La réinsertion des cadres de l’ancien régime en Tunisie postrévolutionnaire
Le président Béji Caïd Essebsi est mort le 25 juillet 2019, jour férié qui commémore la proclamation de la république tunisienne en 1957. Les laudateurs n’ont pas manqué d’insérer cette coïncidence de dates dans le roman national ; le vieil homme (92 ans) entrait ainsi dans le panthéon de ceux qui ont « fait » la Tunisie moderne et souveraine. Mais sa disparition a mis en lumière un lien profond qui associe construction de l’état indépendant et formation d’une élite politico-administrative qui s’est imposée comme la colonne vertébrale de l’état et que Béji Caïd Essebsi a continué de promouvoir après 2011, non sans susciter une controverse sur la légitimité des anciens cadres des ères Habib Bourguiba (1957-1987) et Zine el-abidine ben Ali (1987-2011) à prétendre occuper des charges publiques après la révolution.
La victoire du parti créé en 2012 par Béji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes, aux élections législatives et présidentielle en 2014 a pu nourrir le sentiment, dans certaines franges de la société tunisienne, qu’un « retour de l’ancien régime » était à l’oeuvre (1). Cette interprétation irrigue toujours le débat politique. Les uns pointent la continuité de la corruption, de l’arbitraire policier et judiciaire, voire de l’usage de la torture, symboles d’un « État profond » qui n’aurait pas disparu après 2011. Les autres dénoncent la permanence, voire l’aggravation des facteurs qui ont rendu possible la révolution, comme les inégalités sociales et la fracture territoriale. Mais l’argument qui revient le plus souvent est le recyclage des « hommes de l’ancien régime », qui seraient « revenus » au
pouvoir en profitant de l’absence d’épuration et de la faiblesse des mécanismes de justice pénale ou transitionnelle mis en place après 2011. Nidaa Tounes, fondé autour d’un noyau de professionnels de la politique issus de l’ancien régime, serait justement l’instance principale de recyclage des anciens. Contrairement aux grandes révolutions sociales des deux derniers siècles, la rupture avec l’ancien régime n’a pas pris la forme d’une épuration massive, violente et sanglante des dirigeants de l’état. Mais à la différence, aussi, des « transitions pactées » qui ont fait suite à l’effondrement du communisme dans l’est de l’europe, il n’a pas été non plus question de tirer un trait sur le passé : plusieurs anciens cadres ont été poursuivis et un processus de justice transitionnelle a même été mis en place à partir de 2013. C’est en référence à cet entre-deux que peuvent être analysés les reclassements des cadres du système déchu.
• Déclassements politiques
Si la « révolution tunisienne » n’a pas débouché sur la mise en place de procédures d’épuration ou de lustration, la chute du régime Ben Ali s’est cependant d’abord traduite par une mise hors jeu subite de plusieurs centaines d’individus qui occupaient des positions d’autorité, eussent-elles été, pour un nombre important d’entre elles, seulement formelles, compte tenu de la concentration du pouvoir dans les mains d’un nombre réduit de personnes autour de Ben Ali. Entre le 14 janvier 2011 (date de la chute de ce dernier) et les élections à l’assemblée nationale constituante (ANC) du 23 octobre 2011, les principaux rouages du système de pouvoir ont été mis en déroute. Les commandes du palais présidentiel sont passées dans de nouvelles mains, la belle-famille de Ben Ali, les Trabelsi, a été écartée du coeur du pouvoir et ses biens confisqués par l’état, les Chambres (des députés et des conseillers) dissoutes, de même que la Cour constitutionnelle, le Conseil économique et social et d’autres institutions étatiques, dont les membres étaient nommés en fonction de leur proximité avec le pouvoir. Le parti présidentiel, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), a été dissous par décision judiciaire, et ses cadres renvoyés à l’anonymat politique. Les ministres de Ben Ali demeurés au gouvernement et les gouverneurs ayant servi sous le régime précédent ont finalement été révoqués, de même qu’une partie des délégués (sorte de sous-préfets). Les ambassadeurs nommés avant le 14 janvier 2011 ont également été rappelés. En quelques mois, la plus grande partie du personnel
politique a été forcée de partir. Les cadres du RCD ont même été déclarés inéligibles aux élections du 23 octobre 2011.
