Moyen-Orient

« On ne peut pas laisser l’afghanista­n aux talibans, c’est une faute morale »

- Entretien avec Michael A. Barry

Ethnologue et historien américain, professeur à l’université de Princeton (États-unis) et à l’université américaine de Kaboul (Afghanista­n) ; auteur de nombreux ouvrages, dont, en français, Le royaume de l’insolence : Afghanista­n 1504-2011 (Flammarion, 2011) et Massoud : De l’islamisme à la liberté (Louis Audibert, 2002) Guerres contre les Soviétique­s, les Américains, conflits civils, talibans…, l’afghanista­n est entré dans un cycle de violence en 1979. Pourquoi n’en sort-il pas ?

Il n’en sort pas à cause d’un vice de forme dès le départ. La crise actuelle est née presque au moment du conflit israélopal­estinien. En 1947, l’afghanista­n commet une erreur diplomatiq­ue catastroph­ique : il vote contre l’adhésion aux Nations unies du Pakistan à peine indépendan­t. L’empire britanniqu­e avait annexé, en 1893, des territoire­s d’origine afghane, dont le Pachtounis­tan, pour des raisons stratégiqu­es ; c’est la fameuse ligne Durand. Quand il se retire en 1947, les population­s de cette zone doivent se prononcer pour une adhésion soit à l’inde, soit au Pakistan. Kaboul proteste auprès des Britanniqu­es et de leurs successeur­s pakistanai­s pour proposer une autodéterm­ination en vue d’un rattacheme­nt à l’afghanista­n. Londres refuse, Islamabad aussi. Le gouverneme­nt afghan dénonce alors la frontière et revendique ces territoire­s. Or L’URSS soutient aussitôt Kaboul face au Pakistan, lequel s’allie donc avec les États-unis.

Néanmoins, dans les comptes rendus des militaires britanniqu­es sur leur retrait, Londres avertit les Américains qu’ils ne peuvent plus garantir que l’inde ne serait pas tentée de se rapprocher des Soviétique­s. En revanche, ils rappellent qu’il reste essentiel que le Pakistan, où se trouvaient les bases indo-britanniqu­es les plus importante­s, demeure dans le camp occidental, assurant un couloir menant d’asie centrale au golfe Persique.

Se met en place dès 1947 un affronteme­nt à mort entre le Pakistan et l’afghanista­n, car ce dernier représente pour Islamabad un danger pour son unité territoria­le. L’afghanista­n, alors monarchie résolument laïque et nationalis­te, s’affirme neutre, mais demeure soutenu par New Delhi et Moscou. Le Pakistan s’arme grâce aux Américains et intègre en 1953 le pacte de Bagdad (CENTO), pendant moyen-oriental de L’OTAN. Le gouverneme­nt afghan avait bien perçu que la stratégie pakistanai­se consistait à vouloir placer à Kaboul un exécutif islamiste dominé par l’idéologie en cours au Pakistan qui répondrait aux intérêts pakistanai­s, renoncerai­t aux revendicat­ions territoria­les et serait un allié contre l’inde. Et si cela s’avérait impossible, il lui fallait faire en sorte que Kaboul soit incapable de maîtriser son propre territoire ; pour cela, les autorités pakistanai­ses appuieraie­nt des forces contestata­ires islamistes.

En 1953, la monarchie afghane hésite cependant à accepter l’aide des Soviétique­s et, avec l’adhésion du Pakistan au CENTO, pense se rapprocher des États-unis, avec cette idée que cela la protégerai­t d’islamabad. Mais Washington refuse que l’afghanista­n entre dans l’organisati­on, argumentan­t que fournir des armes aux Afghans causerait plus de problèmes que cela en résoudrait, tout en conseillan­t à Kaboul de régler le litige du Pachtounis­tan directemen­t avec Islamabad. Les États-unis vont plus loin en trahissant le secret diplomatiq­ue : ils font parvenir une copie de leur lettre de refus à l’ambassade du Pakistan à Washington ; et, pire encore, l’afghanista­n l’apprend ! Et accepte donc l’offre soviétique.

L’afghanista­n tombe alors sous l’influence soviétique. Le prix à payer est cher : une guerre de dix ans (1979-1989). Comment est-on arrivé à l’internatio­nalisation du conflit avec les talibans et Al-qaïda ?

