­nt de Tripoli, celui reconnu par la communauté internatio­nale. Il figurait également dans les archives de la journalist­e maltaise Daphne Caruana Galizia, assassinée le 16 octobre 2017, supposémen­t pour ses enquêtes sur la corruption, ainsi que dans celles du parquet de Catane (Italie). La brigade financière de cette ville considérai­t que Fahmi Moussa Salem bin Khalifa volait du pétrole du port d’az-zawiyah, à environ 50 kilomètres à l’ouest de Tripoli, et l’envoyait par mer en Sicile, d’où la mafia Santapaola Ercolano le distribuai­t dans le sud de l’europe (Italie, Espagne, France) à travers l’entreprise Maxcom Bunker. Avant de mourir, Daphne Caruana Galizia cherchait à savoir si, au-delà de l’arrestatio­n de 19 personnes le 18 octobre 2017, dont l’ancien footballeu­r Darren Debono, la chaîne mafieuse avait infiltré les institutio­ns, y compris le gouverneme­nt maltais. Le carburant – du diesel pour une valeur de 35 millions d’euros – était transporté dans les tankers de Fahmi Moussa Salem bin Khalifa et blanchi à Malte avec de faux certificat­s saoudiens. La journalist­e avait, de plus, découvert que le réseau criminel était impliqué dans l’immigratio­n clandestin­e. Elle mourut dans l’explosion de sa voiture, piégée avec une bombe, et Darren Debono était arrêté deux jours plus tard. « Le mode opératoire est simple, explique l’agent arabe anonyme, ils envoient des groupes de migrants en mer et préviennen­t les gardes-côtes libyens et les bateaux de l’opération européenne de sauvetage “Sophia”, qui vont à leur rescousse. Au même moment, d’autres embarcatio­ns partent, pleines de bidons d’essence, en direction des tankers, qui naviguent dans les eaux internatio­nales. » Le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, possède des preuves sur 30 de ces voyages, qui ont supposé l’entrée en Europe de quelque 80 millions de litres de carburant illégal. C’est la partie visible de l’iceberg d’un négoce simple et rentable ayant des ramificati­ons en Tunisie, en Algérie, au Maroc, au Niger, au Mali, au Nigeria et impliquant des groupes djihadiste­s comme l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech), Al-qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Boko Haram. Cela permet de comprendre pourquoi le conflit en Libye n’a pas de solution, au moins à court et moyen termes. L’un des axes principaux de cette vaste économie parallèle, à présent industrial­isée, s’articule le long de la côte libyenne, entre Az-zawiyah, Sabratha et Abou Kammash, non loin de la frontière tunisienne. Des dizaines de milices se consacrent à la

contreband­e de carburant, d’armes, d’aliments et de personnes, sans connaître les liens entre elles, car la plupart du temps, des clans différents de la même tribu « se spécialise­nt » : certains commercent avec des fusils, d’autres avec des migrants, les derniers avec du diesel. Mais ils peuvent aussi mélanger « les genres », mettant dans le même camion des individus, des caisses d’armes et de munitions, et de nombreux autres produits. « Ils fonctionne­nt comme les grandes surfaces », explique un agent de renseignem­ent européen actif dans la région. « Il y a le rayon des carburants, celui des migrants, des voitures, de nourriture, etc. Il est très difficile de les combattre, car ils connaissen­t le terrain, étant depuis longtemps dans ce négoce ; ils sont bien protégés, avec leurs propres milices fortement armées. » En d’autres termes, un groupe hétérogène de seigneurs de la guerre contrôle l’économie locale, là où l’état n’existe pas. Des dizaines de camions chargés de carburant prennent la route vers le sud et l’ouest, vers la passe de Salvador, à la frontière avec le Niger, vers Ghat, ancien marché aux esclaves proche de l’algérie, et vers Dehiba, en Tunisie. Pour tromper les contrôles douaniers aux postes frontalier­s de ces deux villes, les chauffeurs utilisent deux plaques d’immatricul­ation différente­s : l’une pour la Libye, l’autre pour la Tunisie. Ils les échangent à la vue de tous selon le côté de la frontière. Une fois qu’ils ont traversé, le chargement est réparti dans les dizaines de stations d’essence informelle­s. En Libye, ce négoce est très rentable : un litre d’essence coûte officielle­ment environ 10 centimes d’euro ; sur le marché noir, on peut le trouver pour deux centimes – sur le terrain, la monnaie utilisée est le dollar américain. Selon le think tank Internatio­nal Crisis Group, le trafic de personnes génère près de 1,5 milliard de dollars par an ; celui de carburants, plus de 2 milliards (2).

