Djihadisme et fait tribal dans le Helmand : un éternel « printemps pachtoune » ?
La carte de l’implantation des talibans en Afghanistan expose toujours la même tache monochrome en forme de triangle allongé que fait la région du Helmand au sud. Les commentaires évoquent souvent un héritage de ruralité, de tribalisme, d’islam, de nationalisme pachtoune, un isolat démographique devenu refuge naturel pour un djihadisme particulier, pétri de valeurs villageoises. Replacées dans la moyenne durée, les choses semblent répondre à des logiques plus dynamiques : et si c’était à cause même de sa complexité sociodémographique, et d’une certaine modernité, voire postmodernité, que le Helmand en disait long sur les talibans, ainsi que sur plus d’une guérilla du Moyen-orient actuel ?
En 1962 déjà, le Britannique Olaf Caroe (18921981), dans son panorama de l’histoire pachtoune, se dressait contre la fascination occidentale pour les tribus – pour une « coutume tribale inaltérée », relais pérenne des politiques coloniales et postcoloniales en zone aride subtropicale (1). Ancien gouverneur de la province de la Frontière du Nord-ouest lors de la partition des Indes en 1947, Olaf Caroe s’insurge contre l’idée que les Pachtounes,
comme société tribalisée, doivent avoir « leurs propres méthodes de démocratie », essentiellement traditionnelles. Pour lui, les bouleversements socio-économiques de la première moitié du XXE siècle ont suscité l’apparition de revendications nouvelles, qu’ignoreront Londres puis Islamabad, au sud de la ligne Durand, Kaboul, au nord de cette ancienne frontière impériale qui sépare depuis 1893 l’inde britannique, puis le Pakistan, de l’afghanistan.
• Une géographie transfrontalière
La succession de frustrations qu’engendre cette ignorance entraîne un « réveil » national dominé par les fils des tribus transfrontalières, issus tantôt du système des colleges telle l’islamiyya de Peshawar, tantôt de celui des madrasas. En effet, une caractéristique des anciennes marches du Raj et de l’afghanistan a consisté, depuis la fin du XIXE siècle, en une multiplication d’institutions d’enseignement religieux, aux rangs régulièrement grossis depuis la période coloniale par l’afflux de populations réfugiées – tantôt du sud vers le nord comme au début du XXE, tantôt en sens inverse comme depuis 1979 (2).
Le long de la ligne Durand, surtout aux confins montagneux et désertiques des mondes pachtoune et baloutche, une éducation religieuse constitue depuis plus d’un siècle « la plus sûre possibilité de promotion sociale ». Les madrasas se montrent, dès l’origine, ouvertes sur la société. À Peshawar puis à Quetta, au contact d’étudiants d’origines diverses, les loyautés lignagères, tribales, régionales perdent une part de leur sens – a fortiori pour de jeunes hommes qui, étudiant pendant l’occupation soviétique (1979-1989) puis la guerre civile (19921996), ne connaissent pas l’afghanistan. Et si le sud afghan a révélé une réceptivité particulière à ce phénomène, cela tient© à une adéquation paradoxale de la culture des madrasas à sa géographie humaine.
Les talibans eux-mêmes, au-delà de l’appui que le mouvement reçoit des services de renseignement pakistanais (ISI), disposeront au Helmand de durables soutiens. En 1993, ils « libèrent » la région de l’« anarchie » des chefs moudjahidines issus du monde tribal et, surtout, entament une réforme agraire. Leur exaltation d’un islam de village se veut en accord avec des campagnes réputées conservatrices. À partir de 2006 et de leur première contre-offensive victorieuse, ils optent pour une approche moins violente, plus pragmatique, respectueuse des « aînés » de la société tribale.
Toutefois, si le Helmand est devenu un point d’appui des talibans, c’est aussi du fait de son statut de frontière et de son histoire moderne. Installées par le conquérant Nader Shah (1688-1747) dans la première moitié du XVIIIE siècle, les grandes tribus pachtounes du Helmand ont servi, quelques décennies plus tard, à Ahmad Shah Durrani (1722-1772), fondateur de l’afghanistan, de bouclier contre l’expansion baloutche (3). Ce sont ces tribus Durrani que l’on retrouve à la tête de la propriété terrienne, les Baloutches du Helmand, appauvris, se voyant acculés au nomadisme. Désormais, dans