Repères société : Être gay et lesbienne : une identité homosexuelle en lutte
une identité homosexuelle en lutte
L’homosexualité en Tunisie a longtemps été déniée et confinée dans le registre du nondit. Dans un contexte de reniement et d’invisibilité, ce sont la littérature tunisienne francophone et les représentations cinématographiques qui illustrent l’expérience homosexuelle. Elles montrent la difficulté d’être soi-même face à un ordre normatif qui se conjugue avec une quête de liberté et de reconnaissance.
Les soulèvements de 2010-2011 ont donné plus de visibilité à la réalité homosexuelle. Les mobilisations politiques et sociales pour les droits et les libertés impulsent les revendications de la différence et l’affirmation d’une identité homosexuelle largement contestée. Cependant, les gays et lesbiennes demeurent à la marge, considérant que leurs revendications ne relèvent pas des priorités sociales, expérimentant différentes formes de marginalisation et de discrimination qui témoignent d’une homophobie régnante. Leurs formes de sexualités demeurent problématiques et sont souvent sévèrement condamnées.
• D’une interdiction religieuse et juridique au débat politique
L’homophobie correspond à l’hostilité, au rejet et à la violence manifestés à l’égard des homosexuels. Elle range les personnes qui se définissent par une orientation sexuelle différente dans la catégorie des pervers et des marginaux, considérant que l’hétérosexualité est la forme légitime, naturellement et socialement acceptée. Les soubassements de cette homophobie qui règne en Tunisie sont consignés dans deux textes de référence : le Coran et le Code pénal.
D’un point de vue religieux, la condamnation de l’homosexualité repose sur les versets qui concernent le peuple de Loth pour expliquer le caractère illicite de l’homosexualité et pour justifier l’attitude hostile à son égard. Pourtant, des interprétations des mêmes sourates révèlent que l’homosexualité n’est pas interdite en islam. « En restant silencieux à ce sujet, Allah a laissé la question de l’homosexualité entre les mains des adorateurs qui peuvent décider s’il faut l’interdire ou non », considère l’islamologue tunisien Mohamed Talbi (1). Par ailleurs, le texte sacré se focalise sur l’homosexualité masculine et reste silencieux à l’égard du sihaq (lesbianisme) et de son jugement. Plusieurs exégètes remarquent que cette question dans le Coran est associée au terme fahisha (englobant les maux en rapport avec la sexualité). Dans une perspective critique, l’universitaire tunisienne
Olfa Youssef souligne l’absence d’une référence à l’homosexualité féminine dans le Coran et l’explique par le déni de la sexualité des femmes (2). L’aspect juridique repose sur le Code pénal dont la première version est parue en 1913, à l’époque du protectorat français (1881-1956). Dans la version actuellement en vigueur, en langue arabe, l’article 230 indique explicitement que les actes d’homosexualité masculine (sodomie) et féminine (lesbianisme) sont passibles d’une peine allant jusqu’à trois ans de prison ferme (3). Selon les spécialistes, ce texte demeure en décalage avec les orientations du droit international et les conventions ratifiées par l’état tunisien. Il est particulièrement homophobe et ouvre la voie à différentes formes de dépassements et d’injustices.