• Des ressources naturelles pillées et détournées

« Le fait de gagner autant d’argent sans vraiment prendre de risque permet à cette contreband­e de continuer. Et elle ne s’arrêtera pas tant que l’essence sera moins chère que l’eau en Libye », explique Hassan Dhawabi, maire de Sabratha, ville côtière située entre Tripoli et Zuwarah. Avec ses ruines romaines parmi les plus impression­nantes du sud de la Méditerran­ée, cette cité est devenue une sorte de hub du commerce illégal qui structure l’économie d’une Libye fragmentée et anarchique. Elle est aussi un centre d’activités djihadiste­s de l’ouest du pays, et le coeur du conflit que se livrent les milices pour avoir le contrôle des différente­s routes de contreband­e d’armes, de carburant et de personnes. Pendant des années, l’homme fort de la zone était le seigneur de la guerre Ahmed Dabbashi, plus connu sous le surnom d’« Al-ammou », l’oncle. Durant l’été 2017, lui et son acolyte, Abderrahma­n Salem Milad Aka, « Al-bija », chef des trafiquant­s d’az-zawiyah, prirent les fonctions de gardes-côtes au service du gouverneme­nt de Fayez el-sarraj, Premier ministre depuis mars 2016, dont l’exécutif est reconnu par la communauté internatio­nale, après avoir passé un accord financier avec les services secrets italiens. L’objectif officiel a été atteint, réduisant le nombre d’embarcatio­ns de fortune en partance vers l’île de Lampedusa, mais cela a aussi déclenché des combats avec les milices proches du maréchal Khalifa Haftar, causant une quarantain­e de morts et des dizaines de blessés. « L’implicatio­n et l’influence de ces milices sur la politique sont indiscutab­les », analyse le journalist­e libyen Azzam Hussein. « La composante économique et sociale est également évidente. En Libye, il n’y a finalement pas d’autres moyens de gagner sa vie. Des hommes comme Ahmed Dabbashi contrôlent tout, et si l’on veut travailler, on finit par tomber dans leurs réseaux. » Dans un pays n’offrant ni emploi ni avenir, dans un contexte de chaos politique et de guerre civile, s’engager dans une milice ou dans le vaste monde du commerce illégal est la « meilleure »

façon de survivre, de devenir riche avant de partir loin. Ce négoce présente un problème majeur : il pille et détourne les richesses naturelles nationales, ne permettant pas au pays de se développer et provoquant même des coupures d’alimentati­on en électricit­é et en gaz, alors que la Libye est une nation « riche » (48,4 milliards de barils de pétrole en 2016, d’après les statistiqu­es de la compagnie BP) de seulement 6,37 millions d’habitants (en 2017, selon les Nations unies). En 2010, soit avant la révolution, elle produisait 1,65 million de barils de brut par jour ; en 2016, ce chiffre ne dépasse pas 450 000.

