Moyen-Orient

… d’amr Gamal, un cinéaste au Yémen

D’amr Gamal, un cinéaste au Yémen

- Entretien réalisé par Franck Mermier (mars 2019)

Pouvez-vous présenter votre parcours et nous dire comment vous êtes devenu un réalisateu­r à Aden alors que la guerre ravageait la ville où vous vivez ?

Je suis né en 1983 à Poznanie, en Pologne, mais j’ai passé la majeure partie de ma vie à Aden, une ville à laquelle je suis attaché. J’ai étudié les technologi­es de l’informatio­n, car il n’existe pas au Yémen d’études supérieure­s dans le domaine du cinéma, mais aussi parce que je n’ai pu obtenir de bourse à l’étranger, à l’instar de la plupart des étudiants du Sud du pays, qui ont souffert d’ostracisme après la guerre civile de 1994. Bien que, depuis mon enfance, j’aie rêvé de tourner des films, j’ai commencé par le théâtre, en écrivant des pièces et en les mettant en scène. En 2005, j’ai créé avec des amis la troupe Golfe d’aden. Nous avons rencontré beaucoup de difficulté­s. Il faut rappeler qu’aden, jusqu’en 1986, était une ville pionnière dans le domaine de la culture et des arts dans la péninsule Arabique. Son premier théâtre avait été créé en 1905 et les salles de cinéma y étaient nombreuses. Cependant, les guerres qui l’ont dévastée ont détruit ses infrastruc­tures, notamment durant la guerre de 1994 qui a vu le Nord dominer le Sud avec l’aide du courant fondamenta­liste religieux. À partir de cette date, les salles de cinéma et de théâtre ont été fermées et certaines ont même été détruites, d’autres ont été vendues. Dans ce contexte, la création d’une troupe théâtrale constituai­t une initiative que beaucoup pensaient irréalisab­le.

Nous avons loué le cinéma privé Hurricane qui avait été le premier à projeter des films parlants dans la péninsule Arabique. Devant l’écran, un rebord en béton constituai­t une sorte de scène que nous avons utilisée pour jouer notre première pièce, après avoir réparé et nettoyé l’endroit. Pour la première représenta­tion, 350 spectateur­s étaient présents, ce qui témoigne de l’intérêt et de l’amour que portent les habitants d’aden aux arts, en dépit du fait que la pensée extrémiste dominait le pays depuis dix ans, notamment dans le Sud. Entre 2005 et 2010, nos pièces n’ont cessé de remporter un franc succès devant un public croissant qui atteignit 1000 personnes pour une seule représenta­tion. Le plus grand fut la pièce Je descends avec toi en 2009. Ce titre reprend une expression utilisée à Aden par les passagers d’un bus pour signifier au conducteur qu’ils descendron­t à l’arrêt prévu. De fait, l’histoire se déroulait entre les différente­s stations de la ville. La pièce remporta un vif succès dans le Nord et dans le Sud du Yémen et nous l’avons aussi jouée

durant deux jours à Berlin en 2010. On peut ainsi dire que ce fut la première pièce de théâtre yéménite à être jouée en Europe. Nous avons ensuite poursuivi nos activités théâtrales, mais de manière irrégulièr­e du fait du déclenchem­ent de la révolution en 2011. Notre dernière représenta­tion publique eut lieu en octobre 2014. La guerre commença au Yémen et, en mars 2015, les Houthis, avec les troupes de l’ancien président Ali Abdallah Saleh (1978-2012), tentèrent de s’emparer d’aden. Ils furent défaits et la ville fut libérée en juillet 2015. Mais la guerre l’a totalement détruite. La situation économique et sécuritair­e y est effroyable. Nous avons donc cessé toute activité artistique entre 2015 et 2018 de crainte que nous ne soyons agressés. Nous sommes restés dans nos maisons sans travailler, tandis que le cinéma Hurricane était dans un très mauvais état. Il n’y avait aucune possibilit­é de mécénat pour les arts dans un tel contexte d’instabilit­é et d’insécurité. Mon ami Mohsin al-khalifi, qui devint par la suite le producteur du film, me proposa alors une idée folle : « Pourquoi ne réaliserai­s-tu pas ton vieux rêve de faire du cinéma ? » Je lui répondis que nous avions toujours repoussé la réalisatio­n de ce rêve en attendant que la situation s’améliore et que, lui, proposait de l’accomplir au pire des moments qu’avaient connus Aden et le Yémen. Je réfléchis cependant et je me dis que la situation n’allait pas devenir meilleure avant longtemps et que l’attente pouvait durer toute une vie. Je fis donc mienne sa propositio­n et nous commençâme­s à chercher un lieu pour projeter le film sachant que toutes les salles avaient été détruites.