Ces éléments religieux et juridiques imbriqués fondent le cadre d’interprétation de l’homosexualité, aussi bien masculine que féminine. Étant considérée comme un péché et comme un crime, l’homosexualité correspond à un écart par rapport à un « ordre naturel » et se présente comme un délit sexuel menaçant pour la société. La normalisation et le contrôle de la sexualité sont édictés par les discours des hommes politiques qui se prononcent désormais publiquement sur ce qui relève de l’intime. Les négociations sur la question homosexuelle sont principalement dominées par un discours qui mêle politique et religion. Ainsi, le leader du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, déclare que l’homosexualité relève de la sphère privée : « Nous ne l’approuvons pas, mais l’islam n’espionne pas les gens. Il préserve
la vie privée » (4). S’agissant de la loi tunisienne qui criminalise l’homosexualité, Ghannouchi précise que « la loi ne poursuit pas les gens dans leur vie privée ». Le « privé » dont il parle renvoie aux pratiques homosexuelles qui sont acceptées dès lors qu’elles restent cachées. En ce sens, le propos sous-entend la séparation entre les pratiques sexuelles et l’expression publique d’une identité homosexuelle. Cela se manifeste dans sa déclaration concernant l’autorisation d’activité de la première association LGBT en Tunisie, Shams, octroyée le 18 mai 2015. Quatre jours plus tard, Rached Ghannouchi déclare sur les ondes de la radio Mosaïque FM : « La vie personnelle des personnes est respectée par la Constitution, la loi et la religion. Notre rôle n’est pas d’espionner les gens chez eux, mais rendre publique une telle pratique et doter l’homosexualité d’institutions, c’est une autre affaire. » C’est dire que l’orientation sexuelle est « acceptée » lorsqu’elle reste dans l’ombre. En revanche, elle constitue un délit majeur lorsqu’elle est associée à l’affirmation d’une identité dans l’espace public. La « légalisation » d’une pratique sexuelle considérée comme une atteinte aux bonnes moeurs et la reconnaissance d’une identité perçue comme « déviante » apparaissent ainsi inacceptables. Le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE), rendu public le
8 juin 2018, a suscité des tractations multiples. Cet organisme, nommé par le président de la République le 13 août 2017, avait comme mission de revoir les textes de loi en vigueur qui n’étaient pas conforme à la Constitution de 2014. Malgré la diversité des points soulignés dans le rapport, les deux éléments qui ont créé une forte polémique et une mouvance politique concernent l’égalité successorale et l’abolition de l’article 230 du Code pénal. En effet, la dimension religieuse se trouve au coeur des débats et les négociations conduisent à l’émergence de deux positions antagonistes : celle des modernistes, qui perçoivent le rapport comme avant-gardiste ; celle des conservateurs, qui voient en ce rapport une violation des préceptes de l’islam.
Dans cette dynamique politique et sociale, l’homosexualité en Tunisie ne se limite plus au cadre de l’intime et n’appartient plus au registre du non-dit. Elle occupe désormais la scène publique et devient un enjeu important qui bouscule les frontières entre le privé et le public.
• La transgression négociée
Les discriminations et les violences envers les homosexuel·le·s sont nombreuses. Plusieurs cas de jeunes gays qui ont été arrêtés et jugés sur la base de l’article 230 du Code pénal ont fait surface dans la Tunisie post2011. Une telle réalité a incité différentes organisations de la société civile à se mobiliser pour dénoncer de tels jugements et appeler à la dépénalisation de l’homosexualité. Mais les jeunes continuent de vivre dans l’ombre. Ils/elles procèdent à des interprétations multiples pour justifier leurs postures perçues comme transgressives. S’agissant de la dimension religieuse, Salah relate : « Je sais que les homosexuels, moi entre autres, sont des créatures de Dieu. Ceux qui jugent et condamnent cette pratique ne seraient pas, à mon avis, de bons croyants » (5). Comme d’autres, Salah a tendance à dépasser la condamnation religieuse par l’affirmation de soi comme une « créature de Dieu » qui devrait être acceptée comme telle. Quant à Khadija, elle se démarque, en tant que lesbienne, de l’histoire du peuple de Loth : « Je ne pense pas que l’homosexualité soit illicite, le Coran parle du liwat, cela concerne les hommes et il s’agit d’un acte de viol. Le liwat ce n’est pas l’homosexualité. L’homosexualité, c’est une relation amoureuse comme toutes les autres, il y a obligatoirement un consentement entre les partenaires. En plus, le Coran ne parle pas du lesbianisme. » Khadija adhère aux nouvelles lectures dites progressistes de l’islam selon lesquelles l’homosexualité est une notion contemporaine. Elle ne peut pas être associée aux pratiques du peuple de Loth, inadéquates par