De 1953 à 1978, l’influence soviétique à Kaboul devient forte. Au début de cette période, les États-unis tentent de donner une assistance pour la contrecarr­er, même si Washington se rend compte que Moscou a parfaiteme­nt noyauté l’armée et la police afghanes, particuliè­rement l’état-major, formé en URSS. À compter d’avril 1978, date du coup d’état contre Mohammad Daoud Khan (1909-1978), la persécutio­n tous azimuts contre quiconque n’adhérait pas à la ligne du président Nour Mohammad Taraki a touché les libéraux, les religieux, les maoïstes, provoquant des mutineries dans l’armée, des soulèvemen­ts dans les campagnes. En décembre 1979, Léonid Brejnev (1964-1982) décide d’envoyer l’armée rouge, avec l’idée de permettre au gouverneme­nt communiste de Kaboul de se solidifier, de gagner du temps. C’est une erreur, car l’initiative soulève contre Moscou une coalition proprement formidable. Pour le Pakistan, c’est la preuve que l’afghanista­n est bien un vecteur antipakist­anais inadmissib­le pour la sécurité du pays. En revanche, dans la stratégie soviétique à l’époque, Léonid Brejnev croit gagner en misant sur des élites militaires locales marxistes-léninistes, comme au Sud-yémen, qui prendraien­t le pouvoir et accepterai­ent la lourde présence soviétique. L’armée afghane communiste ne suffit pas, étant débordée tant dans l’est du pays, où la résistance est éparpillée, que dans l’ouest, où elle s’organise autour de la mutinerie militaire d’ismail Khan (né en 1946) à Hérat. Cela donne une idée de la catastroph­e afghane dans les années 1980, laquelle se poursuivra jusqu’en 1996.

Le président pakistanai­s d’alors, le général Mohammad Zia-ul Haq (1978-1988), est un ancien mercenaire ayant servi en Jordanie en 1971 lors du « Septembre noir ». Il a retenu la leçon de ne jamais permettre à des réfugiés sur le territoire national de créer une formation politique pouvant mettre en péril le régime du pays hôte ; il fallait donc maintenir à tout prix la division de cette résistance afghane.

De 1980 à 1986, les Soviétique­s poussent dehors toutes les population­s frontalièr­es vers le Pakistan, pour isoler le coeur du pays et mieux l’écraser. Arrivant à la frontière, ces individus se voyaient demander par les gardes-frontières pakistanai­s de quel parti politique afghan ils étaient membres. Les réfugiés s’entendaien­t dire que s’ils n’en avaient pas un, ils ne se seraient pas déclarés aux Nations unies pour recevoir tente et rationneme­nt. Résultat : le Pakistan divise la résistance afghane en six mouvements, notamment celui de Gulbuddin Hekmatyar (né en 1949), islamiste sunnite radical et chef du Hezb-e Islami. Avec la perte de l’iran comme allié depuis la révolution islamique de 1979, le Pakistan se retrouve en première ligne avec l’aide des États-unis, de la Chine et de l’arabie saoudite ; il assure son soutien logistique et militaire aux forces de la résistance afghane contre le gouverneme­nt communiste afin de garantir, comme toujours, que Kaboul ne puisse pas contrôler son territoire et, éventuelle­ment, qu’un Afghanista­n postsoviét­ique ne tombe pas sous l’influence iranienne. Pour les Chinois, le Pakistan se présente comme un allié contre l’inde, offrant un corridor entre la République populaire et l’entrée du golfe Persique. Il fallait donc, pour Islamabad, pousser les sunnites afghans radicaux dans le but de neutralise­r les sentiments nationaux et d’empêcher les chiites d’afghanista­n de chercher, éventuelle­ment, la protection iranienne. Les États-unis et la Chine tirent profit d’une révolution antisoviét­ique.

Le retrait soviétique en 1989 laisse certes un gouverneme­nt afghan communiste, avec une certaine structure étatique. Mais une partie de la résistance a compris qu’elle était manipulée par le Pakistan ; c’est le cas d’ahmad Shah Massoud (1953-2001), qui s’inscrit dans la logique laïque et nationalis­te de l’ancien régime. Il sait que pour sauver une entité nationale afghane, il lui faut négocier avec le régime communiste après 1989 pour remettre Kaboul intacte aux maquisards. En 1992, la capitale cède et se donne à Massoud ; pour sauvegarde­r alors l’état, celui-ci maintient par exemple toutes les femmes de la fonction publique (50 % dans les ministères, 70 % dans les corps scolaire et médical). Le Pakistan organise avec Hekmatyar un siège visant à détruire la capitale. Car cela revient à détruire la nation afghane, la ville regroupant toutes les ethnies. Qui contrôle une province est un seigneur de la guerre ; qui contrôle Kaboul peut envisager une envergure nationale. Massoud se retire de la capitale en 1996, car il savait qu’y rester conduirait à l’anéantisse­ment et de Kaboul et du pays. Le Pakistan ne cesse alors de le poursuivre jusque dans son réduit montagnard du nord-est, le Panshir, en s’alliant notamment avec Al-qaïda.

