Bahreïn : la prépondérance des dynamiques nationales
Alors que sa population est majoritairement chiite (1), Bahreïn est gouverné par une dynastie sunnite – les Al-khalifa – liée à l’arabie saoudite. Dénonçant des discriminations sociales et politiques, de nombreux chiites contestent le régime de Manama, qui accuse l’iran d’entretenir l’agitation dans le royaume. L’analyse sécuritaire de Bahreïn repose sur un discours récurrent sur la « menace iranienne ». Au vu de l’histoire, cette thèse est cependant peu étayée.
La séquence bahreïnie du « printemps arabe » de 2011 a été, du 14 février au 15 mars, l’occupation de la place de la Perle à Manama : une agora qui a rassemblé jusqu’à 150 000 personnes revendiquant la démocratisation du régime et une monarchie constitutionnelle (2). Sous le drapeau national blanc et rouge, la majorité des manifestants entendent dépasser les clivages confessionnels autour du slogan : « Ni sunnite, ni chiite, juste Bahreïni ! ». Le 15 mars 2011, alors que la Garde nationale saoudienne est entrée dans le pays par le pont du roi Fahd, le roi Hamad bin Issa al-khalifa (depuis 1999) proclame l’état d’urgence et expulse les occupants de la place. Depuis, malgré une répression permanente, l’agitation politique n’a jamais cessé. Contenue dans les quartiers et faubourgs chiites de la capitale, elle prend des formes variées : une contestation légaliste qui entend rester pacifique ; de violentes échauffourées, qui opposent des jeunes masqués aux forces de police ; plus rarement, des attentats par explosifs artisanaux. Le régime attribue cette agitation résiliente à des menées « sectaires [chiites] encouragées par l’iran » ; un discours récurrent sur la « menace iranienne », identique à celui de l’arabie saoudite.
La réalité est plus complexe, et tient à l’histoire du chiisme régional. Sur la rive occidentale du golfe Persique, les régions saoudiennes de l’actuelle ville de Qatif et de l’oasis du Hassa, et Bahreïn, sont majoritairement chiites. C’est un double héritage. Le royaume qarmate (903-1077), chiite ismaélien, a permis l’émergence d’un clergé alide tourné vers les Villes saintes de Nadjaf et de Kerbala (Irak). Puis, en 1602, Bahreïn devient possession de l’empire perse safavide (1501-1736), qui proclame l’islam chiite comme religion d’état. En 1783, après avoir circulé entre le Najd (Arabie centrale), le Koweït et le Qatar, la tribu bédouine sunnite des Al-khalifa conquiert Bahreïn. La polarisation contemporaine entre le régime sunnite et la majorité de la population chiite est née de cette conquête. Donc bien avant les tensions du XXE siècle et la révolution islamique de 1979.
• Une population à la configuration complexe
Les Al-khalifa exercent sur l’archipel un pouvoir sans partage. Ils captent l’essentiel des ressources sur la base d’alliances politiques avec d’autres tribus najdies sunnites et économiques avec de riches marchands urbains d’origine persane ou indienne. Ils contrôlent une population à la configuration complexe, ce dont la terminologie rend compte (3). Les « Arab » sont la tribu des Al-khalifa et leurs alliés, arrivés du continent, et qui parlent un dialecte bédouin péninsulaire. Majoritaires, les « Baharnas » sont les Arabes bahreïnis chiites, palmiculteurs et agriculteurs, longtemps placés dans un semi-servage. Les « Huwalas » sont des Arabes tribaux sunnites arrivés de Perse. Les « Hasawis » sont des Arabes chiites venus de Qatif et du Hassa voisins. Le pétrole a aussi attiré, après 1945, des Palestiniens, des Syriens, des Libanais, des Jordaniens, des Irakiens, des Égyptiens, des Omanais, pour certains naturalisés. Les non-arabes sont distingués par leurs origines géographiques, la date de leur arrivée, leurs appartenances sociales et confessionnelles. D’origine persane, les riches familles chiites « Ajam » sont au sommet de la hiérarchie et alliées à la tribu régnante, qui les a cooptées pour occuper des responsabilités ministérielles et économiques. Les Baloutches sunnites sont nombreux dans les forces de sécurité. Il n’y a donc pas d’opposition simple entre les Al-khalifa sunnites ayant des liens tribaux avec la dynastie des Al-saoud et une population « baharna » chiite liée à l’iran.
