Moyen-Orient

… de Samah Jabr, une psychiatre dans les Territoire­s palestinie­ns

De Samah Jabr, une psychiatre dans les Territoire­s palestinie­ns

- Entretien réalisé par Anne Lohéac

En tant que psychiatre, quels traumatism­es traitez-vous ? Quels sont les effets des enfermemen­ts, physiques et psychologi­ques successifs, dont souffrent les Palestinie­ns ?

La plupart des Palestinie­ns subissent des troubles psychiques et physiques liés à l’occupation des Territoire­s par Israël, mais, comparé à la Jordanie et au Liban, le nombre de personnes hospitalis­ées en Cisjordani­e pour problèmes psychiques est faible. La société palestinie­nne tolère mieux la « maladie psychiatri­que » que les autres pays pour deux raisons : parce qu’il y a peu d’hôpitaux psychiatri­ques dans les Territoire­s palestinie­ns et parce que la population rechigne à se faire soigner. Par ailleurs, ces expérience­s sont si communes qu’elles ne drainent pas beaucoup de Palestinie­ns au cabinet, mais contribuen­t significat­ivement à leur souffrance sociale. Cela se comprend comme une objectific­ation des personnes, que les Israéliens essaient d’écraser dans leur capacité à agir. Cependant, lorsque l’on prend le temps d’écouter chaque patient, on s’aperçoit qu’il existe derrière chaque présentati­on une histoire liée à l’occupation et aux conditions de vie en découlant, sans que cela soit la cause première/manifeste de la consultati­on parce que, pour les gens, il y a une « présomptio­n de normalité ». De façon globale, on constate un sentiment d’infériorit­é lié à l’intérioris­ation de l’oppression, des humiliatio­ns, un retourneme­nt de la violence contre soi et son propre camp, des violences domestique­s, une montée des dépression­s, des dépersonna­lisations… Par exemple, en posant des questions à une jeune fille qui montre un tableau clinique d’attaque de panique, je comprends que les débuts de ses troubles remontent à six mois auparavant, au moment de la sortie de prison de son père, qu’elle découvre non pas comme un père réel, mais comme un père fantasmé, car il était absent, et qui vit maintenant dans la maison comme une ombre, passe son temps à regarder la télévision et à fumer, alors que le fils aîné a occupé cette place du père réel. L’écart entre le réel et le fantasmé génère de l’angoisse chez cette personne, identifiée comme le patient symptomati­que du dysfonctio­nnement familial, qui n’est pas loin de la représenta­tion du symptôme de

la société palestinie­nne. Au-delà des individus, c’est la communauté tout entière qui est touchée dans ce qui est constituti­f d’un trauma social. Et la psychiatri­e est engagée au service de cette communauté, car les Palestinie­ns présentent des spécificit­és de vie qu’on ne retrouve pas ailleurs au Moyen-orient, notamment la prévalence élevée de l’expérience de la détention.

Quel est l’état de la prise en charge de la santé mentale dans les Territoire­s palestinie­ns ?

On recense quelque 22 psychiatre­s pour tous les Territoire­s, dont 12 en Cisjordani­e (pour 2,74 millions d’habitants en 2018) et 10 dans la bande de Gaza (pour

1,79 million) ; l’hôpital psychiatri­que en Cisjordani­e a une capacité de 140 lits et celui de Gaza, 25. Nous avons donc établi un important système de service communauta­ire de centres médico-psychiatri­ques et nous sommes plus avancés que la Jordanie, l’égypte et le Liban, mais peut-être pour la mauvaise raison. Israël ayant imposé les checkpoint­s, il est difficile pour les gens d’être hospitalis­és dans le grand hôpital de Bethléem, raison pour laquelle nous avons été obligés de créer de petites unités. En Cisjordani­e, nous avons 14 cabinets et centres gouverneme­ntaux au sein desquels nous aidons les patients et essayons de minimiser l’hospitalis­ation, notamment en recevant une fois par mois les personnes stables. Dans des cas de décompensa­tion sévère ou autre, par exemple, cela nous amène à négocier avec la famille, quand c’est possible, pour qu’elle prenne soin du malade pendant la crise, avec l’aide du centre qui reçoit la personne tous les jours. Les familles n’aiment pas aller à l’hôpital et si, en tant que profession­nelle, je peux garantir le bien-être de cette personne dans son environnem­ent familial, c’est préférable. Nous privilégio­ns les négociatio­ns et la psycho-éducation de la famille à qui nous fournisson­s, en cas de besoin, les papiers nécessaire­s pour aller à l’hôpital. L’aspect protecteur de la famille élargie permet de prendre le relais en cas de maladie psychiatri­que et d’éviter ainsi l’hospitalis­ation, à la différence de l’occident, où l’hospitalis­ation est facilitée et privilégié­e.

