L’ambiguïté nucléaire israélienne
L’ambiguïté est la première arme d’israël depuis 1963, quand Yigal Allon (1918-1980), alors ministre du Travail (1961-1968), déclare que son pays « ne sera pas le premier État à introduire des armes nucléaires au Moyen-orient, mais il ne sera pas le deuxième non plus ». Les bases de la politique de dissuasion nucléaire de l’état hébreu sont posées. Si cette ambivalence s’est depuis longtemps effacée pour les médias, les ONG et les think tanks, puisqu’il est universellement reconnu qu’israël possède des armes nucléaires, Tel-aviv va continuer de jouer la carte du « jamais confirmer ni nier », lui permettant de demander à la communauté internationale de focaliser son attention sur d’autres États. Combien de temps cette partie de cartes peut-elle durer ?
En 2019, selon l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), l’arsenal nucléaire mondial s’élève à environ 13 865 armes. Ce chiffre comprend l’arsenal israélien, estimé entre 80 et 90 ogives. Il faut noter que ce chiffre (basé sur le calcul de production de matière nucléaire et des systèmes d’armes mis en oeuvre) est en augmentation. En effet, en 2002, le Bulletin of the Atomic Scientists avançait celui de 75. Toutes ces armes seraient opérationnelles, mais aucune ne serait déployée et utilisable dans un temps assez court, contrairement aux arsenaux russe (6 500), américain (6 185), français (300) et britannique (200).
• Un programme développé avec le soutien de la France
La technologie nucléaire militaire israélienne s’est constituée en grande partie avec le soutien français, qui a perduré jusqu’en 1967, date de la guerre des Six Jours. En 1957, à la suite d’un accord secret signé entre Paris et Tel-aviv, Saintgobain fournit les premiers éléments de la centrale de Dimona (située dans le désert du Néguev) nécessaires à la production de matière fissile (plutonium) et donc à la création d’un arsenal
nucléaire indépendant. Depuis sa mise en fonction en 1963, ce réacteur n’a cessé de produire du plutonium ; le stock total étant évalué par le think tank International Panel on Fissile Materials à près d’une tonne. Cependant, le coeur nucléaire du réacteur, censé avoir une durée de vie de quarante ans, connaîtrait des problèmes et son arrêt serait prévu pour 2023. La survivabilité de la bombe israélienne ne fait pas de doute, même avec l’arrêt de ce réacteur, le stock produit étant suffisant pour près de 300 armes nucléaires. Mais la fin de Dimona (par exemple en raison des questions soulevées par un processus de démantèlement et des risques environnementaux) pourrait entraîner l’arrivée de révélations nouvelles sur ce site et dissiper l’ambiguïté nucléaire d’israël.
Sur le plan capacitaire, toujours dans les années 1960, Dassault Aviation fournit les bases du missile balistique sol-sol MD-660 (rebaptisé Jéricho), et permet d’équiper les forces aériennes israéliennes avec des Mystère IV puis Mirage III. Par ailleurs, des scientifiques israéliens participent aux premiers essais nucléaires français dans le Sahara, ce qui fait dire à des experts que ces derniers ont créé deux puissances nucléaires et non une seule. Poursuivant une politique secrète, la conception et la validation du dispositif nucléaire israélien sont faites en coopération avec l’afrique du Sud en procédant à un essai dans le sud de l’océan Indien, à proximité des îles du Princeédouard et Marion le 22 septembre 1979. Tout comme il est admis qu’israël a des armes nucléaires, il est reconnu que l’« incident Vela » (du nom du satellite espion américain qui a enregistré le flash aux caractéristiques semblables à celles d’un essai nucléaire) est le résultat d’un essai nucléaire atmosphérique réalisé par ces deux États.
