ARABIE SAOUDITE
L’arabie saoudite est en pleine transformation. La figure paternaliste que représentait le puissant État saoudien pour ses sujets n’est plus, le monstre économique misant tout sur le pétrole est en train de muter. À la tête de cette transfiguration, un homme, le prince héritier Mohamed ben Salman. L’année 2018 aurait pu mal se terminer pour ce trentenaire à la poigne de fer, mais 2019 semble confirmer son pouvoir sur le royaume.
C’est une histoire rocambolesque comme on en voit dans les films d’espionnage. Et si elle n’était pas réelle, on préférerait qu’elle reste une fiction. Le 2 octobre 2018, alors qu’il se trouve avec sa fiancée à Istanbul (Turquie), le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, connu pour ses chroniques dans The Washington Post, se rend au consulat de son pays pour obtenir un document nécessaire pour son mariage. Il n’en ressortira pas. L’affaire n’est révélée que plusieurs jours plus tard : l’homme a été torturé, assassiné, son corps démembré et dissous ou brûlé. L’arabie saoudite nie d’abord toute implication, avant de reconnaître, le 20 octobre, la mort du journaliste ; le régime limoge alors de hauts responsables, dont le général Ahmed Assiri et le conseiller en communication Saoud al-qahtani, des proches de Mohamed ben Salman, afin que ce dernier ne soit pas inquiété. Pour la CIA, pourtant, cela ne fait aucun doute : le jeune dirigeant (il est né en 1985) savait et aurait commandité ce meurtre.
• Un régime autoritaire devenu brutal
La pression internationale, notamment de la Turquie, est forte. Même le président américain, Donald Trump, s’emporte sur les réseaux sociaux pour que toute la lumière soit faite sur cette affaire ; des sénateurs exigent jusqu’à des sanctions. Mais cela sera insuffisant pour inquiéter Mohamed ben Salman, l’homme qui incarne pour Washington l’arabie saoudite d’aujourd’hui et de demain, un royaume fort et stable face à l’iran, cible principale de la diplomatie
trumpienne. Le locataire de la Maison Blanche « disculpe » le prince héritier en expliquant que « le monde est un endroit féroce ». Ni les Étatsunis ni la France ne remettent en question leurs liens commerciaux avec l’arabie saoudite, ne suspendant pas leurs ventes d’armes au royaume, en pleine guerre au Yémen. En février 2019, on apprend même que Donald Trump négocie avec Riyad un transfert de technologies nucléaires. Cette impunité est le reflet de la brutalité du régime de Mohamed ben Salman, qui n’hésite pas, alors qu’il compte sur un appui américain sans faille et des sujets croyant en lui, à exprimer sa nervosité. Péché de jeunesse, excès de confiance ? Le prince héritier aura sans doute tiré la leçon de cet épisode qui a largement terni son image à l’étranger, lui qui voulait passer pour un réformateur aux références occidentales. Mais il adresse aussi, et surtout, un message fort aux Saoudiens de l’intérieur : aucune opposition ne sera permise, peu importe son poids sociétal, politique ou économique. Ainsi, le prédicateur Salman al-awdah, influent sur les réseaux sociaux et respecté par la jeunesse, figure du mouvement islamique Sahwa, emprisonné depuis septembre 2017, était menacé d’être exécuté en juin 2019.
• Nationalisme et défis à long terme
L’année 2018-2019 a mis en exergue tout l’aspect paradoxal de la transformation en cours en Arabie saoudite. Le régime n’a plus rien à voir avec celui connu avant l’arrivée du roi Salman sur le trône, en janvier 2015. L’exercice du pouvoir n’est plus collégial, respectueux des intérêts des différents clans de la famille régnante et secteurs (religieux, des hommes d’affaires) ; il est celui d’un seul homme, Mohamed ben Salman. Ce dernier a compris que le pays devait changer, se lançant dans des réformes sociétales marquantes, comme le permis de conduire pour les femmes ou l’inauguration de cinémas, et dans des visions économiques moins dépendantes du pétrole. Toutefois, cela ne signifie en aucun cas une ouverture. Si la musique forte est à présent une norme dans les restaurants de Riyad, où les femmes expriment de plus en plus leur liberté, notamment dans leur rapport au voile, où la police religieuse n’a plus voix au chapitre, la légèreté n’est pas dans tous les esprits, tant le contrôle exercé par le nouveau pouvoir est fort. L’arabie saoudite de Mohamed ben Salman est entrée dans « la norme arabe » de l’autoritarisme. Le prince héritier a ainsi créé dès l’été 2017 une force prétorienne, la sécurité d’état, sur le modèle égyptien, et il est entouré de fidèles pour éloigner ses ennemis. En février 2019, des rumeurs ont couru sur un possible coup de palais contre le roi, alors en voyage en Égypte, révélant les tensions entre le souverain et son fils.
Les défis restent nombreux, notamment économiques. Le nationalisme qui semble unir la société saoudienne autour de Mohamed ben Salman a une limite : une jeunesse aspirant à un avenir meilleur et tout de suite. Or le chômage est élevé et le secteur privé peine à se développer. Le facteur temps doit être pris en compte par le prince héritier, car cela pourrait prendre entre vingt et trente ans.