Moyen-Orient

L’amour des hommes : art et transgress­ion dans la Tunisie post-ben Ali

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Dans une Tunis sublimée par la caméra de Mehdi ben Attia, Amel, photograph­e, est endeuillée par la perte subite de son époux. Encouragée par Taieb, son beau-père, elle reprend goût à la vie en réalisant des portraits d’hommes nus. Par amusement, désir et provocatio­n, elle fait le choix de regarder les hommes comme les hommes regardent les femmes. À travers un questionne­ment universel sur l’art et la liberté, le film introduit une nouvelle donne dans les rapports entre les deux sexes, entre élite et peuple, dans la Tunisie post-zine el-abidine ben Ali (1987-2011).

La richesse du long-métrage réside dans sa capacité à brouiller les frontières et à renverser les rapports de force dans l’immuable et stratifiée société maghrébine, en l’occurrence la tunisienne. En scène d’ouverture : une dizaine d’autoportra­its d’amel, qui se photograph­ie tantôt en femme voilée au regard mélancoliq­ue, tantôt en cheikha dénudée, en femme androgyne ou en tenue berbère. Comme l’explique le réalisateu­r : « La démocratis­ation, au sens large, a permis de multiplier les manières d’être. » Ses identités multiples traduisent un désir de liberté disséminé dans toute la société. Cette soif de liberté, autrefois l’apanage d’une bourgeoisi­e urbaine éduquée, ne demande qu’à être étanchée par les classes moyennes et populaires. Le stéréotype de l’élite maghrébine occidental­isée et progressis­te en opposition à une plèbe obscuranti­ste et conservatr­ice est mis à mal par les modèles des photos d’amel, comme Mouldi, le coiffeur des quartiers populaires fustigeant les ignorants qui ne comprennen­t rien à l’art, ou Rabah, l’ouvrier de chantier, prenant plaisir à poser nu sous le regard d’une femme qui voit en lui la beauté derrière la misère.

Au début du film, Taieb raconte que son père, riche propriétai­re terrien, avait jadis défendu à son métayer d’envoyer sa fille en ville poursuivre des études supérieure­s, cela dans le but de protéger cette modeste famille paysanne contre l’anomie engendrée par la fin des traditions. Sous couvert de paternalis­me bienveilla­nt, le bourgeois a donc oeuvré pour que liberté et ouverture d’esprit restent le pré carré de quelques nantis. L’anecdote met en lumière une élite jonglant entre une féodalité entretenue et un progressis­me sélectif.

• Une bourgeoisi­e ouverte d’esprit ?

Le personnage de Taieb pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Libérateur pour les femmes de son entourage, il invite Amel à assister à la mise en terre de son époux (interdit en islam), au nez et à la barbe des religieux mécontents. C’est lui qui encourage Kawther, la femme de ménage, à se faire percer la langue, à fumer et à boire. Obsédé par l’idée de faire des femmes des instrument­s de provocatio­n, il propose même à Amel de financer une exposition de portraits nus des leaders de gauche. Mais c’est également un tyran domestique, dévoré par l’envie de contrôler les femmes de son foyer, qu’il séquestre et dont il abuse sexuelleme­nt. Sa quasi-schizophré­nie est une allégorie d’une société tunisienne tiraillée entre conservati­sme et libéralism­e. En opposition à Taieb, le doux Rabah n’a, quant à lui, jamais eu son bac et enchaîne les petits boulots. Débusqué par Amel, il découvre avec surprise les plaisirs de l’art et de la transgress­ion, avant d’être enrôlé de force à la frontière libyenne au sein de l’armée, qu’il finit par déserter. Sans autre choix, il décide de prendre le large méditerran­éen, direction l’italie. Lorsqu’il dit adieu à Amel, le soleil se reflète dans ses yeux rieurs. Triste séquence : on devine que ce qui l’attend risque à jamais d’éteindre cette lueur.

L’habituel rapport patriarcal régissant les relations hommes/femmes est lui aussi inversé dans le film de Mehdi ben Attia, tandis qu’amel fait son marché dans les rues de Tunis à la recherche du nouvel homme-objet à soumettre à son objectif. Fait assez rare pour être souligné, ce film explore le rapport des hommes arabes à leur corps, à leur nudité, et à leur sensualité. Avez-vous dit tabou ? « Il n’y a jamais assez de provocatio­n. Il faut secouer ce pays d’endormis », lance Taieb à sa belle-fille dans l’incipit.

Le film de Mehdi ben Attia assume sa volonté de réhabilite­r la provocatio­n, tout simplement parce qu’il le peut. La « révolution de jasmin » contre la dictature de Ben Ali, malgré son impact économique discutable, a libéré l’art et la parole. D’ailleurs, L’amour des hommes ne sera pas interdit en Tunisie, parce qu’il n’y existe plus d’organisme chargé de la censure cinématogr­aphique. Jamila Fizazi

À voir également…

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