Salafisme(s) postrévolutionnaire(s) en Tunisie : un « paradoxe tunisien » ?
Seule démocratie de la région et pays d’origine de nombreux djihadistes (1), la Tunisie a souvent été perçue comme un paradoxe. Comment la démocratisation pourrait-elle aboutir à la radicalisation religieuse ? Loin d’être un produit contradictoire et linéaire de la révolution, le salafisme s’est avant tout construit sous la répression de Zine el-abidine ben Ali (1987-2011) et s’est profondément recomposé après 2011 dans l’interaction avec le nouvel espace politique et le parti islamiste au pouvoir.
La situation de la Tunisie a suscité des doutes quant à la désirabilité et à la viabilité de la démocratie dans la région. La révolution aurait cédé la place à l’« automne islamiste » puis à l’« hiver djihadiste », donnant raison aux tenants de la thèse néoconservatrice américaine du « paradoxe démocratique » des pays arabes, selon laquelle le remplacement de l’autoritarisme par la démocratie conduirait à l’hégémonie des islamistes de tous bords. L’« exception tunisienne » ainsi transformée en « paradoxe tunisien » a alimenté la croyance en un exceptionnalisme arabe et conforté les sceptiques de la démocratisation. Cette vision est problématique pour des raisons épistémologiques et historiques. D’une part, elle contribue à entretenir le flou entre salafisme et djihadisme ainsi qu’entre radicalité
religieuse et radicalité violente. Le salafisme, y compris sous sa déclinaison djihadiste, n’est pas nécessairement violent – de même que le djihadisme n’est pas nécessairement terroriste – et n’a pas recours aux mêmes registres d’action. Il s’avère difficile, dès lors, de placer salafisme et djihadisme dans la même catégorie de « radicalisation » : les termes de l’équation « démocratisation = radicalisation » ne permettent pas de saisir le phénomène salafiste tunisien dans toute sa diversité. D’autre part, l’analyse en termes de « paradoxe tunisien » déconsidère les dynamiques historiques de long terme qui ont contribué au développement du salafisme dans le pays. La révolution et la démocratisation ont eu un effet « révélateur » plutôt que « créateur » du salafisme en Tunisie, lequel est né sous le régime de Ben Ali. C’est ainsi qu’est créé, en 1986, le Front islamique tunisien, le premier mouvement salafiste (quiétiste, soit apolitique et non violent), par scission du groupe Jamaa alislamiyya, dont émergera également le parti islamiste Ennahdha. Il bénéficie du retour d’étudiants en sciences religieuses d’arabie saoudite ainsi que de l’arrivée des chaînes satellitaires puis d’internet, lesquels démocratisent l’accès à des sources de normativité religieuse alternatives dans un contexte d’imposition d’un islam d’état régulé et sécularisé. Le discrédit des imams officiels, associés au pouvoir, contribue à l’apparition de cercles de discussions religieuses parallèles et, au tournant des années 2000, d’une esthétique salafiste (port du qamis et rasage de la moustache chez les hommes, niqab chez les femmes, etc.).
• La montée du salafismedjihadisme en trois vagues
Perçus comme des « phénomènes étrangers à la société tunisienne » par le ministère des Affaires religieuses, ces nouveaux signes de piété sont contrôlés. La criminalisation de leur port dans l’espace public (le niqab en particulier n’est pas toléré) contribue ainsi à l’« invisibilisation » du salafisme dans le pays et fournit au régime les moyens de vanter l’« impénétrabilité » de la société au « radicalisme » du Golfe. Les publications salafistes, notamment d’origine saoudienne et égyptienne, sont interdites, tandis que les quartiers populaires, tels que Hay Ettadhamen et Douar Hicher (Grand Tunis), où le salafisme gagne en popularité, font l’objet d’un quadrillage policier. Bien que la mouvance salafiste tunisienne soit majoritairement quiétiste jusqu’aux années 2000, le pays voit la montée du salafisme-djihadisme violent en trois vagues successives.
D’abord, le djihad afghan (1979-1989), où des Tunisiens occupent des postes clés, comme un certain Abou Bilal, conseiller militaire d’oussama ben Laden (1957-2011) et responsable de l’accueil des djihadistes tunisiens en Afghanistan. Avec le retour des moudjahidines, la décennie 1990 marque le développement d’un réseau transnational entre la Tunisie, la Belgique et l’italie (cellule de Milan). Les années 2000, enfin, se caractérisent à la fois par le djihad irakien (2003) et par l’apparition de groupes terroristes aux objectifs internationaux ou domestiques, avec comme principale figure Abou Iyadh (1965-2019).
