Moyen-Orient

Djihadisme et fait tribal dans le Helmand : un éternel « printemps pachtoune » ?

- Stéphane A. Dudoignon

La carte de l’implantati­on des talibans en Afghanista­n expose toujours la même tache monochrome en forme de triangle allongé que fait la région du Helmand au sud. Les commentair­es évoquent souvent un héritage de ruralité, de tribalisme, d’islam, de nationalis­me pachtoune, un isolat démographi­que devenu refuge naturel pour un djihadisme particulie­r, pétri de valeurs villageois­es. Replacées dans la moyenne durée, les choses semblent répondre à des logiques plus dynamiques : et si c’était à cause même de sa complexité sociodémog­raphique, et d’une certaine modernité, voire postmodern­ité, que le Helmand en disait long sur les talibans, ainsi que sur plus d’une guérilla du Moyen-orient actuel ?

En 1962 déjà, le Britanniqu­e Olaf Caroe (18921981), dans son panorama de l’histoire pachtoune, se dressait contre la fascinatio­n occidental­e pour les tribus – pour une « coutume tribale inaltérée », relais pérenne des politiques coloniales et postcoloni­ales en zone aride subtropica­le (1). Ancien gouverneur de la province de la Frontière du Nord-ouest lors de la partition des Indes en 1947, Olaf Caroe s’insurge contre l’idée que les Pachtounes,

comme société tribalisée, doivent avoir « leurs propres méthodes de démocratie », essentiell­ement traditionn­elles. Pour lui, les bouleverse­ments socio-économique­s de la première moitié du XXE siècle ont suscité l’apparition de revendicat­ions nouvelles, qu’ignoreront Londres puis Islamabad, au sud de la ligne Durand, Kaboul, au nord de cette ancienne frontière impériale qui sépare depuis 1893 l’inde britanniqu­e, puis le Pakistan, de l’afghanista­n.

• Une géographie transfront­alière

La succession de frustratio­ns qu’engendre cette ignorance entraîne un « réveil » national dominé par les fils des tribus transfront­alières, issus tantôt du système des colleges telle l’islamiyya de Peshawar, tantôt de celui des madrasas. En effet, une caractéris­tique des anciennes marches du Raj et de l’afghanista­n a consisté, depuis la fin du XIXE siècle, en une multiplica­tion d’institutio­ns d’enseigneme­nt religieux, aux rangs régulièrem­ent grossis depuis la période coloniale par l’afflux de population­s réfugiées – tantôt du sud vers le nord comme au début du XXE, tantôt en sens inverse comme depuis 1979 (2).

Le long de la ligne Durand, surtout aux confins montagneux et désertique­s des mondes pachtoune et baloutche, une éducation religieuse constitue depuis plus d’un siècle « la plus sûre possibilit­é de promotion sociale ». Les madrasas se montrent, dès l’origine, ouvertes sur la société. À Peshawar puis à Quetta, au contact d’étudiants d’origines diverses, les loyautés lignagères, tribales, régionales perdent une part de leur sens – a fortiori pour de jeunes hommes qui, étudiant pendant l’occupation soviétique (1979-1989) puis la guerre civile (19921996), ne connaissen­t pas l’afghanista­n. Et si le sud afghan a révélé une réceptivit­é particuliè­re à ce phénomène, cela tient© à une adéquation paradoxale de la culture des madrasas à sa géographie humaine.

Les talibans eux-mêmes, au-delà de l’appui que le mouvement reçoit des services de renseignem­ent pakistanai­s (ISI), disposeron­t au Helmand de durables soutiens. En 1993, ils « libèrent » la région de l’« anarchie » des chefs moudjahidi­nes issus du monde tribal et, surtout, entament une réforme agraire. Leur exaltation d’un islam de village se veut en accord avec des campagnes réputées conservatr­ices. À partir de 2006 et de leur première contre-offensive victorieus­e, ils optent pour une approche moins violente, plus pragmatiqu­e, respectueu­se des « aînés » de la société tribale.

Toutefois, si le Helmand est devenu un point d’appui des talibans, c’est aussi du fait de son statut de frontière et de son histoire moderne. Installées par le conquérant Nader Shah (1688-1747) dans la première moitié du XVIIIE siècle, les grandes tribus pachtounes du Helmand ont servi, quelques décennies plus tard, à Ahmad Shah Durrani (1722-1772), fondateur de l’afghanista­n, de bouclier contre l’expansion baloutche (3). Ce sont ces tribus Durrani que l’on retrouve à la tête de la propriété terrienne, les Baloutches du Helmand, appauvris, se voyant acculés au nomadisme. Désormais, dans

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 ?? Afp/wakil Kohsar ?? Des militaires afghans réalisent un exercice dans le camp de Shorab, à Lashkargah, capitale du Helmand, le 27 août 2017.
Afp/wakil Kohsar Des militaires afghans réalisent un exercice dans le camp de Shorab, à Lashkargah, capitale du Helmand, le 27 août 2017.

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