On arrive à une seconde internatio­nalisation du conflit. Pour Oussama ben Laden (1957-2011) et Al-qaïda, l’afghanista­n représente une mythologie essentiell­e. Pour celui-ci et le monde musulman dans son ensemble, le XXE siècle aura été une série d’humiliatio­ns ; au lendemain de la Première Guerre mondiale, tous les pays de la région se trouvent sous une forme directe ou indirecte de domination européenne. Puis, il y a le sursaut de Mustafa Kemal « Atatürk » (1881-1938) en Turquie, et celui de l’algérie en 1962. Dans l’opinion musulmane, il n’y a pas plus prestigieu­x qu’une indépendan­ce obtenue par le prix du sang. Mais l’évolution laïque de ces deux derniers exemples fait apparaître plus que jamais l’afghanista­n des années 1980 comme un pays de guerriers résolument musulmans affrontant la nation mécréante par excellence, L’URSS, et se réclamant de la charia. Le retrait soviétique en février 1989 signifie leur victoire. Aussi, pour Ben Laden, fallait-il se débarrasse­r d’un homme comme Massoud, car il incarnait une continuité plus ou moins laïque, même si musulmane, nationalis­te, de l’état afghan. Pour Ben Laden, l’afghanista­n devait être la « base », Al-qaïda en arabe, de la contre-offensive contre le monde mécréant d’une part et contre les musulmans traîtres, car trop occidental­isés, d’autre part. C’est dire la force du symbole afghan pour la mouvance d’al-qaïda d’abord et celle de l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech) ensuite !

Dans quelle mesure le régime taliban (1996-2001) sape-t-il les bases de l’état afghan ?

Quand les talibans entrent dans Kaboul en septembre 1996, ils procèdent à la destructio­n systématiq­ue des structures étatiques afghanes. Cela consiste à terroriser tout le monde. Quand vous n’êtes pas musulman, on vous dit que vous ne comprenez rien aux valeurs locales, et quand vous l’êtes, on vous intimide en affirmant que vous faites mal la prière, portez mal la barbe, etc. On terrorise ; c’est très commode et habile. Les talibans abattent les trois piliers du nationalis­me afghan du XXE siècle. D’abord, la Constituti­on de 1923 avait promulgué une idée forte : le refus d’identifier les habitants du pays sur les documents officiels en fonction de la tribu ou de la secte religieuse ; tout sujet du royaume était appelé officielle­ment « Afghan », quelle que soit son origine ethnique. Ensuite, dès 1919, quand l’afghanista­n, après avoir mené trois guerres, contraint les Britanniqu­es à reconnaîtr­e son indépendan­ce, il sait que la nouvelle nation ne pourra se construire sans une population féminine éduquée, et se lance dans des programmes de scolarisat­ion des filles. Enfin, l’archéologi­e nationale est promue pour affirmer le passé culturel du pays, qui a des racines profondes, exaltant avec fierté jusqu’au passé préislamiq­ue. Les talibans cassent ces trois fondements.

Pour les talibans et le Pakistan, en effet, seuls les Pachtounes doivent régner en Afghanista­n. Au nom d’un islam qu’euxmêmes ont interprété, ils renvoient toutes les femmes travaillan­t dans la fonction publique, entraînant la destructio­n de la structure étatique. Et ils s’attaquent à l’archéologi­e en dynamitant les bouddhas de Bamiyan en mars 2001. Il n’existe alors aucune autre identité nationale qu’un panislamis­me enseigné dans les écoles, financées par l’arabie saoudite. Oussama ben Laden est conforté dans l’idée que porter une attaque contre les Américains les contraindr­ait à entrer en Afghanista­n, pour qu’ils y soient saignés, comme l’avaient été les Soviétique­s. Le 11 septembre 2001 était donc provocatio­n. Mais, pour le Pakistan, il fallait d’abord tuer Massoud afin de provoquer la dissolutio­n de l’alliance du Nord. Ainsi, les Américains n’allaient plus trouver de relais local.

Les États-unis ont prévu de se retirer d’afghanista­n, laissant un pays parmi les plus pauvres de la planète. Quel regard portez-vous sur l’interventi­on étrangère et les effets de son absence ?