Par la suite, plus de 2 000 personnes sont jugées et incarcérées sous l’autorité de la loi antiterroriste de 2003. C’est en prison que se structurent alors, à partir de 2006, les réseaux salafistes-djihadistes qui donnent naissance à Ansar al-charia en avril 2011. La loi d’amnistie générale du 12 janvier 2011 (deux jours avant le départ de Ben Ali), initialement destinée aux prisonniers politiques, est étendue aux salafistes sous la pression d’associations et d’avocats. La création d’ansar alcharia n’intervient ainsi que comme la formalisation de réseaux forgés en prison.
Le développement du salafisme en Tunisie après la révolution s’inscrit dans la continuité plutôt que dans la rupture. Les facteurs de sa genèse sont à trouver dans la répression sécuritaire et l’attraction exercée par les fronts de djihad extérieurs, ainsi que dans l’imposition autoritaire d’un islam d’état et la marginalisation socio-économique des jeunesses populaires. La révolution a eu un effet de dévoilement d’un mouvement peu perceptible sous Ben Ali, mais nourri par les ressorts répressifs de son régime. La sur-visibilité postrévolutionnaire du salafisme a ainsi été interprétée à tort comme une apparition inédite de ce courant dans le pays. S’il est clair que l’ouverture a permis la popularisation du salafisme auprès des jeunesses déshéritées, et a ainsi joué un rôle d’accélérateur, les causes de son succès sont à replacer dans le temps long.
• Trajectoires salafistes post-2011 : de la violence initiale au jeu politique
Le moment révolutionnaire lui-même, que les composantes quiétistes (Kamel Marzouki, Abou Ichaq al-houwayni) ont condamné comme fitna (sédition), en conformité avec leur tradition doctrinale, ne semble pas avoir constitué de rupture majeure pour les salafistes. De plus, si une attitude de passivité bienveillante prédominait parmi les salafistes politisés et djihadistes, la majorité n’a pas participé à la révolution. Dès lors, les recompositions de la mouvance salafiste tunisienne après 2011 sont plutôt à comprendre en relation avec deux données inédites et interdépendantes : l’ouverture de l’espace politique et l’accession au pouvoir des islamistes.
Le changement de régime, d’abord, a remis en cause le postulat de base des salafistes, à savoir le caractère autoritaire et répressif de l’état : pour la première fois, les salafistes ont l’occasion d’avoir recours à un répertoire d’actions légalistes. L’ouverture démocratique a dans ce sens mis les salafistes face à un paradoxe, celui de profiter du nouvel espace libéralisé d’expression et de manifestation propre à un régime démocratique dont ils rejettent par ailleurs le principe. Faut-il condamner la démocratie sur une base doctrinale en dépit de ses avantages évidents en termes d’organisation du mouvement, ou faut-il jouer le nouveau jeu politique pour se donner les moyens de promouvoir une vision islamique ? Ce « paradoxe démocratique » a produit des désaccords quant à l’attitude « islamiquement » légitime à adopter, une grande fluidité idéologique et, in fine, une diversification des acteurs salafistes.
Ansar al-charia, d’abord, incarne après 2011 la tendance salafiste-djihadiste, dont la prédominance au sein de la mouvance salafiste (jusqu’en août 2013) constitue une spécificité tunisienne par rapport aux autres pays de la région où le quiétisme domine (2). Les raisons de cette originalité sont à trouver dans la capacité inédite du groupe à opérer une synthèse entre salafisme quiétiste (son cheikh de référence, Khatib al-idrissi, a été formé en Arabie saoudite au wahhabisme « classique »), activités caritatives dans les quartiers pauvres et rhétorique djihadiste qui s’accompagne d’un soutien au combat en Syrie et en Libye.
Ansar al-charia est ainsi à la fois typique de la posture djihadiste par son refus de la politique formelle, et original en raison de son renoncement à la violence armée – une position officialisée le 12 mai 2012 lors de la deuxième conférence du groupe à Kairouan lorsque Abou Iyadh déclare la Tunisie « terre de daawa (prédication) et non de djihad ». C’est la nouveauté de ce groupe salafiste-djihadiste : il se distance d’une posture classique fondée sur l’exclusivisme, l’isolationnisme et la violence pour évoluer vers un modèle assez semblable aux jamaa islamistes des années 1970 en Égypte, avec toutefois une structure, une rhétorique et une esthétique djihadistes.