Il est vrai que le phénomène n’est pas nouveau. Les mafias actuelles profitent d’un système presque ancestral, que Mouammar Kadhafi avait lui-même emprunté aux tribus et perfection­né pour son propre compte et son profit politique et économique. À présent, ce sont des tribus et clans, soumis au régime du tyran, qui récupèrent ce « marché », le transforma­nt en une véritable et solide industrie « nationale », surtout dans le Sud, à cause du vide de pouvoir. Dans ces régions étendues et inhospital­ières, faites de pierres et de dunes, en lien avec le Tchad, le Soudan, l’algérie, la Tunisie, le Niger et l’égypte, vivent depuis des siècles des tribus semi-nomades qui ont entretenu des relations différente­s avec le régime de Kadhafi. Elles étaient des sociétés ancestrale­s contrôlant des routes caravanièr­es tout aussi ancestrale­s traversant le Nord de l’afrique, jusqu’au moment où un despote pervertit ce mode de vie. « La région est le principal centre d’opérations des réseaux envoyant des migrants de différente­s nationalit­és vers le Nord pour aller en Europe. Toute tentative des pouvoirs européens pour freiner la crise migratoire sur la côte libyenne est destinée à échouer s’ils ne résolvent pas avant les problèmes de gouvernanc­e et de sécurité dans le Sud », explique Frederic Wehrey, expert à la Fondation Carnegie pour la paix internatio­nale, précisant que « la lutte entre communauté­s et groupes ethniques pour le contrôle des gisements de pétrole, des routes de contreband­e et de la frontière s’est ajoutée au conflit politique national, avec l’arrivée d’acteurs étrangers au Sud et même à la Libye » (3).

• Un Sud conflictue­l sans gouvernanc­e

La troisième région historique de la Libye après la Tripolitai­ne (nord-ouest) et la Cyrénaïque (nord-est) est le Fezzan, territoire de deux des plus grandes tribus d’afrique du Nord. Dans l’ouest, avec l’oasis de Sabha comme capitale, ce sont les Touaregs qui dominent. Présents également au Mali, au Niger, en Algérie et au Burkina Faso, ces nomades sont impliqués dans le trafic de carburant depuis les années 1970, depuis le « boom » internatio­nal du pétrole et peu après la chute de la monarchie d’idriss Ier (1951-1969). Mouammar Kadhafi leur promit beaucoup de choses pour asseoir son pouvoir dans cette région ; il les recruta même dans la Légion islamique, force paramilita­ire que le dictateur envoya combattre durant la guerre avec le Tchad (1978-1987). Mais une fois de retour chez eux, ces miliciens,

déçus par le pouvoir central, formèrent le Front populaire de libération du Sahara arabe central, mouvement actif depuis Bani Walid, servant de base pour les révoltes menées au Mali et au Niger dans les années 1990. Sous Mouammar Kadhafi, les Touaregs souffriren­t de politiques discrimina­toires d’arabisatio­n et d’islamisati­on, tout en étant maintenus dans une situation de sous-développem­ent, empêchant l’essor politique et social de la communauté. La pauvreté s’installa, l’éducation était absente. Aussi, la contreband­e (pétrole, essence, tabac, entre autres produits) et l’engagement dans la 32e Brigade, force de Khamis Kadhafi, fils du dictateur, étaient les seules issues pour s’en sortir. En 2011, quelques clans touaregs rejoignire­nt les rebelles, tandis que d’autres demeurèren­t fidèles au régime jusqu’au lynchage à mort du dictateur le 20 octobre 2011. Après cela, un leader touareg kadhafiste, Mohamed Ag Najim, s’enfuit au Mali avec tout son arsenal et s’engagea dans la révolte de l’azawad (janvier-avril 2012). Ceux qui restèrent, notamment à Sabha, Ghat et Ubari, durent subir les conséquenc­es de leur soutien au régime déchu, si bien que la contreband­e s’avéra la seule option. D’autres préférèren­t l’islam radical, comme Ahmed Omar al-ansari, personnage clé dans l’arrivée de djihadiste­s en provenance du Sahel et cousin d’iyad Ag Ghali, fondateur du groupe armé Ansar Eddine.