La coopération technique se poursuit avec les États-unis et l’allemagne à la suite des mesures d’embargo, assurant à Israël la création d’une triade nucléaire complète. L’armée de l’air israélienne est ainsi le premier porteur de bombes nucléaires à gravité. Avec des chasseurs bombardiers américains (F-16) à large rayon d’action (4 450 kilomètres), cette composante est désormais en pleine modernisation avec l’arrivée de 50 appareils F-35A, furtifs de 5e génération, d’ici à 2024, créant un avantage stratégique certain face à un adversaire potentiel comme l’iran. Les capacités d’infiltration et de frappe stratégique de
l’armée de l’air sont d’ailleurs connues depuis ces opérations militaires de frappes préventives sur des installations nucléaires irakiennes (juin 1981) et syriennes (septembre 2007).
• L’état des forces terrestres et sous-marines
La composante terrestre actuelle est basée sur le missile balistique Jéricho (MD-620) acquis avec l’aide de Dassault, démontrant ainsi qu’un acte proliférant a des répercussions technologiques dans le temps. Mais en se fournissant aussi en missiles américains tactiques Lance et sol-air Hawk, Israël a pu renforcer son expertise pour produire ses futures versions du Jéricho. Réalisé en coopération avec l’afrique du Sud, le Jéricho II est probablement en fonction depuis la fin des années 1980 et disposerait d’une portée de 1 500 kilomètres. Cette version démontre également l’importance d’une industrie spatiale, assurant un développement militaire sous couvert d’activité civile. En effet, le Jéricho II est une version modifiée du Shavit, un lanceur civil. Le nombre de ces missiles serait d’une trentaine. Israël a fait le choix de développer (premier essai en 2008) un Jéricho III, dont la portée potentielle de 4 000 kilomètres lui permettrait de cibler l’ensemble du territoire iranien, mais aussi le Pakistan comme la Russie à l’ouest de l’oural, et sa capitale Moscou. Ce missile est opérationnel et en cours de déploiement depuis 2011 et remplacerait au fur et à mesure la version précédente.
Mais, si cette composante terrestre est essentielle, l’accession en 2002 à une capacité nucléaire sous-marine – soit presque cinquante ans après avoir décidé de se lancer dans la course à la bombe – est venue consacrer cette force nucléaire. Israël atteint l’apogée de sa force nucléaire en se dotant d’une flotte sous-marine, produite par les allemands Howaldtswerke-deutsche Werft et Thyssen, basée à Haïfa. L’arrivée de la classe Dolphin (Dolphin, Leviathan, Tekuma) doit permettre de lancer un missile de croisière nucléaire, bouleversant les données stratégiques pour ses possibles adversaires. Cela signifie aussi que Tel-aviv dispose d’une capacité de frappe en second. Cette force s’est vue renforcée depuis 2014 avec l’arrivée des bâtiments Tanin et Rahav (Dragon est prévu pour 2020), dotés d’un système de propulsion anaérobie, assurant une plus grande discrétion et durée de plongée. L’allemagne et Israël ont signé un accord en 2016 pour la fourniture de trois nouveaux sous-marins de classe Dolphin II, remplaçant ainsi les trois premiers Dolphin, avec une mise en oeuvre opérationnelle pour le premier exemplaire en 2030. La politique de dissuasion reste inconnue ; logique en raison du « secret » entourant l’existence de cette arme. Mais la doctrine « The Samson Option » dicterait l’utilisation d’armes nucléaires comme dernier recours si le territoire israélien était menacé d’invasion, face à une attaque par des moyens non conventionnels ou face à un anéantissement (1). Des fuites viennent renforcer cette doctrine. Ainsi, en 2017, on apprend qu’elle a été traduite dans les faits avec la mise en état d’alerte de la composante nucléaire aérienne, alors naissante, durant la guerre des Six Jours de juin 1967 (2). De plus, des déclarations politiques semblent confirmer « The Samson Option ». Le 29 août 2018, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou (depuis 2009), affirme, alors en visite sur le site de Dimona, que ceux qui menacent d’exterminer Israël « s’exposent à un danger similaire ». Derrière cette rhétorique nucléaire dangereuse, contre l’iran, il est affirmé que le territoire d’israël et sa population sont deux intérêts vitaux qui ne sauraient être touchés sans une réponse destructrice.