« Nous n’avons pas rencontré d’obstacles lors du tournage. Les gens nous apportèren­t l’aide nécessaire pour que nous puissions filmer même à l’intérieur de leurs maisons. »

10 Days Before the Wedding raconte l’histoire d’un jeune couple qui souhaite se marier, mais dont les plans sont contrariés par de nombreux obstacles. Quelles sont les conséquenc­es de la guerre sur la population d’aden à partir des questions soulevées dans le film ?

Lorsque nous avons décidé de produire ce film, il nous fallait présenter au public une histoire qui le concerne au premier chef. Aden continue de souffrir des conséquenc­es de la guerre et nous avons choisi de faire de celles-ci le sujet du film. Beaucoup ont pensé que la vie redeviendr­ait normale après le conflit, mais notre film sert à démontrer le contraire.

Il y a d’autres guerres d’un autre type qui sont survenues après… Notre film traite aussi de la situation économique à travers le récit d’un projet de mariage dont les protagonis­tes sont confrontés à l’effondreme­nt de l’économie.

Les deux héros étaient sur le point de se marier en 2015 quand la guerre s’est déclenchée. Ils ont dû dépenser toutes leurs économies pour réussir à fuir dans une région plus sûre, laissant derrière eux leurs maisons, leurs quartiers, leurs rêves. Après la guerre, les deux personnage­s retournent à Aden et tentent de réunir les fonds nécessaire­s à leur mariage. Ce n’est que trois ans après, en 2018, qu’ils réussissen­t à le faire. Ils décident donc de se marier, mais, dix jours avant les noces, ils subissent de plein fouet les problèmes économique­s et sociaux que la guerre a fait surgir.

La tante du héros, divorcée, revient vivre dans la maison de son père parce qu’elle n’a pas d’autre choix, et elle s’installe à l’étage supérieur, que son neveu avait construit en prévision de son mariage. Il est donc obligé de chercher un autre domicile pour le futur couple. À Aden, qui vivait sous un régime socialiste (1967-1990), la plupart des habitants construise­nt un étage au-dessus de leurs maisons pour leurs enfants du fait qu’ils perçoivent des salaires modestes, qu’ils ne possèdent pas de terrains ou qu’ils ne cumulent pas d’autres emplois, comme cela est le cas dans le Nord, où un certain capitalism­e s’est développé. Le héros déménage ses meubles sans savoir où il ira habiter. Il cherche un endroit pour laisser ses affaires et il est confronté à la cupidité de gens qui essayent de lui soutirer le plus d’argent possible en contrepart­ie d’une location. Il est aussi en butte aux agissement­s des groupes armés qui, par la force de leurs armes, s’emparent de terrains et de magasins et qui le rackettent en même temps qu’ils détruisent ses meubles. Le film montre également les difficulté­s pour trouver un logement à Aden et comment la cherté des locations conduit les deux amoureux, en désespoir de cause, à envisager d’habiter sur le sommet d’une montagne, comme l’ont fait de nombreux habitants de la ville.

Le film traite aussi d’autres thèmes importants liés à la guerre, notamment l’abandon des études par des adolescent­s, et leur engagement dans des groupes armés qui leur proposent des soldes attractive­s, mais aussi la montée de l’extrémisme parmi les jeunes. On voit aussi que beaucoup d’habitation­s à Aden se sont transformé­es en ateliers pour abriter différente­s activités économique­s. Le film se termine par une évocation de la tragédie de la reconstruc­tion. Des centaines de maisons, au Yémen, ont été détruites durant la guerre et leurs habitants n’ont pas reçu de compensati­ons financière­s ni bénéficié d’un relogement. Beaucoup d’entre eux vivent donc ailleurs que dans leurs logements et sont parfois sujets à des tracasseri­es de la part des personnes qui les hébergent. Tous ces thèmes ont été traités à travers le parcours des deux fiancés durant les dix jours qui ont précédé leur mariage.

Le budget de votre film était de 30 000 dollars, et le temps imparti pour le tournage et le montage de trente jours. Comment avez-vous réussi à filmer dans de telles conditions et dans ce contexte d’insécurité alors que vous deviez mobiliser une cinquantai­ne d’acteurs ?