Si le sommet du pouvoir a été décapité, il n’en a pas été de même des échelons inférieurs, où la situation a varié d’une administration ou d’un secteur à l’autre. D’une manière générale, les membres de la haute fonction publique soit ont conservé leur poste, soit ont été reclassés dans des postes équivalents ou inférieurs, tout en conservant les avantages liés à leur statut. Si le ministère de la Communication a été dissous, au ministère de l’intérieur, quelques cadres ont été révoqués, sans toutefois donner lieu à une ample révision du personnel d’une administration dont Ben Ali se servait comme d’un instrument privilégié de domination politique (2). Au ministère de la Justice, certains magistrats ne seront purgés qu’en 2012, mais par une décision que beaucoup trouvèrent injuste : la majeure partie des juges de l’ancien régime ont pu conserver leur poste. Quant aux milieux économiques, un nombre relativement important d’entrepreneurs ont eu maille à partir avec la justice et beaucoup se sont vu confisquer leur passeport, même si aucune mesure d’ensemble n’a été mise en place. Beaucoup de présidents des entreprises publiques, hormis quelques cas de révocation dus à des mouvements de contestation du personnel, ont pu rester. Nombre d’anciens cadres ont donc connu une situation de « déclassement politique », qui a pris des formes contrastées : révocations, démissions forcées de directeurs faisant suite à une mobilisation du personnel de l’institution, mises à la retraite, dissolution de l’institution elle-même par décision politique ou politico-judiciaire ou démonétisation subite des ressources politiques de tel ou tel dirigeant. La défaite politique est alors vécue par beaucoup comme un moment de « rupture biographique » (3). Mais ce déclassement n’a pas pris la forme d’un déclassement social brutal comme ont pu connaître, par exemple, les « Russes blancs », contraints à l’exil après la victoire des bolcheviks en 1917. Hormis certaines figures du régime Ben Ali qui ont été poursuivies par la justice, ont connu les affres de l’emprisonnement et dont les biens ont été confisqués, la plupart ont pu conserver une position sociale équivalente, diminuée toutefois par la disparition des profits symboliques afférents à leur ancienne charge. Le déclassement s’est manifesté de plusieurs manières : perte de visibilité, raréfaction des sollicitations, des appels téléphoniques, des demandes d’intercession. Ces expériences ont marqué des personnalités autrefois constamment approchées par une foule de solliciteurs, dont le prestige tenait au commerce symbolique qu’elles entretenaient avec les titulaires officiels ou officieux du pouvoir. Une série d’entretiens, parfois répétés, avec une soixantaine de cadres de l’ancien régime a permis de documenter cette épreuve, au cours de laquelle le secrétaire général du parti de Ben Ali, devenu en une nuit un paria, tenta de se faire oublier par tous les moyens, tel ministre se vit contraint d’interrompre une carrière pourtant ascendante, tel ancien conseiller hyperactif consacra désormais ses journées à vitupérer contre les nouvelles élites devant une télévision constamment allumée.
• De Ben Ali aux benalistes
Certains anciens cadres, empêtrés dans des affaires judiciaires ou exclus des réseaux de pouvoir, ont donc connu une marginalisation durable et beaucoup d’entre eux ont définitivement quitté la vie politique. Les plus proches de l’ancien président, parmi lesquels des conseillers présidentiels et des ministres régaliens, n’ont pu contrebalancer une réputation entachée par leur fidélité à Ben Ali, des actes de corruption ou une
responsabilité manifeste dans la répression des opposants au régime. D’autres, cependant, ont pu se réinsérer dans la vie politique en bénéficiant d’un des mécanismes de recyclage qui se sont progressivement mis en place dès la chute de Ben Ali. La première forme de recyclage s’est imposée dès le départ précipité de l’ancien homme fort du pays. C’est en effet un petit nombre de serviteurs du régime qui a pris en charge les principales institutions de l’état au lendemain du 14 janvier 2011. À la tête de l’exécutif provisoire qui a succédé dans la confusion à Ben Ali se retrouvèrent deux personnalités notoires du régime, Fouad Mebazaa et Mohamed Ghannouchi. Le premier, qui achevait comme président de la Chambre des députés une longue carrière élective et ministérielle commencée dès l’indépendance, est propulsé président de la République par intérim du fait de l’application de l’article 57 de la Constitution de 1959. Le second, Premier ministre depuis 1999, est confirmé à ce poste et chargé de former un nouveau gouvernement. Ce phénomène ne saurait pourtant être considéré comme le moment inaugural d’un vaste retour des anciens : d’une certaine façon, ces rescapés ont fait écran à la réinsertion immédiate d’un plus grand nombre. Ils ont, sous la pression, quitté le RCD (dont ils étaient membres du bureau politique), remanié le gouvernement dès le 27 janvier afin d’en exclure les ministres membres du parti, orchestré la dissolution de ce dernier et admis en quelques semaines la nécessité d’accélérer le démembrement des institutions du régime. Certaines figures du pouvoir benaliste ont également été poursuivies par la justice avec l’accord, sinon sous l’impulsion des autorités de l’époque. C’est aussi un ancien ministre bourguibien, Béji Caïd Essebsi, qui conduira, après Mohamed Ghannouchi, le processus politique, en articulation avec une Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (HIROR), en mobilisant le double référent destourien (4) et bourguibien et en évitant de recruter des personnalités de l’ancien régime, période Ben Ali.