• L’ombre israélienne dans l’enceinte du TNP
Israël n’est attaché qu’au seul Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, dit traité de Moscou (5 août 1963). En effet, concernant le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), celui-ci a simplement été signé. Malgré sa contribution au programme de vérification, sa ratification ne semble pas possible tant que l’égypte et l’iran ne l’auront pas également réalisée. Enfin, ne reconnaissant pas disposer d’armes nucléaires, Israël n’est pas non plus lié aux protocoles des différents traités créant des zones exemptes d’armes
nucléaires. Israël, l’inde et le Pakistan, trois États ayant des armes nucléaires, ne sont pas parties au Traité de nonprolifération (TNP, 1968) – la Corée du Nord s’en est retirée en 2003 – et ne sont donc pas juridiquement liés par les obligations de désarmement nucléaire découlant de l’article VI. Mais cette non-adhésion ne signifie pas pour autant pour Israël être absent des réunions du TNP, dont il est membre observateur. En 1995, lors de la conférence d’examen du TNP, il est établi sa prorogation pour une durée indéterminée et l’adoption d’une résolution demandant la création d’une Zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) et d’une Zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-orient (ZEADM). En 2000, la nouvelle conférence d’examen réaffirme l’objectif de celle de 1995. Mais ce n’est qu’avec la conférence de 2010 que les États parties conviennent de convoquer, au plus tard en 2012, une conférence à laquelle prendront part tous les États du Moyen-orient en vue de la création d’une ZEAN. Malheureusement, cette rencontre est annulée par les États-unis, officiellement « en l’absence de consensus entre les pays concernés ». Ce renoncement entraîne une forte réaction égyptienne en 2013, lors du second comité préparatoire à la neuvième Conférence d’examen du TNP. L’ambassadeur Hisham Badr déclare : « Le retrait de l’égypte du deuxième comité préparatoire vise à envoyer un message fort d’insatisfaction face à l’absence de sérieux dans le traitement de la question de la création d’une zone libre d’armes nucléaires, élément central de la sécurité régionale, arabe et nationale égyptienne, qui a un impact direct sur la paix et la sécurité internationales ». Une absence de réalisation due à l’absence de volonté d’un seul État, Israël, soutenu par les États-unis.
En 2015, lors de la neuvième conférence d’examen et face à cette nouvelle frustration, l’égypte décide – avec ses alliés de la Ligue arabe – d’imposer dans le document final un processus
En matière nucléaire, Israël va devoir faire un choix : poursuivre un jeu de poker menteur ou engager une évolution de sa politique internationale.
d’action qui obligerait (s’il était accepté), sous l’égide du secrétaire général des Nations unies, à organiser une conférence, associant ou non tous les États de la région, sur le lancement de négociations visant à créer une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-orient, au plus tard pour le 1er mars 2016. Le mandat est donc bien plus exigeant que celui de 2010. Cette proposition est rejetée par les États-unis, le Canada et le Royaume-uni, brisant la règle du consensus nécessaire pour toute adoption, signant un échec de cette conférence et marquant l’empreinte d’israël dans cette enceinte.
Ces péripéties portent un coup sévère à pertinence et à la crédibilité du TNP. En effet, ce n’est pas tant l’absence de consensus sur un document final qui pose un problème, mais bien l’influence qu’un État, en l’occurrence Israël, non partie à ce traité et donc non soumis aux obligations qui en découlent, peut avoir sur son fonctionnement.
• La posture diplomatique d’israël sur le TIAN
Le 7 juillet 2017 est sans doute pour de nombreux partisans de la politique de dissuasion nucléaire une journée choc. En effet, pour la première fois depuis le vote du TICE, en 1996, des États à L’ONU négocient et adoptent un nouvel instrument juridique : le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui crée une norme internationale en s’appuyant sur les normes établies par le TNP, les traités régionaux portant sur la création de zones exemptes d’armes nucléaires ainsi que le TICE et en les renforçant. Le TIAN interdit la mise au point, la production, la possession, l’emploi et la menace d’emploi d’armes nucléaires, et l’assistance ou l’encouragement à de telles activités. En outre, il oblige les États parties à fournir une assistance aux victimes d’armes nucléaires et à oeuvrer à l’assainissement de l’environnement dans les zones contaminées par des détonations d’armes nucléaires. Quant aux normes de vérification, celles-ci sont égales ou supérieures à celles appliquées dans le TNP avec l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Les négociations du TIAN (3), commencées en mars 2017 et ouvertes à l’ensemble des États, sont réalisées en l’absence d’israël, comme de tous les pays possédant ou soutenant une politique de dissuasion nucléaire (hormis les Pays-bas, présents). Ouvert à la signature le 20 septembre 2017, le TIAN compte, au 1er décembre 2019, 80 signataires et 34 États parties. Seize autres doivent le ratifier pour que celui-ci entre en vigueur ; ce qui est attendu au vu des processus de ratification de nombreux pays pour 2020.