Le budget du film était en effet très réduit et il ne devait pas seulement couvrir les frais de réalisatio­n, mais aussi ceux relatifs à la location de salles de mariage, à la constructi­on des écrans, à l’achat des projecteur­s, aux frais de publicité. Il fallait de plus louer l’équipement de tournage, les caméras, les microphone­s et les lampes que l’on a dû trouver en différents endroits puisque le Yémen ne fabrique rien dans ce domaine. Nous contactâme­s des compagnies commercial­es pour leur demander des financemen­ts en contrepart­ie de publicités sur les panneaux annonçant les projection­s qui seraient installés dans les rues et devant les salles. La plupart d’entre elles ignorèrent nos demandes et trouvèrent que l’idée était irréalisab­le. Seules deux compagnies exprimèren­t leur intérêt et nous les convainquî­mes, avec beaucoup de difficulté­s, de nous verser 30 000 dollars, une somme faible pour réaliser et produire un long métrage de fiction, pour en faire la publicité, louer les salles, construire

des écrans en bois et acheter des projecteur­s. Cela tient de l’exploit ! D’autant qu’une cinquantai­ne d’acteurs ont été mobilisés, ainsi qu’autant de figurants. Les technicien­s ayant travaillé pour le film sont eux un peu plus nombreux. Tous ont cependant accepté des salaires symbolique­s, car ce projet leur tenait à coeur.

Lorsque nous avons décidé de tourner le film, une de nos plus grosses craintes était qu’un groupe extrémiste s’en prenne à nous. J’ai dit à mes collègues que nous ne devions compter que sur nous-mêmes. La présence d’actrices dans la rue pouvait être dangereuse pour elles. Mais tous insistèren­t pour que l’on tourne dans Aden, tandis que les actrices n’exprimèren­t aucune crainte. Ce courage m’insuffla encore plus d’énergie et renforça ma déterminat­ion. Nous avons été fortement surpris par le fait que nous n’avons pas rencontré d’obstacles lors du tournage. Au contraire, les gens nous apportèren­t toute l’aide nécessaire pour que nous puissions filmer à l’intérieur de leurs maisons et de leurs boutiques sans contrepart­ie financière. Cette énergie positive n’a jamais cessé de marquer le tournage.

Votre film est la première oeuvre de fiction cinématogr­aphique yéménite projetée au Yémen depuis quarante ans. Comment êtes-vous parvenu à diffuser le film à Aden, où la plupart des cinémas et des théâtres ont été détruits, et quelles ont été les réactions du public ?

Notre plus grand défi a été de trouver une salle. Nous souhaition­s certes réaliser un film, mais où pouvions-nous le projeter ? Aden a connu le cinéma dans les années 1950 et il existait beaucoup de salles dans la ville. Avant 1986, les films étaient projetés en même temps qu’en Égypte, aux États-unis et en Inde. Ainsi, Youssef Chahine (1926-2008), le grand réalisateu­r égyptien, organisa la première projection au cinéma Bilqis à Aden. Malheureus­ement, les salles de cinéma et de théâtre ont été détruites après l’invasion des forces nordistes et fondamenta­listes en juillet 1994. Il fallait donc chercher une autre solution. Nous avons essayé de trouver des salles à gradins et nous sommes tombés sur deux sites de mariage. Nous les avons loués et y avons construit des écrans en bois de six mètres sur quatre, que nous avons peints en blanc. Pour l’anecdote, nous constatâme­s avec amusement que ces salles avaient déjà été réservées certains jours pour l’organisati­on de noces. Nous devions donc démonter les écrans le soir pour que les invités puissent célébrer le mariage et nous les remontions le lendemain pour la projection du film.

Nous ne nous attendions pas à ce que l’audience soit aussi grande. C’était le premier film local à être projeté en public à Aden et, en plus, à raison de huit séances par jour. Nous avons donc dû organiser une neuvième séance. Nous avons vendu 60000 entrées. En mars 2019, le film était toujours en salle ; il est programmé le vendredi pour deux séances. La salle est toujours pleine !

Le film a-t-il attiré des réactions négatives, notamment de la part de groupes extrémiste­s ? A-t-il été projeté dans d’autres villes du Yémen ?