rapport à la réalité actuelle. Concernant la dimension juridique et l’application de l’article 230 du Code pénal, elle touche plus les hommes que les femmes. À ce propos, Hatem explique : « Ce texte, qu’il existe ou non, ne peut rien changer à mon orientation sexuelle et à ma vie en tant que gay. Je vis mon homosexualité dans l’ombre et je gère comme je peux. » Leila dit : « Que peut changer cet article dans ma vie de lesbienne ? Rien du tout. Il est vrai que les garçons sont plus exposés que nous, surtout avec la nouvelle “mode” du test anal, mais il faut vraiment l’abolir, car il n’a aucun sens. » En effet, l’article 230, aussi menaçant soit-il, n’a pas d’influence sur l’orientation sexuelle des gays et des lesbiennes. Ils/ elles trouvent toujours des formes d’arrangement pour contourner la norme juridique en vigueur et vivre leur sexualité. L’appartenance à la communauté LGBT, dite
également Comita, participe à la construction d’un espace de protection contre les jugements normatifs et les discriminations multiples. Les membres de la Comita partagent des codes, adoptent des pratiques, s’approprient un langage, fréquentent des lieux gay-friendly et aspirent à la reconnaissance de leur différence. La communauté devient ainsi un refuge et facilite une forme d’affirmation identitaire publique. Cependant, quand la transgression sexuelle rencontre la norme sociale, elle génère différentes formes de violence auxquelles certain·e·s homosexuel·le·s font face dans l’espace public. En effet, les injures et les moqueries constituent des techniques de dénigrement répandues qui marquent les parcours des unes et des autres, notamment lorsqu’ils/elles se présentent avec une allure et une configuration corporelle dites atypiques. Ahlem rapporte : « Dans la rue, les regards et les injures sont fréquents. Ils sont en train de me dire que je suis hors norme et que je dérange… Je ne comprends pas en quoi je les dérange. » Pour sa part, Hédi raconte avoir été violemment agressé physiquement : « Je passais dans la rue et deux hommes m’ont interpellé, je croyais qu’ils avaient besoin d’un renseignement… Subitement, ils se sont mis à m’insulter et à me frapper. » Ces violences correspondent à des modalités d’exercice d’un pouvoir de contrôle des sexualités. Audelà de l’atteinte à l’intégrité humaine, ces agressions physiques et verbales rappellent le décalage par rapport à la norme et sont, par ailleurs, porteuses du sens de la discrimination, du discrédit et du rejet. Ce contexte pesant et oppressif laisse transparaître une figure de passivité et une posture de victimisation qui se rattachent à l’expérience homosexuelle en Tunisie. Il montre des gays et des lesbiennes démuni·e·s et dépourvu·e·s d’un pouvoir d’agir générateur d’un éventuel changement. En réalité, ils/elles se mobilisent et engagent des actions pour contester et résister à la norme, sexuelle, mais aussi politique et socioculturelle.
• Les homosexuel·le·s en Tunisie : des acteurs et actrices faibles ?
Les « acteurs faibles » sont les personnes qui, malgré leur disqualification sociale, disposent d’une capacité d’agir, usent d’une marge de liberté pour influer sur une norme et provoquer un éventuel changement. Des règles d’action sont mobilisées pour « élever la voix » et construire des causes ou des raisons d’être. S’agissant des gays et des lesbiennes tunisiens, leur pouvoir limité et leur « faiblesse » sont exploités pour défoncer les marges et faire face à l’hostilité dominante.
En effet, un militantisme LGBT prend de plus en plus d’ampleur en Tunisie à travers l’engagement de jeunes, hommes et femmes, dans la lutte pour la reconnaissance du droit à la différence. Le paysage associatif se compose désormais de quatre grandes associations LGBT : Damj, pour la justice et l’égalité, fondée en 2011 ; le collectif Chouf Minorities, créé en 2013 ; l’initiative Mawjoudin, pour l’égalité ; et Shams, pour la dépénalisation de l’homosexualité, instituée en 2015. La question homosexuelle est désormais inscrite dans le registre des droits et des libertés individuelles. Les activistes usent de différentes stratégies et appellent à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’abolition de l’article 230 du Code pénal.
Damj a diffusé en 2016 un spot informatif sur l’inconstitutionnalité de ce texte. Il passe en revue les différentes étapes du vécu des gays, commençant par l’arrivée de la police chez soi, en passant par les conditions de détention, jusqu’à la soumission au test anal pour prouver une pratique homosexuelle. Le spot propose, par ailleurs, une analyse des articles 21, 23 et 24 de la Constitution qui apparaissent en contradiction avec l’article 230 du Code pénal. L’association s’est penchée en 2017 sur la réalisation d’un film documentaire, Un être humain sans droits, qui montre les trajectoires de différentes minorités en Tunisie, notamment sexuelles.