La première prise de position publique contre ce traité par Israël se fait le 3 octobre 2017, lors du débat général à la première commission « Désarmement et sécurité internationale » de L’ONU. Son ambassadeur, Alon Roth-snir, déclare
que son pays « tient à souligner qu’il considère que le traité ne crée pas, ne contribue pas au développement, ni n’indique l’existence d’un droit coutumier en rapport avec son objet ou son contenu ». De plus, dans cette déclaration, il est affirmé que ce traité ne tient pas compte du contexte de sécurité et de stabilité « dans l’élaboration des mesures de désarmement », et surtout qu’israël « est fermement convaincu que de telles négociations devraient être menées dans les instances appropriées, conformément aux règles de procédure appropriées, ce qui ne porterait pas atteinte aux considérations de sécurité nationale ». Cette dernière remarque est des plus comiques, car le diplomate n’explique pas comment des négociations sur le désarmement nucléaire pourraient être entreprises avec succès dans l’une des principales instances de ces négociations – c’est-à-dire le TNP – lorsqu’un État comme Israël n’en est pas lui-même partie.
• Un isolement diplomatique dangereux pour la non-prolifération
L’ambiguïté politique d’israël est, dans la forme, fictive, mais, dans les faits, elle empêche toute discussion, cet État ne reconnaissant pas posséder ou non des armes nucléaires. Malgré sa possession d’un arsenal atomique, en cours de modernisation, Israël ne joue pas le rôle de gendarme du Moyen-orient. Au contraire, sa situation sécuritaire reste toujours instable, et la possession d’un arsenal nucléaire ne garantit pas la sécurité du possesseur (4), en témoignent les attaques (par l’égypte et la Syrie) des Territoires occupés par Israël en 1973 ou sur ses grandes villes (comme Telaviv par l’irak en 1991). De plus, Israël n’a jamais été autant isolé de la communauté internationale. En restant en dehors des enceintes de désarmement, Tel-aviv a mené un jeu de l’ombre, car son principal allié, les États-unis, était présent. Cependant, ce jeu est voué à l’échec, car à le continuer, c’est le système international du régime de non-prolifération qui perd en crédibilité puisqu’il y aura alors un risque de prolifération réel, engageant d’autant plus la sécurité d’israël. D’autre part, selon le Nuclear Ban Monitor 2019, seuls 45 États, dont Israël, ne soutiennent pas le TIAN. Une fois en vigueur en 2020 (selon toute probabilité), cette norme viendra créer une nouvelle fronde contre Israël (et autres puissances nucléaires). Mais à la différence des autres enceintes de désarmement de L’ONU, son allié américain ne sera pas présent et ne pourra influer sur les décisions. Les adversaires d’israël useront le refus de cet État de devenir membre du TIAN.
La situation ne peut rester figée encore ainsi sur cinquante ans. Israël va donc devoir entamer cette nouvelle décennie devant un choix : poursuivre un jeu de poker menteur ou engager une évolution de sa politique internationale. Des petits pas pourraient être réalisés, par exemple, à travers l’organisme du TICE, Israël étant signataire. Quant à la question de la création d’une Zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-orient, les désaccords restent réels sur le processus. Israël souhaite qu’un accord de paix global soit conclu avec ses voisins arabes avant de s’engager dans des pourparlers, tandis que les autres États veulent créer d’abord la zone comme une contribution à la paix et la stabilité.