Moyen-Orient

Repères droit : La Constituti­on de 2014 : les limites juridiques d’une démocratie naissante

- Wafa Tamzini

La Tunisie a célébré en 2019 le cinquième anniversai­re de sa Constituti­on adoptée le 26 janvier 2014 et entrée en vigueur le 10 février suivant. C’est le quatrième texte fondamenta­l du pays après ceux de 1857, 1861 et 1959. Il est incontesta­ble que cette nouvelle norme recèle les prolégomèn­es d’un enracineme­nt durable de la démocratie en Tunisie. En attestent les mouvements de contestati­on issus de la société civile et s’inspirant des principes et droits et libertés consacrés dans cette Constituti­on. Il en est ainsi de Mouch Bessif (« Pas contre notre volonté »), qui a organisé, dès 2014, la première manifestat­ion au nom du respect des libertés de croyance et de conscience. Les participan­ts réclament le droit de ne pas suivre les préceptes du ramadan dans l’espace public et de pouvoir manger ou boire durant la journée s’ils le souhaitent. De même, la création de la première associatio­n de libres penseurs atteste une volonté citoyenne de faire respecter, notamment, la liberté de conscience. Apparue en 2015, l’initiative Shams (« Soleil ») défend les minorités sexuelles. Et les manifestat­ions Fech Nestanew (« Qu’est-ce qu’on attend ») contre la vie chère en 2018 démontrent, malgré une situation sociale et économique difficile, que les libertés d’expression et de rassemblem­ent constituen­t une avancée des acquis fondamenta­ux. Ce genre d’événements était inimaginab­le avant 2011. Pourraient être citées également, à titre de comparaiso­n avec ce qui n’existait pas avant la révolution, la création de centaines d’associatio­ns, de partis politiques et l’organisati­on des premières élections libres en Tunisie. Pluralisme et démocratie semblent donc avoir pris droit de cité.

• Un progrès incontesta­ble

Composé d’un préambule et de 149 articles répartis en dix chapitres, ce texte consacre tout un titre aux droits et libertés (articles 21 à 49), décrit avec précision (art. 118 à 124) les attributio­ns de la Cour constituti­onnelle, et crée une commission des Droits de l’homme (art. 128). En visant non pas au niveau du préambule mais au niveau du dispositif l’ensemble des droits et des libertés consacrés, le pouvoir constituan­t tunisien semble s’être inspiré d’autres Constituti­ons (Allemagne et Espagne, notamment), tout en rompant avec l’option retenue lors de l’élaboratio­n de l’ancien texte de 1959. Comparativ­ement, le nombre de droits fondamenta­ux consacrés se réduisait comme une peau de chagrin. Par ailleurs, si la liberté d’opinion ou d’expression par exemple y avaient leur place (art. 8), la définition de leurs modalités d’exercice relevait du pouvoir législatif. Le nouveau texte constituti­onnel consacre également l’égalité des citoyens en droits et en devoirs (art. 21), l’interdicti­on de la torture (art. 23), la protection de la vie privée, du domicile et des correspond­ances personnell­es (art. 24), le droit d’asile (art. 26), la présomptio­n d’innocence (art. 27), le respect de la dignité de tout détenu (art. 30) ou les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’informatio­n et de publicatio­n (art. 31). Des droits contempora­ins sont également mentionnés : l’accès à la culture (art. 42), à l’eau (art. 44), le droit à un environnem­ent sain et équilibré (art. 45), ce qui souligne non seulement la volonté des pouvoirs constituan­ts de faire oeuvre de modernité dans le choix des droits et libertés intégrant la nomenclatu­re de ceux devant être garantis, mais aussi l’hétérogéné­ité comme la diversité des sources d’influence. Si l’égalité des chances entre la femme et l’homme et la parité hommes/ femmes est tout autant consacrée en son article 46, la Constituti­on prévoit, au dernier alinéa de son article 49, qu’« aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de Droits de l’homme et de libertés garantis ».

L’ensemble de ces droits et libertés permet de nombreux progrès. Ainsi, une loi du 10 janvier 2015 autorise les Tunisienne­s à

voyager avec leur(s) enfant(s) mineur(s) sans autorisati­on préalable du père ; la circulaire de 1973 interdisan­t à une Tunisienne d’épouser un non-musulman a été abrogée ; une loi contre la violence faite aux femmes est adoptée le 27 juillet 2017 et supprime notamment les dispositio­ns de l’article 227 bis du Code pénal qui énonçait que l’auteur d’un acte sexuel commis sans violence avec une mineure de moins de 15 ans pouvait échapper à tout châtiment s’il épousait cette fille.