Nombre d’anciens cadres dénonceront, dans la presse, mais aussi dans les entretiens que nous avons réalisés, une attitude relevant pour eux de l’abandon, de la trahison ou du déni. Ils rejetteront certaines des décisions prises au cours du premier semestre 2011 (choix d’une assemblée constituante, rejet d’une élection présidentielle anticipée, etc.) accusant les transfuges d’avoir retourné leur veste et laissé libre cours à une prise de pouvoir par les islamistes après la victoire du parti Ennahdha aux élections à L’ANC en octobre 2011. La controverse portant sur l’article 15 du projet de loi électorale, finalement adopté par les membres de la Haute Instance, qui excluait de la compétition un certain nombre d’anciens cadres, amplifiera les désaccords au sein des élites de l’ancien régime (5).
• La formation de partis politiques « destouriens »
Cette fracture au sein des anciennes élites a marqué l’émergence des partis politiques « destouriens », forme collective de réinsertion politique, qui représente un second mécanisme de recyclage (6). La plupart de ces formations politiques de taille modeste ont été fondées autour de personnalités de l’ancien régime disposant de ressources suffisantes (notoriété, capacité à mobiliser des financements privés). Certaines, à l’instar du parti L’initiative (Al-moubadara) de l’ancien ministre Kamel Morjane, ont affirmé leur distance avec le régime benaliste, dont l’héritage leur apparaissait de prime abord trop sulfureux, tandis que d’autres ont cherché à capter les déçus de la transition et les nostalgiques du régime en se lançant dans une compétition avec les premiers. L’interdiction qui leur a été faite de présenter leur candidature aux élections de 2011 a pu être contournée en présentant de nouveaux candidats : mais seule L’initiative a obtenu en 2011 une poignée de cinq députés. Ces partis refuges ne comptaient guère alors et les nombreuses tentatives d’union se sont soldées surtout par des échecs. Au cours des années 2011, 2012, 2013, ces tentatives se sont multipliées, sans qu’aucune formation ait une visibilité suffisante pour espérer être victorieuse politiquement. Parmi celles-ci, toutefois, une entreprise politique a pu s’imposer dès 2012 par et autour de la personne de Béji Caïd Essebsi : Nidaa Tounes. Ce parti, qui rassemblait des représentants de l’ancien régime, des transfuges de la gauche et du syndicalisme, et des membres des milieux patronaux, est parvenu en moins de deux ans à s’imposer comme principal opposant au parti islamiste Ennahdha. Profitant de la levée de l’inéligibilité des anciens cadres du RCD
aux élections de 2014, Nidaa Tounes a remporté les législatives et Béji Caïd Essebsi la présidentielle, captant l’essentiel de la clientèle électorale visée par les partis destouriens et précipitant, par des nominations ciblées, un mouvement de « retour » d’anciens cadres dans l’appareil d’état.
Le recyclage ne relève pas donc pas de la seule stratégie des individus concernés. Pour qu’il y ait recyclage et donc des recyclés, il faut des recycleurs et que le contexte politique et judiciaire favorise ce phénomène ou, au moins, qu’il ne l’entrave pas. Nidaa Tounes et les autres partis « post-rcd », mais qui se réclamaient le plus souvent du mouvement national destourien, exploitant l’image de Bourguiba, plus positive que celle de Ben Ali, se sont alors imposés comme des espaces de recyclage d’anciens cadres de l’autoritarisme. Plusieurs cadres intermédiaires de l’ancien RCD ont présenté leur candidature sur les listes des petits partis post-rcd aux législatives de 2014, à l’instar de l’ancienne secrétaire générale adjointe chargée de la femme Abir Moussa, ou de l’ancien maire de Tunis Abbes Mohsen (7). Abir Moussa s’imposera par la suite comme leader du Parti destourien libre, en portant un discours revendiquant l’héritage de Ben Ali et contestera à Nidaa Tounes son hégémonie sur l’électorat anti-islamiste. Mais l’espace politique du recyclage déborde celui des partis destouriens. Les leaders des autres partis sont aussi, lorsque le contexte est favorable, des entrepreneurs en recyclage qui cherchent, à travers des « prises » dans le milieu des anciens, à profiter des réseaux d’influence et de l’expérience de ces derniers. Il n’est pas un ancien ministre qui, lors des entretiens que nous avons réalisés entre 2011 et 2017, ne s’est targué d’avoir été approché par le leader d’un parti politique, pour lui apporter un « conseil », un « soutien » et avant tout un carnet d’adresses. Cette « règle pragmatique » de la mobilisation partisane était rarement assumée publiquement avant 2014. La préparation des élections municipales qui ont eu lieu en 2018, supposant un travail politique à petite échelle dans les territoires, a plus que jamais revalorisé les qualités supposées des anciens cadres du RCD. Certains partis, comme le libéral Afek Tounes, en ont fait un élément de leur stratégie politique. Sans recycleurs, pas de recyclage, donc. Mais tout candidat au recyclage n’est pas nécessairement recyclable. Au sein d’afek Tounes, par exemple, les « corrompus », qu’ils aient fait l’objet de poursuites judiciaires ou non (la réputation et ce qu’en dit la rumeur publique peuvent suffire), ne sont officiellement pas acceptés. Aussi certains partis s’adonnent-ils, de manière on le voit peu formalisée, à une sorte de vetting, soit de vérification du passé des postulants à l’investiture pour une élection donnée.