Bien que le groupe s’inscrive dans une dynamique d’institutionnalisation, avec notamment des réseaux d’associations de mosquées, l’incapacité du leadership à empêcher
des actes violents ponctuels de la part de certains de ses membres (par exemple l’attaque du cinéma Afric’art le 26 juin 2011 et celle du siège de Nessma TV le 9 octobre 2011) illustre la faiblesse de la discipline organisationnelle du groupe. Cette trajectoire de « normalisation » du salafisme-djihadisme reflète par ailleurs une évolution plus générale d’al-qaïda, à laquelle le leadership d’ansar al-charia est lié et à qui la direction centrale (Ayman al-zawahiri) aurait recommandé d’abandonner les armes pour se concentrer sur la prédication. La trajectoire d’ansar al-charia illustre ainsi la reconnaissance implicite des avantages liés à un espace politique et public libéralisé en dépit d’une position doctrinale antidémocratique.
Une autre forme d’adaptation au changement de régime réside dans la création de partis politiques salafistes qui ne rejettent pas les élections et le jeu partisan. Trois principaux mouvements sont ainsi créés en 2011-2012 : Hizb al-rahma (Parti de la miséricorde), Hizb al-assala (Parti de l’authenticité) et Jabhat al-islah (Front de la réforme), le seul encore existant à ce jour. Ils se posent comme des alternatives religieuses « authentiques » par rapport à Ennahdha, accusé de céder aux pressions des forces sécularistes, et promeuvent un projet d’islamisation de l’état. En tant que tel, ce salafisme politique constitue le fait réellement nouveau des révolutions arabes pour la mouvance salafiste, car il marque la révision de l’interdit doctrinal de la participation politique, et plus particulièrement de l’activisme partisan (3). La création de partis salafistes signifie ainsi l’acceptation de la démocratie dans sa dimension électorale par un segment – quoique minoritaire en Tunisie – de la mouvance. La majorité des salafistes s’investit toutefois au lendemain de la révolution dans le secteur associatif et éducatif, moins controversé sur le plan idéologique. La vingtaine d’associations salafistes nouvellement créées dispensent ainsi des cours religieux et organisent des activités caritatives, comme l’envoi de convois d’aide vers les régions pauvres du nord-ouest, du centre-ouest et des quartiers populaires des grandes villes comme Tunis, Sousse, Bizerte et Sfax. Cet activisme associatif témoigne d’une volonté de créer une société civile religieuse parallèle à la société civile séculière qui puisse faire contrepoids à la progression de la démocratie libérale.
À ces trois formes de politisation du salafisme (salafismedjihadisme non violent, salafisme politique et salafisme associatif) s’ajoute un individualisme puritain, extrait des activités associatives et politiques et réfractaires à toute forme d’organisation collective. Cette tendance est souvent le fait de diplômés en matières non religieuses (économie, ingénierie) qui considèrent le salafisme comme le « stade avancé des musulmans pratiquants » et exercent leur foi dans la sphère privée. Ce salafisme diffère de celui des quiétistes et des djihadistes en cela qu’il considère l’orthopraxie comme une affaire de choix individuel et non d’injonction collective et apparaît ainsi comme une religiosité spirituelle plutôt que réglementaire et prosélyte. En somme, la période postrévolutionnaire se caractérise par la diversification des répertoires d’action et des manières d’être salafiste. Les trois trajectoires de normalisation du salafisme-djihadisme, d’entrée des salafistes dans le jeu partisan et d’engagement dans l’activisme associatif recouvrent un
phénomène plus large de politisation du salafisme en réaction au changement de régime. Ce processus brouille les catégories traditionnelles (le djihadisme n’est plus violent, le quiétisme n’est plus apolitique) et amoindrit la valeur heuristique du concept de salafisme pour identifier des comportements politiques précis.
• Le rapport des salafistes aux islamistes politiques
Ce processus de diversification des comportements politiques salafistes est également à comprendre relativement à l’accession au pouvoir d’ennahdha. On assiste après la révolution à une imbrication des trajectoires des islamistes et des salafistes en Tunisie (et dans la région plus largement). Jusqu’en 2013, Ennahdha entretient un dialogue informel avec les salafistes-djihadistes d’ansar al-charia dans le but de les attirer à la politique et d’en faire une base électorale supplémentaire. Des cadres (Sahbi Atig, Habib Ellouze) participent également à des manifestations communes avec les salafistes, comme celle procharia du 16 mars 2012 aux côtés de salafistes quiétistes et du parti Jabhat al-islah. Ce sont toutefois essentiellement les compromis idéologiques du parti islamiste au pouvoir, en particulier l’abandon du projet de constitutionnalisation de la charia, qui ont largement mobilisé les salafistes et contribué à leur politisation. Les réactions se sont manifestées soit par un activisme de rue, notamment pour les éléments djihadistes, soit par une focalisation sur la réforme de la société par le bas (salafisme quiétiste, activisme associatif), soit encore par la promotion d’un projet de réforme de l’état par le haut dans le cas du salafisme politique. De manière générale, les salafistes avaient vocation à jouer le rôle de lobby religieux faisant pression sur le parti islamiste dans le contexte de l’élaboration de la nouvelle Constitution.