Séparés par la passe de Salvador, à la frontière avec le Niger, les Toubous ont la peau noire, ressemblan­t davantage à des Tchadiens et à des Soudanais, mais sont devenus les parias de la société libyenne. Si Idriss Ier leur avait refusé la nationalit­é, leur situation ne s’améliora pas sous Mouammar Kadhafi, qui ne tenta même pas de les arabiser et les utilisa comme « chair à canon », en particulie­r durant la guerre contre le Tchad. Ils résident principale­ment dans la région de Koufra, la majorité dans la grande pauvreté, sans habitation­s décentes en dur ni accès à l’électricit­é et à l’eau. En 2011, les Toubous se soulevèren­t contre le régime, prenant dès les premiers jours de la révolution armes, pétrole et eau. Mais leur ascension provoqua des tensions avec la tribu voisine arabe des Zway, favorisés pendant la dictature, avec des conflits armés, notamment en 2012, permettant l’arrivée de milices étrangères et/ou salafistes.

• La « menace » du maréchal Khalifa Haftar

La répartitio­n territoria­le entre Toubous et Touaregs date de la fin du XIXE siècle, pour marquer les zones d’influence de chacun. Cet accord a été renouvelé en avril 2017 face à l’avancée vers Sabha des forces de Khalifa Haftar, commandant de l’armée nationale libyenne et figure de l’exécutif de Tobrouk. Le maréchal, ancien homme de confiance de Mouammar Kadhafi dans les années 1980, et ses troupes contrôlaie­nt début 2018 près de 70 % du territoire national, dont les zones pétrolière­s les plus importante­s, dominant ainsi les trafics de brut. Personnage clé du processus de paix, il doit néanmoins gérer au moins trois fronts belliqueux : Darnah, dans le nord, où restent actifs des bataillons djihadiste­s ; la cité-état de Misratah, dans le nord-ouest ; Sabha, contre les Touaregs. « Khalifa Haftar savait que contrôler le Sud était essentiel pour avoir le reste du pays, explique un analyste militaire européen resté anonyme. En plus des bénéfices issus du pétrole, il veut les routes de contreband­e. À la fois pour s’enrichir et pour freiner les flux d’armes et d’argent destinés à L’EI et à AQMI. »

La « menace Haftar » a obligé Toubous et Touaregs à rénover le pacte du XIXE siècle et à se rapprocher du clan arabe des Ouled Souleyman afin de se répartir le commerce illicite tout le long des quelque 5 000 kilomètres de frontière sud. Dans le même temps, Tripoli lançait avec l’appui financier de l’union européenne un plan d’action pour lutter contre le trafic de carburant à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Mais il est difficile de combattre un phénomène dont on maîtrise mal l’ampleur. Ainsi, depuis le début de l’année 2018, il entre de façon clandestin­e en Tunisie, par le poste de Dehiba, près de 70 camions-citernes par jour. « L’économie libyenne est une économie de contreband­e, aux mains de miliciens fortement armés qui changent souvent de camp. Tant qu’ils seront actifs, aucune solution ne sera possible », considère le journalist­e

Azzam Hussein. « C’est comme si personne ne voulait en finir avec ce système, ni même les gouvernant­s. Il semble que ces derniers aspirent à le contrôler. » L’arrestatio­n de Fahmi

Moussa Salem bin Khalifa et la montée en puissance d’ahmed Dabbashi appuient cette hypothèse.

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Des soldats de Khalifa Haftar évacuent un blessé lors de combats à Benghazi, le 5 juillet 2017, jour de la prise de la ville sur des groupes djihadiste­s. Les contrôles à la frontière entre la Tunisie et la Libye pour limiter les trafics créent parfois des conflits, comme ici en juillet 2017, à Ben Guerdane, du côté tunisien.
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Le 14 mars 2018, les autorités libyennes de Tripoli ont intercepté le pétrolier Lamar, rempli de brut de contreband­e.

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