• L’argument de la « compétence »
Qu’elle prenne une forme individuelle ou collective de la part de groupements plus ou moins structurés, la réintégration des anciens dans la vie politique doit être justifiée par des discours conçus pour légitimer leur participation au débat public et aux luttes électorales. L’examen d’un corpus d’interventions publiques d’anciens ministres qui se sont présentés à la présidentielle en 2014 montre qu’un ensemble d’arguments communs reviennent comme un leitmotiv : une référence ambiguë au passé benaliste (rares sont ceux qui condamnent en bloc l’ancien régime et tous ne condamnent pas les excès ni même les exactions commis avant 2011), une acceptation rhétorique des principes de la démocratie couplée à une âpre critique de la « transition » et, surtout, une valorisation incessante de leurs compétences présumées à diriger l’état. Symboles de « modernité », porteurs d’une vision du développement de leur pays et attachés à sa souveraineté, les cadres de l’état se pensent même comme indispensables au succès économique et à une bonne gestion publique, indépendamment de la nature du régime et de la réalité de ses « réussites » dans le domaine économique. C’est à cette aune et au nom de causes « nobles » (lutte contre l’islamisme, urgence économique, rétablissement de l’autorité de l’état ou impératif de réconciliation nationale) que des avocats, des magistrats, des publicistes, des animateurs de talk-show, des présidents de think tank, des propriétaires de médias ou des éditorialistes défendent ou valorisent d’anciens cadres ou leur offrent une tribune, contribuant de fait à leur réinsertion dans la vie publique. Par cette mise en récit, ils participent à une défense des intérêts moraux et matériels des cadres de l’ancien régime. Ils ne sont pas les seuls, tant les initiatives en ce sens se sont multipliées dans le contexte de mise en place d’un processus de justice transitionnelle. Celui-ci a en effet poussé à la réactivation de réseaux d’anciens cadres qui, sous la forme d’amicales (d’anciens parlementaires, de gouverneurs ou de délégués) ou de think tanks, par le biais de colloques et de publications, ont cherché
à peser sur le contenu de la loi de la justice transitionnelle, interviennent régulièrement pour dénoncer les modalités de sa mise en oeuvre ou ont, plus récemment, soutenu le projet de loi de réconciliation économique proposé par le président de la République Béji Caïd Essebsi en faveur de hauts fonctionnaires et d’entrepreneurs mis en cause dans des affaires de corruption liées à l’ancien régime. Si elles n’ont pas entièrement résorbé les fractures qui le structurent, ces mobilisations ont toutefois conduit in fine à la remobilisation d’un groupe éprouvé par l’événement révolutionnaire et que les premiers temps de la transition politique avaient morcelé. L’un des candidats à l’élection présidentielle anticipée de septembre 2019, Abdelkrim Zbidi, notamment soutenu par Nidaa Tounes, incarne certaines ambiguïtés de la politique postrévolutionnaire en Tunisie. Ce surdiplômé titulaire d’un doctorat de médecine de l’université Claude-bernard Lyon-i a occupé des postes prestigieux tant en Tunisie qu’à l’étranger, devenant ministre de la Santé publique (janvier-octobre 2001) sous Ben Ali. Cet ancien recteur d’université peu connu du grand public, loyal et discret, n’a cependant jamais atteint le cercle dirigeant, sinon après 2011, où il a été à deux reprises propulsé au poste de ministre de la Défense nationale (2011-2013 et depuis 2017). Sa candidature à l’élection présidentielle illustre le fait que certains types d’expériences sous l’ancien régime ne condamnent pas aux marges de la vie politique après la révolution. Elles s’imposent au contraire comme de redoutables ressources de crédibilité, surtout lorsque le contexte est instable. Ce fait illustre combien sont puissants les mécanismes par lesquels les élites du pays cherchent à maintenir leur hégémonie sur la conduite de l’état, fût-ce par le truchement de la démocratie électorale.