L’échec de leurs revendications – la Constitution adoptée en janvier 2014 mentionne les « enseignements de l’islam » plutôt que la charia – a détourné les salafistes du parti islamique, qu’une majorité d’entre eux considère comme un « traître à la cause islamique ». Par conséquent, la montée du salafisme dans la période postrévolutionnaire apparaît comme une réaction à la trajectoire « post-islamiste » d’ennahdha.
Les compromis réalisés par Ennahdha une fois au gouvernement résultent de la tension entre une politique d’accommodement raisonnable avec les salafistes et une posture de stigmatisation d’une altérité salafiste radicale destinée à renforcer la position centriste qui constitue sa légitimité de parti modéré et démocrate. Mi-2013, Ennahdha a choisi de résoudre cette tension en rompant ses relations avec les salafistes et en déclarant Ansar al-charia organisation terroriste. Face aux critiques de collusion du parti islamiste avec les salafistes et de tolérance des violences terroristes, la répression du salafismedjihadisme a joué le rôle de soupape de décompression vis-à-vis des forces politiques séculières. Le salafisme a ainsi été sacrifié sur l’autel de la normalisation de l’islamisme tunisien.
• Adaptations salafistes à la répression des autorités
La voie répressive choisie par Ennahdha s’est traduite concrètement par la fermeture des espaces d’activisme associatif et politique salafistes. Déçus des choix du parti islamiste et confrontés à un contrôle sécuritaire accru, les partis salafistes
ont vu leur base sociale et leurs ressources matérielles décliner. Cette dépolitisation recouvre un transfert de la plupart des militants vers le secteur associatif, médiatique et éducatif, ainsi qu’une dynamique de démobilisation. La répression d’ansar al-charia a quant à elle donné lieu à trois trajectoires principales : la reconfiguration dans la clandestinité (sous le nom de Shabab al-tawhid), l’émigration vers des fronts extérieurs (Libye, Syrie, Irak), en particulier au sein de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), et le grossissement des rangs des groupes terroristes domestiques (bataillon Oqba ibn Nafaa, Al-qaïda au Maghreb islamique).
De manière générale, on observe après la répression des salafistes-djihadistes une augmentation de la violence terroriste (attentats du Bardo en mars 2015, de la plage de Sousse en juin 2015, la garde présidentielle en novembre 2015, l’attaque de Ben Guerdane en mars 2016, l’explosion kamikaze devant le ministère de l’intérieur le 29 octobre 2018 et le double attentatsuicide du 27 juin 2019) et des affrontements entre l’armée et Oqba ibn Nafaa dans la région du mont Chaambi. Ici encore, l’équation « démocratisation = radicalisation » ne trouve pas de confirmation empirique : les violences armées augmentent essentiellement après la criminalisation d’ansar al-charia. La « sécuritisation » de la gestion des salafistes par Ennahdha et par l’état s’est également accompagnée d’un retour du salafisme quiétiste, dont l’absence d’ambition politique explicite et la focalisation sur les activités de prédication illustrent la plasticité de la mouvance face aux nouvelles contraintes sécuritaires. Khateb al-idrissi, le cheikh d’ansar al-charia, est ainsi retourné à sa posture quiétiste traditionnelle. En parallèle, la disqualification du label « salafiste » dans l’espace public et médiatique a généré une dynamique d’abandon de son usage par les acteurs (4). La dislocation de la mouvance salafiste au sens large n’a toutefois pas dissous son potentiel mobilisateur. La mémoire du salafisme reste vive, en particulier dans les quartiers périurbains pauvres, comme Ettadhamen (Tunis), où Ansar al-charia reste dans l’imaginaire d’un grand nombre de jeunes le fer de lance des revendications sociales. La force d’ansar al-charia avait précisément été de fournir à ces jeunesses déshéritées et conscientes de l’image dégradée de leur quartier des perspectives de revalorisation sociale et symbolique. La dynamique de dépolitisation du salafisme tunisien, qui intervient essentiellement comme une adaptation aux choix « post-islamistes » et répressifs d’ennahdha, ne doit pas non plus être exagérée, comme l’illustre la forte participation de salafistes à la manifestation d’août 2018 contre les propositions de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE), en particulier l’égalité des sexes dans l’héritage et la décriminalisation de l’homosexualité.