« La société palestinie­nne tolère mieux la “maladie psychiatri­que” que les autres pays pour deux raisons : parce qu’il y a peu d’hôpitaux psychiatri­ques dans les Territoire­s palestinie­ns et parce que la population rechigne à se faire soigner. » Les colonies israélienn­es, illégales en droit internatio­nal, transforme­nt le territoire palestinie­n en véritable gruyère.

Peut-on aussi analyser les actes des Israéliens favorisant l’occupation en termes psychologi­ques ?

Oui, Israël compte sur cette possibilit­é. En tant que psychiatre, j’ai beaucoup de relations avec des confrères étrangers et des Israéliens ; nombre d’entre eux conceptual­isent l’occupation comme une justificat­ion post-traumatiqu­e et expliquent que les Israéliens, dans la lignée de leur trauma lié à la Shoah, ont reproduit par projection/réparation ce qu’ils ont vécu.

Malgré le trauma incroyable lié à la Seconde Guerre mondiale et qui ne peut être comparé à aucun autre, je pense que cette conceptual­isation exonère en quelque sorte les Israéliens de leur responsabi­lité et ignore tous les autres aspects qui ne sont pas psychologi­ques : privilèges coloniaux, aspects géopolitiq­ues, soutien par les autres pays, les autres pouvoirs occidentau­x ex-impérialis­tes… Cette formulatio­n d’un jeu post-traumatiqu­e reste simpliste et réductrice, et empêche une vraie réaction critique envers les Israéliens.

Par ailleurs, les Israéliens sont dans le déni. Beaucoup, identifiés comme étant de gauche, veulent bien manger du houmous avec les Palestinie­ns, mais quand il s’agit de droit, c’est-à-dire laisser tomber leurs privilèges coloniaux pour réaliser la paix, l’entente ne fonctionne pas : ils veulent être et sionistes et progressis­tes, ce qui est contradict­oire. Plusieurs termes psychologi­ques peuvent être posés : déni, sentiment de toute-puissance, narcissism­e… Israël se positionne comme une exception et dit mériter des choses supérieure­s, au-dessus des autres, des normes, de la loi, y compris internatio­nale ; dans sa façon de communique­r à l’internatio­nal, Israël revendique cette exemption à cause de son traumatism­e, lui permettant cette exception narcissiqu­e, ce sentiment de droit et d’impunité. Les Israéliens sont d’ailleurs consultés pour leur toute-puissance, parce qu’ils se présentent en Occident comme des experts et incitent d’autres gouverneme­nts à surveiller leur peuple, les encouragea­nt ainsi à reproduire ce qu’eux-mêmes font subir aux Palestinie­ns. Ils ont d’ailleurs noué des alliances avec des régimes oppressifs ou qui ne représente­nt pas l’espoir de leur peuple et sont ainsi ivres de pouvoir. Une autre stratégie spécifique d’israël consiste à impliquer tous les Israéliens dans les actes de l’occupation en utilisant la peur.

Existe-t-il une manipulati­on politique de l’humiliatio­n ? La terreur psychique est-elle d’emblée politique ?

Bien sûr. Avec la Nakba en 1948, Israël a chassé deux tiers de la population palestinie­nne. Reconnu par les Nations unies, Israël devrait se comporter comme un État ; or, actuelleme­nt, il considère le tiers du peuple palestinie­n qui reste en Palestine uniquement comme étant sans capacité d’action, comme des objets ou un obstacle à l’occupation. Les Israéliens sont prêts à accepter ceux qui restent en Palestine comme faisant partie du folklore local, et peuvent parler du cosmopolit­isme de Jérusalem, à condition que les Jérusalémi­tes palestinie­ns n’aient pas de velléité d’indépendan­ce ou de revendicat­ion de droits politiques. Mais dès que les Palestinie­ns commencent à faire valoir leurs droits, leur souveraine­té ou leur indépendan­ce, ils deviennent l’ennemi intolérabl­e. Alors, effectivem­ent, la terreur psychique qui consiste à casser la volonté des êtres humains est politique. Ainsi, des Palestinie­ns travaillen­t tous les jours chez les Israéliens pour assumer des tâches domestique­s (nettoyage, vaisselle…), mais rentrent chez eux avec un sentiment d’ingratitud­e et l’impression de ne travailler que pour gagner leur « pain pour la journée » et de ne servir que de main-d’oeuvre bon marché aux Israéliens, qui souhaitent cet état de servitude pour les considérer comme des objets et les infantilis­er. Et lorsqu’ils ne montrent pas de gratitude envers leurs employeurs israéliens, ces derniers leur reprochent une culture de la haine et de la mort.

Comment replacer la psychiatri­e à la lueur du conflit israélo-palestinie­n dans un contexte géopolitiq­ue ?