Pour sa part, Shams a réalisé et diffusé en 2017 Au pays de la démocratie naissante, à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie, où l’on rapporte les péripéties de l’affaire des six jeunes de Kairouan (6). Le documentaire tente, par ailleurs, de positionner l’homosexualité dans le registre des libertés individuelles et des Droits de l’homme. Aussi, le collectif Mawjoudin offre différentes formations destinées principalement aux membres de la communauté LGBT. Certaines concernent la maîtrise de la sécurité numérique, considérée comme essentielle. D’autres, comme l’atelier LILO Identity, visent un travail sur les constructions identitaires, une meilleure connaissance de soi et des droits des personnes LGBT, notamment lorsqu’elles se font arrêter pour homosexualité. La dernière réalisation de Mawjoudin, à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie, le 17 mai 2019, est un court métrage qui dénonce le mariage forcé des lesbiennes (7).
L’expérience lesbienne est entourée par un silence marquant qui la fige dans l’invisibilité. C’est ce qui a favorisé l’émergence
d’un activisme féministe LBT pour défendre les droits des femmes qui se définissent par une orientation sexuelle différente. La discrimination et l’effacement de l’identité des femmes à l’intérieur des collectifs LGBT ont conduit les membres de Chouf à créer un espace de militantisme spécifique, capable de donner plus de visibilité aux femmes ayant des rapports sexuels avec d’autres femmes. Dans ce cadre, Chouf prévoit des conférences et des workshops portant sur des questions diverses liées principalement aux sexualités, au genre et au féminisme. Aussi, le collectif a intégré le milieu carcéral des femmes pour la projection du film tunisien, La belle et la meute, de Kaouther Ben Hania, sorti en octobre 2017. En effet, ce long métrage est issu de l’histoire d’une jeune femme violée par deux policiers et raconte son parcours dans différentes structures comme l’hôpital, le poste de police, etc.
Les projections se déroulent dans les prisons et les foyers universitaires. Elles sont suivies d’un débat avec les détenues et les étudiantes, mais aussi d’une initiation juridique sur la gestion des affaires de viol. Par ailleurs, les activités artistiques constituent l’un des piliers de la lutte LGBT en Tunisie et une stratégie de contestation de l’ordre établi. En effet, les collectifs Mawjoudin et Chouf intègrent dans leur programmation deux festivals internationaux qui favorisent la participation de personnes qui se définissent par une sexualité dite « non normative ». Ils constituent des formes d’actions engagées qui usent de « tactiques » pour intégrer la vie publique et manifester des prises de positions relatives à la différence basée sur l’orientation sexuelle et le genre. Par ces différentes actions et activités, les collectifs LGBT transgressent l’interdit, tandis que prennent également place des formes de résistance pour la reconnaissance du droit à la différence basée sur l’orientation sexuelle. Entre les prescriptions religieuses et les injonctions juridiques, l’homosexualité en Tunisie est fondamentalement condamnée. Les normes ancrées et les interdits imposés sont certes contraignants et entravent l’acceptation de la diversité sexuelle. Néanmoins, contre toute forme de passivité, les jeunes gays et lesbiennes revendiquent une identité homosexuelle contestée. En effet, ils/elles procèdent à différents arrangements pour vivre leur homosexualité. Les militants et militantes créent les opportunités pour favoriser une meilleure visibilité de la réalité gay et lesbienne. Les actions de formation et de sensibilisation soutiennent les membres de la communauté LGBT. Les activités artistiques constituent, pour leur part, un espace d’expression pour la défense du droit à la différence, mais aussi des événements publics qui participent à une dynamique de changement.
Les membres de la communauté LGBT et les défenseurs des Droits de l’homme et des libertés individuelles attendent toujours que se manifeste une volonté politique en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité en Tunisie. En septembre 2019, la campagne électorale accorde une importance limitée à la question. Un seul candidat, Abdelkrim Zbidi, se prononce ouvertement sur la dépénalisation de l’homosexualité. D’autres évoquent l’interdiction de la pratique du test anal et l’inscrivent dans le cadre des Droits de l’homme. Si une telle action politique ne changera pas les représentations sociales de l’homosexualité et les pratiques homophobes, elle impulsera la reconnaissance des droits des personnes qui se définissent par une sexualité différente.