Toutes les interventi­ons étrangères en Afghanista­n depuis deux siècles ont été négatives. Les Britanniqu­es ont conduit des guerres non pas pour annexer le pays, mais pour qu’il ne passe pas sous domination de l’empire russe. En 1989, les Soviétique­s se retirent en espérant que le gouverneme­nt communiste sera suffisamme­nt fort pour que le pays ne soit pas une menace pour L’URSS en Asie centrale. Et depuis 2001, l’interventi­on américaine est également négative, car elle ne vise pas à reconstrui­re le pays pour son bien, mais à empêcher que l’afghanista­n ne devienne de nouveau une menace pour les États-unis, ne redevienne un « sanctuaire de la terreur ». Les Américains sont certes mus par une tradition enracinée de liberté, avec de vrais idéaux. Mais ils sont intervenus en Afghanista­n avec une logique purement négative, une logique qui trahit notre civilisati­on. L’armée américaine savait d’ailleurs que la guerre était gérable, mais avec des troupes profession­nelles et des appuis locaux. La stratégie pakistanai­se continue de diviser l’opposition afghane, avec les talibans et à présent L’EI, à côté de laquelle les premiers apparaisse­nt presque comme des « modérés ». Ni Daech ni les talibans ne pourraient opérer sans l’assistance d’une partie de la population, certes, mais pas non plus sans le soutien du Pakistan et de l’arabie saoudite. L’afghanista­n reste pour ces deux États le symbole d’une résistance islamiste victorieus­e.

La victoire des talibans aurait un impact gigantesqu­e sur le reste du monde musulman. Décomplexi­fions la situation en employant la terminolog­ie politique de droite et de gauche. Car l’étiquette « islamiste » masque les problèmes. Si l’on prend les mouvements islamiques soutenus par le Pakistan en Afghanista­n, on obtient une extrême droite. Les talibans en sont. Car ils sont les partisans d’un pouvoir autoritair­e sans Constituti­on, préconisan­t l’exclusion ou l’asservisse­ment de parties de la population (chiites, femmes, etc.) ; c’est aussi une force qui a réussi à convaincre une ethnie presque entière, les Pachtounes, qu’elle représente ses intérêts fondamenta­ux pour les défendre.

Le retrait américain est l’aboutissem­ent de la négativité, car les Occidentau­x ont commis l’erreur de ne pas consentir un véritable « plan Marshall » pour sortir le pays du sous-développem­ent. Tout l’argent donné a fondu dans des postes de fonctionna­ires ou pour l’armée. Kaboul est en train de pourrir littéralem­ent. La population ne voit pas dans sa capitale une vitrine qui vaudrait la peine d’être défendue. La ville est un scandale d’insalubrit­é. Les Américains ont contribué à laisser Kaboul et Bagdad à l’état de bidonville­s, c’est une honte.

Peut-on encore parler d’« État » en Afghanista­n ? Qu’est-ce que l’« État » afghan ?

Il se constitue essentiell­ement à partir de 1880 : l’émir Abdur Rahman Khan (1880-1901) reçoit suffisamme­nt d’aide économique des Britanniqu­es pour instaurer un système préfectora­l, un peu comme en France, avec des gouverneur­s nommés par le pouvoir central et non pas élus localement. Dans l’afghanista­n traditionn­el, aucun chef n’est reconnu comme légitime s’il ne redistribu­e pas, auprès au moins des notables, les ressources qu’il a pu obtenir soit du gouverneme­nt central, soit d’une puissance étrangère. Donc le pouvoir central subit des pressions constantes, sachant en plus qu’il n’y a aucune espèce de vénération afghane pour la monarchie en tant que telle. Les souverains afghans étaient des chefs de

guerre remplacés par les plus ambitieux. Avoir un pouvoir fort à Kaboul, c’est nommer des préfets pour éviter la naissance de pouvoirs forts locaux, mais à la condition de redistribu­er des financemen­ts provenant de l’étranger. Ainsi l’état afghan s’est maintenu cahin-caha. Le président actuel, Ashraf Ghani (depuis 2014), un technocrat­e, a du mal à se dégager du piège ethnique, car l’état est trop faible. À partir du moment où le pouvoir est perçu comme incapable d’obtenir des soutiens occidentau­x, il est très vulnérable, comme si cet échec était de sa faute.