En revanche, cette présentation binaire alimente une polémique historiographique. Pour certains activistes chiites, il y aurait
une légitimité originelle des « Baharnas », héritiers opprimés des Qarmates ; et donc une illégitimité structurelle des tribus sunnites, dont le pouvoir depuis 1783 résulte d’une invasion depuis l’étranger. En miroir, pour certains militants sunnites, les « Baharnas » ne sont là que depuis l’« occupation safavide ». L’exercice exclusif du pouvoir politique et l’exploitation économique des « Baharnas » ont généré des tensions sociales. Elles se politisent après la Première Guerre mondiale. Des notables chiites et des sunnites non tribaux pétitionnent auprès de l’administration coloniale britannique (1820-1971) pour protester contre l’accaparement des richesses et du pouvoir par les Al-khalifa. Londres pousse l’émir à promulguer des réformes, en particulier par la création d’une municipalité de Manama en 1919 (4). Nommés, les membres du conseil représentent désormais les principaux groupes (tribus, marchands, sunnites, chiites). Dans les années 1930, les premiers syndicats s’organisent dans l’industrie pétrolière naissante. Problèmes sociaux et appartenances confessionnelles interfèrent, car, dans le premier émirat pétrolier du Golfe, la rente pétrolière est inégalement redistribuée. La tribu régnante et ses alliés en sont les premiers bénéficiaires, alors que les classes populaires chiites n’en profitent guère. D’autant qu’en réponse à l’ambiance revendicative, le pouvoir pratique une répartition de plus en plus confessionnalisée des emplois publics : si les chiites sont majoritaires dans la petite fonction publique, la santé et l’éducation, ils sont progressivement exclus des emplois régaliens (armée, services de sécurité, etc.) et n’ont aucun accès au pouvoir politique.
Bahreïn : la prépondérance des dynamiques nationales
Des nationalismes arabes au premier islamisme chiite
Le paysage politique de l’émirat s’est structuré au milieu du XXE siècle avec le Comité d’union nationale, réformiste et non confessionnel : il est organisé en 1954 par des notables sunnites et chiites, en réaction à des tensions de rue lors de l’achoura chiite de 1953. Il revendique une Assemblée élue, la fin de la tutelle britannique, le rejet du confessionnalisme. Il soutient la création d’une fédération syndicale et les grèves ouvrières ou politiques (contre les Britanniques en 1956). Les décennies 1950-1960 sont dominées par des militants nationalistes arabes, baasistes, nassériens, communistes, souvent d’anciens étudiants ou exilés formés au Caire, à Beyrouth, Damas, Bagdad, Londres ou Moscou – mais ni à Riyad ni à Téhéran. Pour contrer cette gauche progressiste, le pouvoir encourage les clercs chiites, conservateurs, à s’organiser – sans succès. Car émergent alors deux groupes chiites concurrents, branches bahreïnies de mouvements irakiens (5). Al-dawa se réfère aux ayatollahs traditionalistes de Nadjaf, recrute pour l’essentiel dans les milieux populaires « baharnas » et mène une action politique publique. Semi-clandestins, les chirazis, qui se référent à un ayatollah de Kerbala tenant du gouvernement de l’état par un conseil de clercs, sont plus radicaux. Ces deux groupes se sont progressivement bahreïnisés : Al-dawa est la matrice du principal parti chiite, Al-wifaq (dissous par la justice
en septembre 2016), et les chirazis préfigurent les radicaux du Mouvement du 14 février. Soumis à la pression des partis de gauche et des syndicats, l’émir Issa bin Salman al-khalifa (19611999) doit concéder en 1973 une Constitution et l’élection au suffrage universel masculin d’une Assemblée : s’y retrouvent à quasi-égalité un bloc populaire (la gauche, morcelée) et un second religieux, de jeunes clercs d’al-dawa, qui revendiquent l’application de la charia et d’un islam rigoriste. Alors que nombre de militants de gauche rejoignent l’islamisme chiite, les autorités perçoivent désormais les chiites politisés comme plus dangereux que la gauche séculière. Minoritaire et soutien du pouvoir, l’islamisme sunnite est représenté par les Frères musulmans et des salafistes liés au wahhabisme saoudien. L’impact de la révolution islamique de 1979 ressortit plus de l’onde de choc que du tournant politique : Al-dawa reste centré sur l’action nationale pour une monarchie constitutionnelle ; les chirazis entendent s’inspirer du modèle révolutionnaire iranien pour instaurer une république islamique ; un Front islamique pour la libération de Bahreïn, clandestin, échoue dans sa tentative de coup d’état pro-iranien en 1981. La virulence de la propagande iranienne d’alors contre « la monarchie corrompue et inféodée aux impérialismes » s’accompagne de la résurgence du « rattachisme » : quand Bahreïn a accédé à l’indépendance en 1971, le shah Mohammad Reza Pahlavi (19411979) avait réclamé son intégration à l’iran. Une commission d’enquête de L’ONU dans l’archipel avait cependant conclu que les Bahreïnis tenaient à leur indépendance.