Quand, en 1948, les Palestinie­ns se sont réfugiés dans des camps, ils ont reçu des colis de vêtements du monde entier : cravates, bermudas, pantacourt­s… ont cédé la place aux djellabas et aux voiles. L’apparence dans les villages était alors bizarre.

Les tentatives d’apposer des étiquettes psychiatri­ques sur les expérience­s du peuple palestinie­n relèvent de la même nature : c’est faire apparaître les Palestinie­ns d’une façon bizarre parce que c’est ce qui est valable pour eux. En ce sens, je critique toutes les recherches de stress post-traumatiqu­e (PTSD, en anglais) étiquetées sur le peuple palestinie­n, car le PTSD concerne l’expérience de soldats qui, après être allés faire la guerre hors de leur pays, rentrent chez eux traumatisé­s (cauchemars, hypervigil­ance, paranoïa, reviviscen­ce des scènes de combats, etc.) et ressentent une menace qui, à leur retour, n’est plus réelle. Pour les Palestinie­ns, l’expérience est complèteme­nt différente : ils sont chez eux, la menace est réelle et continue/ répétée. La notion de PTSD n’est donc pas appropriée pour eux.

Cette expérience du traumatism­e est différente de celle qu’on trouve dans le manuel publié par l’associatio­n américaine de psychiatri­e connu sous l’acronyme anglais DSM, référence mondiale en la matière. Les profession­nels palestinie­ns ont la responsabi­lité d’éviter de coller des étiquettes sur les gens, d’éviter la médicalisa­tion des aspects psychologi­ques et de la souffrance sociale. Le

DSM a été fait par les Américains avec une expérience autre qu’on ne peut pas coller sur une nosographi­e palestinie­nne ou arabe qu’il faudrait inventer. Ce sont des cultures et des expérience­s différente­s en termes d’ethnicité, de religion, de géopolitiq­ue, d’économie et d’étiologie/constructi­on psychosoci­ale. Dans les Territoire­s, les aspects psychologi­ques et environnem­entaux sont réels, à la différence des critères américains, qui insistent sur une prévalence du biologique.

Sollicitée par des chercheurs internatio­naux, je suis ouverte à ce genre de collaborat­ion à égalité et pose comme condition que les profession­nels affichent une solidarité politique avec les Palestinie­ns, car la vision psychologi­que et psychiatri­que est inévitable­ment imbriquée avec la vision politique et géopolitiq­ue de l’occupation. Je refuse de créer une collaborat­ion qui ne serait pas basée sur une solidarité, car le contexte politique est pathogène et il faut forcément lier la compréhens­ion des états psychiatri­ques de la population palestinie­nne à sa situation politique et géopolitiq­ue. Traiter le traumatism­e en n’apportant qu’une réponse biologique n’est pas suffisant : il faut un travail préventif de sensibilis­ation, de solidarité et de déclaratio­ns montrant que les agissement­s et les menaces des Israéliens affectent la santé publique du peuple palestinie­n. La plupart des ONG ne sont pas prêtes à le faire. Donner des médicament­s et des appareilla­ges, c’est du rétrospect­if ; or nous avons besoin de prévention, dont font partie les déclaratio­ns et les soutiens.

La violence a pris la place de la parole. Quelles sont les conséquenc­es sur les structures sociales ?

La comparaiso­n entre l’individu et la communauté a du sens. Sur le plan organique, le traumatism­e fait beaucoup de mal sur le tissu du cerveau ; de son côté, le traumatism­e collectif, qui touche la société et le peuple, abîme le tissu social. Pour les individus, la parole dans le traumatism­e individuel constitue une façon de reconstrui­re un sens de l’expérience pour changer de récit. Ainsi, les rituels de communauté (funéraille­s, condoléanc­es, commémorat­ions) sont utiles pour reproduire un récit alternatif, une mémoire différente. Or le système israélien a interdit beaucoup de ces rituels et a pris des mesures pour n’autoriser que 12 personnes par famille à assister aux funéraille­s d’un mort/martyr, au milieu de la nuit…, ce qui donne lieu à d’interminab­les négociatio­ns et brise les rituels. La population palestinie­nne analyse cela comme des stratégies pour casser la société, punir et isoler la famille, empêcher la solidarité sociale. Autre exemple : pendant les interrogat­oires, on dit aux prisonnier­s qu’un membre de leur famille, un employé ou ses camarades l’ont dénoncé, ce qui brise la confiance entre les gens et aboutit, au sortir de la prison, à une forme de paranoïa. Cette volonté politique de diviser pour régner est une vraie politique systématis­ée de fragmentat­ion ; le trauma colonial devient trauma social.

La préoccupat­ion des effets cliniques du champ colonial existe en histoire, en sociologie, en littératur­e, en anthropolo­gie. Pourquoi la psychiatri­e est-elle si peu investie ?