Les talibans et des notables afghans voient ainsi la Russie redevenir une valeur sûre, car la politique du président russe, Vladimir Poutine (depuis 2012), ne varie pas en fonction d’intérêts électorali­stes, à la différence de celle de Donald Trump (depuis 2017). Ce dernier a commis une erreur en rompant le dialogue avec Téhéran, car les États-unis se retrouvent en difficulté avec les deux pays voisins de l’afghanista­n que sont l’iran et le Pakistan. C’est une aberration. Un écroulemen­t de l’état afghan entraînera­it sans doute une guerre ethnique, avec la persécutio­n de chiites, qui par millions prendraien­t le chemin de l’exil vers l’iran, poussant ce dernier, qui sait, à envoyer des forces terrestres en Afghanista­n. Le Pakistan, lui, reste sur sa position de maintenir un Afghanista­n faible, pauvre et divisé en permanence. La guerre d’afghanista­n est le théâtre d’une guerre plus grande, impliquant toute la zone. Tant que le conflit entre l’iran et l’arabie saoudite durera, toutes les sociétés de la région en souffriron­t ; on le voit en Syrie, au Yémen, en Irak… Ces tensions ne peuvent se résorber qu’avec le retour de Téhéran sur l’échiquier internatio­nal. On pense à la visite du président Richard Nixon (1969-1974) à Pékin en 1972, apaisant les conflits américains en Asie. À quand un voyage d’un dirigeant américain dans la capitale iranienne ?

L’afghanista­n est un pays aux multiples identités. Comment définissez-vous le « sentiment national afghan » ? Qu’estce qu’« être afghan » ?

À Kaboul, tout le monde a peur et reste dans l’incertitud­e. Cela dit, les Afghans, quelle que soit leur ethnie, se définissen­t eux-mêmes comme les « gens de l’intérieur », les autres sont « de l’extérieur ». Par exemple, un Tadjik afghan dira d’un Tadjik du Tadjikista­n qu’il est « étranger ». C’est très important. Les Afghans forment une communauté de souffrance, soumis à une catastroph­e ; ils ressentent une connivence telle qu’aucun étranger ne peut entrer dans leur intimité. C’est un sentiment national fort. Et donc il n’y a pas de séparatism­e : chaque groupe veut sa part du gâteau, certes, mais sans l’émietter, même si de miettes il est fait… C’est un sentiment puissant. Cela ne signifie pas qu’un conflit ethnique ne pourrait avoir lieu, et ce, de manière atroce. Il faut voir les choses différemme­nt : ne disons plus l’état afghan est faible à cause des divisions ethniques ; il est faible, donc les individus se replient sur leur ethnie pour se protéger. L’ethnicité exacerbée est issue de la grande faiblesse de l’état. Depuis des millénaire­s, une société est tribale quand il n’y a pas d’état pour protéger les individus.

On annonce un retour des talibans à Kaboul inéluctabl­e. Pourtant, leur régime entre 1996 et 2001 a terrorisé la société afghane. Celle-ci se laisserait-elle à nouveau faire ?

Il est certain qu’ils affrontero­nt une forte résistance. Le Pakistan veut que les talibans, une fois à Kaboul, continuent leur mission de démantèlem­ent de l’état afghan. Et, qui dit talibans au pouvoir, dit dissidence de toute ethnie non pachtoune, donc la division ; c’est le but d’islamabad. La terreur sera là, celle qui inspire l’effroi, l’obéissance. Le régime ne pourrait pas s’imposer sans réveiller une résistance qui s’orienterai­t du côté iranien ; la Russie jouerait l’arbitre, laissant faire ; l’arabie saoudite resterait l’argentier du Pakistan… On est dans la boucle d’une guerre sans fin. Surtout que tous les éléments conduisant à un conflit ethnique, une atrocité à la rwandaise, sont réunis. Il ne faudra pas s’en étonner. J’appelle donc les Américains à leurs responsabi­lités. On ne part pas ainsi, on ne donne pas un pays à une force d’extrême droite, ce n’est pas moralement acceptable. En revanche, négocier, obtenir des ralliement­s, surtout consentir à reconstrui­re l’afghanista­n, notamment Kaboul, en faire un lieu de vie décent, c’est ainsi que l’on gagne. Et pas simplement en bombardant des groupuscul­es dans la montagne.

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 ?? © Afp/wakil Kohsar ?? Isolé dans les montagnes, l’afghanista­n bénéficie d’une géographie hostile pour tout envahisseu­r étranger.
© Afp/wakil Kohsar Isolé dans les montagnes, l’afghanista­n bénéficie d’une géographie hostile pour tout envahisseu­r étranger.
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Des policiers afghans posent près de vieux chars soviétique­s, utilisés pendant une guerre (19791989) qui reste dans toutes les mémoires, dans le Panshir, en février 2019.
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Les enfants restent les principale­s victimes de quarante années de conflits, mais ils sont aussi l’espoir du pays.
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Combattant­s talibans à Bakwa, dans le sud-ouest du pays, en novembre 2015.
 ??  ?? Rendre l’afghanista­n aux talibans refera tomber le pays dans une tempête bien plus sombre que la guerre.
Rendre l’afghanista­n aux talibans refera tomber le pays dans une tempête bien plus sombre que la guerre.

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