À Bahreïn, comme dans tout le Moyen-orient, la révolution de 1979 revivifie des communautés chiites habituées à pratiquer sinon la dissimulation, au moins la discrétion, et les encourage à plus de visibilité dans l’espace public. La répression de Saddam Hussein (1979-2003) contre les clercs de Nadjaf et la guerre Irak-iran (1980-1988) ont autant d’impact sur les chiites bahreïnis que la révolution iranienne. Car, puisqu’il leur est interdit d’entrer en Irak, les jeunes clercs vont se former à Qom, ce qui renforce l’influence de l’iran, au détriment du quiétisme des ayatollahs de Nadjaf. Autant d’évolutions qui alimentent, du côté du pouvoir, la hantise du « complot iranien », menée par une « cinquième colonne » basée dans les mosquées et les maisons de prières chiites.
Dans les années 1990, le blocage politique, la répression et les tensions sociales génèrent une première « intifada chiite » : un conflit de basse intensité dans les quartiers et villages chiites. Intronisé en 1999, l’émir Hamad bin Issa al-khalifa (devenu roi en 2002) paraît inaugurer une ère de libéralisation : la Charte nationale de 2001 prévoit une monarchie constitutionnelle et une Chambre basse élue. L’abrogation de la loi de sûreté de l’état et une amnistie permettent le retour d’exilés politiques. Mais les espoirs sont vite déçus. Après les attentats du 11 septembre 2001, le régime rétablit une ligne autoritaire et promulgue
une Constitution restrictive. L’assemblée est maintenue, mais le découpage des circonscriptions empêche les chiites d’y être représentés en proportion de leur nombre. Depuis lors, un débat permanent divise islamistes sunnites et islamistes chiites, nationalistes arabes et libéraux sur la participation aux élections, ou leur boycott. Les « sociétés politiques » autorisées ne peuvent être formées sur des bases confessionnelles ou ethniques, ni remettre en cause la nature et les institutions du royaume, ni recevoir de fonds de l’étranger. Avec une société civile dynamique, ces partis ont été mobilisés sur la place de la Perle en 2011. Mais la volonté des opposants (chiites, sunnites ou séculiers) de dépasser le confessionnalisme a été battue en brèche par la radicalisation : celle des islamistes sunnites contre le « complot chiite et iranien » ; celle de nombre de jeunes chiites, exaspérés par l’immobilisme du régime. Les dynamiques politiques de 2011 sont cependant restées structurellement internes : les facteurs saoudien et iranien n’ont été que des caisses de résonance de voisinage.
• Les interactions avec l’arabie saoudite
Les événements de 2011 ont montré les liens entre la Province orientale (Ach-charqiya) du royaume saoudien et Bahreïn. Les chiites saoudiens, en particulier leur figure de proue, Nimr Baqr al-nimr (1959-2016), ont soutenu les chiites bahreïnis, et réciproquement. Début 2012, une campagne encouragée par une faction de la tribu Al-khalifa demande le rattachement de Bahreïn à l’arabie saoudite, à grand renfort d’arguments historiques et tribaux, antichiites et anti-iraniens. Il est vrai que, au nom de leur appartenance ancienne à des tribus installées à Bahreïn, des milliers de Saoudiens participent aux élections bahreïnies. Nimr Baqr al-nimr rétorque en appelant à une union de la Province orientale et de Bahreïn au nom des affinités confessionnelles et démocratiques. Il est arrêté en juillet 2012, condamné à mort en novembre 2014 et décapité le 2 janvier 2016. Ce qui provoque la mise à sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran, et du consulat à Machhad. L’arabie saoudite rompt ses relations diplomatiques avec l’iran, ce que fait également Bahreïn, où ont lieu des manifestations dans les quartiers chiites de la capitale. Manama est dans une dépendance plus économique que sécuritaire vis-à-vis de Riyad. L’archipel est devenu une pétromonarchie en 1932, mais ses réserves s’épuisent dans les années 1970. Le pays traite du brut exploité dans un champ saoudo-bahreïni, fourni à des tarifs préférentiels par sa voisine. Le secteur du tourisme est également dépendant de celle-ci : le parc hôtelier de Manama est surtout fréquenté par une clientèle saoudienne, venue consommer de l’alcool dans les bars et les discothèques, où la prostitution est active. Sur le plan sécuritaire intérieur, Bahreïn s’adosse à l’arabie saoudite, comme l’intervention saoudienne en 2011 l’a illustré. Sur le plan régional, le parapluie est fourni par les forces américaines (Manama abrite la Ve flotte) et britanniques (une base de la Royal Navy ouverte en 2016). Au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar), le royaume est aligné sur les orientations saoudiennes : participation aux coalitions contre l’organisation de l’état