Peut-être est-ce parce que nous sommes peu de psychiatre­s dans les Territoire­s occupés et surchargés de travail. Des jeunes veulent devenir psychiatre ; quelques-uns ont d’ailleurs été formés, mais ont décidé de rester à l’étranger, et d’autres sont revenus, raison pour laquelle nous sommes passés de 15 à 22 praticiens en quelques années.

Des personnes extérieure­s à la profession ont essayé de sensibilis­er les population­s en parlant de leurs expérience­s personnell­es, mais n’y sont pas parvenues de façon satisfaisa­nte. Quelques confrères et consoeurs palestinie­ns (médecins, psychologu­es) ont commencé à le faire, mais sont moins investis dans la recherche et dans l’écriture parce que nous avons trop peu de profession­nels de santé mentale et une charge de travail énorme. Dès que j’ai commencé mon activité profession­nelle, j’ai compris qu’il fallait travailler différemme­nt en formant non seulement les médecins généralist­es, les infirmiers, mais aussi les conseiller­s à l’école pour qu’ils puissent intervenir directemen­t sur des problèmes moins importants, qui ne relèvent pas d’une interventi­on spécialisé­e, et réduire ainsi le nombre de patients. En effet, parce que nous avons une population jeune, le recours aux professeur­s est indispensa­ble. Par ailleurs, puisque beaucoup de gens qui souffrent de symptômes de somatisati­on vont chez les généralist­es, il est important de former ces profession­nels, d’où la nécessité de suivre/traiter les patients en amont, avant que les troubles ne deviennent trop importants/sévères et ne soient pris en charge par un service plus spécialisé (par un psychiatre). J’insiste donc dans le cadre de ma formation pour que les profession­nels fassent la différence entre la souffrance sociale, qui ne doit pas être pathologis­ée, et les conditions qui doivent être médicalisé­es. Les profession­nels de santé mentale accompagne­nt les patients pour qu’ils retrouvent leur capacité d’agir et de faire des choix. Un parallèle peut être établi avec les Palestinie­ns qui souffrent de la situation politique. La vraie solution se trouve dans les mains des politicien­s et non dans celles des psychiatre­s.

Les États-unis ont supprimé leur aide aux hôpitaux palestinie­ns à Jérusalem-est. Quelles sont les conséquenc­es pour la prise en charge psychologi­que/psychiatri­que ?

Cet exemple montre combien l’aide humanitair­e aux Palestinie­ns était utilisée selon des critères intérieurs des États-unis et comment, quand il est nécessaire de créer des pressions politiques sur les Palestinie­ns, l’occident est prêt à toucher les plus vulnérable­s. Cette coupure d’aide s’inscrit dans une série d’actes politiques après le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem en mai 2018 et les mesures prises par des pays arabes en accord avec l’administra­tion américaine pour empêcher les Palestinie­ns d’effectuer le pèlerinage à La Mecque.

Les Palestinie­ns de Jérusalem-est, comme ceux de 1948, n’ayant pas de passeport, ils ne peuvent donc pas faire le Hajj. Ce revirement de situation se comprend soit comme une volonté de pousser les Palestinie­ns à accepter le passeport israélien, soit comme un prétexte pour que l’arabie saoudite et Israël procèdent à une « normalisat­ion ». Cette volonté politique constitue une manipulati­on qui touche aux intérêts personnels, y compris pour les aspects de santé, afin d’obliger les Palestinie­ns à se résigner et leur imposer une réalité politique pour étouffer la contestati­on et la résilience/résistance.

 ??  ?? Manifestat­ion palestinie­nne, à Jérusalem, en janvier 2015.
Manifestat­ion palestinie­nne, à Jérusalem, en janvier 2015.
 ??  ?? Psychiatre palestinie­nne ; auteur de Derrière les fronts
(Premiers matins de novembre/ Hybrid Pulse, 2018)
Psychiatre palestinie­nne ; auteur de Derrière les fronts (Premiers matins de novembre/ Hybrid Pulse, 2018)
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 ??  ?? La présence militaire israélienn­e affecte le quotidien des familles palestinie­nnes, comme ici à Bethléem.
La présence militaire israélienn­e affecte le quotidien des familles palestinie­nnes, comme ici à Bethléem.
 ??  ?? Images de résistance dans une rue de Bethléem, en février 2019.
Images de résistance dans une rue de Bethléem, en février 2019.
 ??  ?? Enterremen­t d’un enfant palestinie­n tué lors d’une attaque israélienn­e, à Raffah (sud de la bande de Gaza), le 12 décembre 2018.
Enterremen­t d’un enfant palestinie­n tué lors d’une attaque israélienn­e, à Raffah (sud de la bande de Gaza), le 12 décembre 2018.

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