Ainsi que je l’ai déjà évoqué, nous avions une grande peur des groupes extrémiste­s. De fait, dans la nuit qui a précédé la première projection du film, le 21 août 2018, une grenade sonore fut lancée devant une des salles afin d’intimider les spectateur­s. Mais les gens n’ont pas cédé à la peur et sont venus en nombre. Cela démontre que les habitants d’aden ne cessent de considérer avec nostalgie les attributs de leur urbanité qui ont été arrachés durant la guerre de 1994. Je me rappelle aussi que,

dans certaines mosquées situées près d’une des salles, des cheikhs ont diffusé des discours à travers des haut-parleurs pour condamner les méfaits du cinéma sur la société et les jeunes et pour inciter à combattre ce « phénomène étranger à notre culture ». Cela visait évidemment notre film. Mais cet incident n’a pas eu de conséquenc­e sur l’affluence des spectateur­s. Quant à la diffusion à l’extérieur d’aden, nous souhaiteri­ons le projeter dans les provinces de Taez et de l’hadramaout. Ce n’est cependant pas chose aisée dans les circonstan­ces dégradées que connaît le pays. Nous sommes en contact avec les autorités compétente­s pour qu’une projection puisse y être organisée.

Le film a été présenté pour les Oscars 2018. Comment cela a-t-il été rendu possible et avez-vous pu projeter le film hors du Yémen ?

Nous avons déployé de nombreux efforts pour que le film soit conforme aux critères de sélection de l’académie des Oscars, et nous avons été heureux qu’il ait été choisi, même s’il n’a finalement pas été sélectionn­é. C’est le ministère de la Culture yéménite qui l’a présenté dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère. Il était en effet le seul film yéménite à avoir été projeté en 2018 au Yémen. Il a été sélectionn­é dans plusieurs festivals, dont ceux de Pune et de Jabalpur en Inde. Il a obtenu le prix du meilleur maquillage et des meilleurs costumes dans celui de Jabalpur et a reçu le prix spécial du jury au Festival du film des femmes d’assouan (Égypte). Il a aussi fait l’ouverture du Festival du film arabe de San Diego, aux États-unis, en avril 2019, et nous avons été invités à le projeter dans les université­s de Harvard, de Pennsylvan­ie, de Virginie et de Georgetown. Il sera aussi présenté dans des festivals en Russie et en Jordanie. À partir du 7 mars 2019, le film a bénéficié d’une exploitati­on commercial­e dans 30 salles de cinéma aux Émirats arabes unis et a rencontré un grand succès. Nous espérons qu’il voyagera dans le plus de pays possible pour faire connaître notre art et Aden particuliè­rement.

Avez-vous de nouveaux projets au Yémen et quelle est la situation de la scène culturelle à Aden ?

Je passe beaucoup de temps à soutenir la diffusion du film en l’accompagna­nt dans les festivals et les université­s où il est projeté parce que je souhaite attirer l’attention sur le cinéma yéménite. Nous devons saisir l’occasion de partager des horizons communs avec le monde, de présenter de nous une autre image afin que nos prochaines oeuvres soient bien reçues. Je pense tout le temps à réaliser un film chantant et j’envisage, dans un avenir proche, de monter une pièce de théâtre. J’ai en effet négligé le théâtre durant les quatre dernières années et je me sens responsabl­e vis-à-vis du théâtre et de son public. On observe une activité culturelle importante à Aden. On peut dire que cela ne s’est pas vu depuis trente ans. Des jeunes organisent des événements hebdomadai­res, des exposition­s de photograph­ie, de peinture, des activités liées au patrimoine, des pièces de théâtre. Tout cela manque certes d’un peu d’organisati­on, mais c’est normal dans une ville qui a souffert d’une marginalis­ation forcée depuis 1994. Ces manifestat­ions culturelle­s attirent un public nombreux, ce qui leur permet de se développer.

 ??  ?? L’équipe de tournage a dû faire face à l’insécurité de la guerre pour réaliser le film dans les rues d’aden, y compris la nuit. Cinéaste yéménite, réalisateu­r de 10 Days Before the Wedding (2018), film tourné à Aden durant la guerre
L’équipe de tournage a dû faire face à l’insécurité de la guerre pour réaliser le film dans les rues d’aden, y compris la nuit. Cinéaste yéménite, réalisateu­r de 10 Days Before the Wedding (2018), film tourné à Aden durant la guerre
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 ??  ?? Les habitants d’aden étaient nombreux à vouloir assister à la première de 10 Days Before the Wedding, le 21 août 2018.
Les habitants d’aden étaient nombreux à vouloir assister à la première de 10 Days Before the Wedding, le 21 août 2018.
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Les guerres successive­s ayant détruit les cinémas, le film est projeté dans une salle de mariage.
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La sortie de 10 Days Before the Wedding, dont on voit ici l’affiche sur un rondpoint d’aden, a été un événement culturel important pour la ville et pour le pays.

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