• Les contradict­ions des nouvelles libertés

Toutefois, des dispositio­ns doivent attirer l’attention du citoyen. Ainsi, l’article 145 énonce que « le préambule de la présente Constituti­on en est une partie intégrante » et l’article 146 que « les dispositio­ns de la présente Constituti­on sont comprises et interprété­es les unes par rapport aux autres ». Autrement dit : tout ce qui est inscrit dans le préambule présente la même valeur que les autres articles, et les normes qui lui sont inférieure­s doivent s’y conformer. Or que proclame ce texte ? Que le peuple tunisien exprime son attachemen­t « aux enseigneme­nts de l’islam et à ses finalités caractéris­ées par l’ouverture et la modération, des nobles valeurs humaines et des hauts principes des Droits de l’homme universels, inspirés par notre héritage culturel accumulé tout le long de notre histoire, par notre mouvement réformiste éclairé fondé sur les éléments de notre identité arabomusul­mane et sur les acquis universels de la civilisati­on humaine, et par attachemen­t aux acquis nationaux que notre peuple a pu réaliser ».

La présence de cette référence à la religion est problémati­que. Pour le comprendre, on peut prendre l’exemple de l’édiction d’une décision de justice rendue à Kairouan le 10 décembre 2015 : la cour a condamné six étudiants à trois années de prison assorties de cinq ans de bannisseme­nt de la ville au motif de « sodomie », considéran­t que les accusés « étaient venus pour répandre cette obscénité, leur vice et y convertir d’autres personnes ». Le tribunal a ainsi condamné ces jeunes sur le fondement de l’article 230 du Code pénal qui réprime l’homosexual­ité. Ce dernier est contraire à certaines convention­s internatio­nales, mais, comme la Constituti­on prévoit que les traités ont une valeur infraconst­itutionnel­le, la décision, en cas de saisine d’une future Cour constituti­onnelle, pourrait être déclarée conforme à la loi fondamenta­le. On se souvient également des propos de politiques usant de la référence à l’identité pour qualifier certains comporteme­nts : il en est ainsi de Souad Abderrahim, députée du parti Ennahdha – et désormais maire de Tunis – qui avait dit en novembre 2011 que les mères célibatair­es étaient une « infamie » dans une société arabo-musulmane comme l’est la Tunisie. Si l’on prolonge le raisonneme­nt, la décision d’interdire le port du voile intégral pourrait être déclarée inconstitu­tionnelle, l’expression d’identité arabo-musulmane pouvant servir de fondement juridique à de nombreuses interdicti­ons.

Il en va de même de l’article 6 qui dispose que l’« État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrument­alisation partisane. L’état s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger le sacré et à interdire d’y porter atteinte, comme il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer. » Au nom du respect de ce texte, des imams pourraient exiger l’interdicti­on de mouvements défendant, par exemple, les droits des personnes LGTB. En outre, l’article 74 de la Constituti­on (« La candidatur­e à la présidence de la République est un droit pour toute électrice ou tout électeur de nationalit­é tunisienne par la naissance et de confession musulmane ») est discrimina­toire à l’encontre des potentiels candidats dans la mesure où ceux qui seraient d’une autre religion ne pourraient pas se présenter, ce qui n’est pas sans conséquenc­e sur le débat public et les mentalités, alors que, par exemple, la culture juive fait partie intégrante de l’histoire tunisienne. Des avancées certaines caractéris­ent la Constituti­on de 2014. Néanmoins, l’absence de création d’une Cour constituti­onnelle ne peut que porter atteinte au respect de ces nouvelles garanties et protection­s. En effet, c’est une instance provisoire qui assure la fonction de juge constituti­onnel, composée de six membres. En cas de partage de voix, il appartient in fine au président de la République, soit le pouvoir exécutif, de décider de la constituti­onnalité ou non d’un texte législatif. Il est urgent de mettre en place cette instance constituti­onnelle, tout comme il conviendra­it de modifier certaines dispositio­ns pour permettre la garantie pleine et entière des tous les droits et libertés ainsi consacrés. Dans le cas contraire, ce texte, aussi beau soit-il, resterait platonique.

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L’ancien président Moncef Marzouki (2011-2014) montre une copie de la nouvelle Constituti­on, devant l’assemblée nationale constituan­te, le 21 janvier 2014.
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Si l’identité arabo-musulmane de la Tunisie est mise en avant, il ne faut pas oublier les autres fois, notamment le judaïsme (ici, dans une rue de Hara Kebira, à Djerba, en 2016).

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