Bahreïn : la prépondérance des dynamiques nationales
islamique en 2014 et contre les rebelles houthistes au Yémen en 2015 ; ruptures avec le Qatar en 2014, puis en 2017 ; rupture ou rétablissement des relations diplomatiques avec l’iran au gré des tensions bilatérales entre Riyad et Téhéran. À la différence de la plupart de ses partenaires du CCG, Bahreïn craint moins l’hégémonisme de l’arabie saoudite qu’il ne s’y adosse. Manama se démarque toutefois de Riyad sur d’autres terrains. L’émirat peut afficher, en particulier en direction des Occidentaux et des organisations internationales, une tolérance religieuse réelle et un libéralisme sociétal relatif. Si les tensions avec le clergé et les fidèles chiites sont persistantes, les libertés religieuses et de culte sont respectées sans restriction. Le royaume entretient de bonnes relations avec le Vatican. La minuscule communauté juive est valorisée : Manama avait ainsi nommé une ambassadrice juive à Washington ; des délégations du Congrès juif mondial ou de rabbins ont séjourné dans l’archipel. Les femmes disposent à Bahreïn des droits de la citoyenneté et sont électrices, éligibles et parfois élues. La tolérance en matière de moeurs permet d’attirer les touristes régionaux et internationaux.
• L’iran, un comploteur commode
L’histoire du chiisme bahreïni est à la fois nationale et orientée vers l’irak. La qualification de l’agitation comme « manipulée par l’iran » et la révélation régulière de « preuves du complot iranien » manquent de crédibilité, surtout quand elles s’appliquent aux légalistes du parti chiite Al-wifaq (63 % des suffrages aux législatives d’octobre 2010) et aux militants des Droits de l’homme. L’incrimination de l’iran peut s’analyser à différents niveaux. L’inquiétude du régime redouble en raison du soutien qu’apporte Téhéran aux revendications des chiites dans leur ensemble, et des chiites bahreïnis en particulier, au nom de la responsabilité historique de la République islamique en la matière. Cela va des déclarations diplomatiques à la propagande des médias arabophones iraniens, qui s’alimentent en retour des attaques bahreïnies contre l’iran. Les critiques contre ce dernier sont aussi un moyen de mobiliser les sunnites, de les inciter à s’organiser pour contrebalancer le poids des chiites. Compte tenu des préventions occidentales envers la République islamique depuis 1979, il est politiquement payant pour Bahreïn de dénoncer la main de l’iran dans les tensions internes et régionales pour s’assurer du soutien de Washington et de Londres. Manama a également signé de coûteux contrats avec des agences de lobbying anglo-américaines chargées d’améliorer l’image du régime. Le gouvernement subventionne des initiatives qui lui sont favorables, tel le Dialogue de Manama, émanation annuelle du think tank britannique International Institute for Strategic Studies (IISS). Autre volet moins connu : mettre en avant la dimension sectaire/chiite de la contestation est un moyen de priver les chiites de Bahreïn du soutien éventuel d’autres populations arabes, mais sunnites.
Le « printemps » de la place de la Perle n’a pas beaucoup retenu l’attention des médias arabes, hormis en Irak et au sein du Hezbollah libanais. La répression du mouvement en mars 2011, avec intervention saoudienne, n’a pas fait les gros titres de ces médias. Bahreïn est un angle mort permanent de l’actualité moyen-orientale. En partie parce que les médias internationaux et les chercheurs indépendants n’ont pas accès au pays ; mais aussi à cause de la méfiance, parfois de l’hostilité ouverte, de médias sunnites à l’égard de contestataires chiites. Ainsi, en dehors des ONG occidentales de défense des Droits de l’homme, les rares canaux qui informent au jour le jour sur la situation à Bahreïn sont iraniens, irakiens et du Hezbollah libanais. Les logiques en oeuvre à Bahreïn sont principalement politiques et nationales, autour de la question du pouvoir (confisqué ou partagé), de sa légitimité (historique ou électorale), de ses formes (autocratie ou parlementarisme), de la nationalité (naturalisation ou déchéance) et des enjeux sociaux et sociétaux (redistribution de la rente ou chômage, main-d’oeuvre nationale ou immigration). La vie politique bahreïnie ne se réduit donc pas à un confessionnalisme chiite inféodé à l’iran et suscitant en retour l’interventionnisme saoudien.