Contestations arabes : une insatiable quête de dignité
Protestations et révoltes se multiplient et s’intensifient partout au Moyen-orient. Du Soudan à l’algérie, en passant par l’égypte, le Liban et l’irak, d’amples mouvements populaires s’en prennent aux systèmes établis, secouant toute la région et rappelant à maints égards les premières heures des « printemps arabes » de 2011. Tandis que la Tunisie, qui avait constitué le fer de lance de ce bouleversement géopolitique dont les conséquences sont omniprésentes, est plus silencieuse aujourd’hui, ainsi que la Libye et la Syrie où les soulèvements ont dégénéré en guerres civiles, de nombreux pays sont touchés par cette vague contestataire. Au premier plan de la mobilisation figurent un profond sentiment d’indignation collective généré par des situations jugées intolérables et l’insatiable quête de dignité qui anime les manifestants.
Si d’aucuns avaient pu prédire que les événements de 2011 appartenaient déjà à un passé lointain, l’année écoulée est venue rappeler qu’il n’en est rien et qu’un grand nombre de ferments des révoltes populaires d’alors sont encore bien présents. En ce sens, le caractère inédit de la contestation en cours est tout relatif, même si celle-ci semble s’installer dans la durée en termes de temporalité. Elle a initialement commencé en décembre 2018, au Soudan, où le facteur déclencheur fut le triplement du prix du pain, provoquant l’ire des habitants, vite solidarisés dans le cadre de rassemblements et de sit-in hebdomadaires à Khartoum et dans d’autres villes pour réclamer la démission d’omar al-bachir, chef militaire et dirigeant incontesté depuis 1989. Celui-ci est finalement destitué par l’armée et emprisonné en avril 2019, à la suite de ces manifestations sans précédent.
• Après les soulèvements… il y a les soulèvements
En Algérie, la contestation, connue sous l’appellation Hirak, prend forme en février 2019 autour du rejet massif par le peuple d’une candidature à un cinquième mandat du président en exercice Abdelaziz Bouteflika, qui finit par démissionner au mois d’avril suivant sous la double pression des manifestants et de l’armée (1). Or, tandis qu’une trêve a été signée dans le contexte soudanais pour permettre une transition, chaque semaine les protestataires algériens continuent de descendre en masse dans les rues de la capitale, Alger, pour y crier leur colère et réclamer la fin du « système » qui gouverne le pays depuis vingt ans. Sur fond d’élection présidentielle, et tandis que le scrutin initialement prévu pour juillet a été annulé puis reporté au 12 décembre 2019, la situation demeure tendue.
Du côté de l’égypte, c’est fin septembre 2019 que plusieurs centaines de citoyens manifestent au Caire, sur l’historique place Tahrir où la révolution avait conduit au renversement de Hosni Moubarak (1981-2011), ainsi que dans plusieurs autres villes pour exiger le départ du président au pouvoir officiellement depuis 2014, Abdel Fatah al-sissi. L’étincelle a été la diffusion de vidéos par un homme d’affaires en exil accusant le chef de l’état de corruption. D’emblée, cette révolte fait face à la répression féroce du régime, qui procède à l’arrestation de près de 3 000 Égyptiens et ciblait déjà depuis des années tous les courants de l’opposition (2).
Puis vient l’irak, où la contestation commence au début du mois d’octobre 2019 à la suite de certains appels lancés sur les réseaux sociaux en réaction au limogeage du général Abdel Wahab alsaadi, héros national de la lutte contre l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) et apprécié des Irakiens, toutes confessions confondues. La manoeuvre est perçue comme une énième provocation d’un pouvoir déjà très contesté pour son incapacité à mettre en oeuvre des réformes politiques, économiques et sociales qui permettraient d’amorcer la reconstruction. Parti de Bagdad, ce mouvement est essentiellement jeune, et réclame la création d’emplois et le départ des « voleurs », à savoir les élites dirigeantes (3). Il finit par gagner tout le sud du pays autour de manifestations monstres qui engourdissent toutes les institutions. Inattendue, la répression est d’une violence inouïe. Des centaines de personnes, en majorité des manifestants, sont tuées ou blessées dans les violences qui les opposent aux forces de l’ordre, à des membres de milices et à certains segments de l’armée. Au Liban, c’est l’annonce par le gouvernement à la mi-octobre 2019 d’une taxe sur les appels passés avec l’application de messagerie Whatsapp, très utilisée dans le pays, sur fond d’une grave crise économique qui provoque l’explosion de colère (4). Par milliers, les Libanais descendent dans les rues de Beyrouth et d’autres villes de taille comme Tripoli au nord, Baalbek à l’est et Tyr au sud. La plupart exigent la fin pure et simple du « régime ». Dans la foulée, des axes routiers sont bloqués par des barricades. Le Premier ministre, Saad Hariri (depuis 2016), fait un discours à la nation le 29 octobre, puis reçoit la mission par le président, Michel Aoun (depuis 2016), de paver la voie à la
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formation d’un nouveau gouvernement, avant de finalement démissionner. En arrière-fond, les manifestants continuent de scander leur détermination à voir émerger un changement véritable. Aussi, la contestation se poursuit-elle. En dehors du monde arabe, en Iran, c’est à partir de la mi-novembre 2019 que commencent des manifestations monstres, cette fois en réaction à la hausse du prix de l’essence, violemment réprimées par les autorités, qui évoquent un « complot étranger » (5).
• Des motivations diverses, une même indignation
Au-delà de leur inscription au sein d’une même aire culturelle, par quoi ces protestations sont-elles exactement reliées entre elles ? Les facteurs déclencheurs n’ont pas été semblables, tantôt relativement sérieux, tantôt plutôt anecdotiques. Les motivations des protestataires sont elles aussi différentes d’un État à l’autre et dans chaque pays, ce qui rend difficilement lisibles certaines configurations et leur évolution. Au Soudan, par exemple, la contestation a commencé dans la région d’atbara, fief ouvrier et syndicaliste historique où les manifestants réclamaient de meilleures conditions de vie face à une pauvreté endémique. Ce n’est qu’au gré de la répression officielle, ayant fait plus de 250 morts, que les manifestations ont ensuite pris une couleur plus politique. En Algérie, elles furent immédiatement dirigées à l’endroit du pouvoir et de l’« État profond », quoique la situation socioéconomique ait lourdement pesé sur le cours des événements. Au Liban, l’élément déclencheur peut a posteriori paraître secondaire. En Irak, enfin, la contestation fut en premier lieu la résultante d’un renvoi symbolique.
Par ailleurs, si le rapprochement avec les soulèvements de 2011 est vite opéré, il convient de mettre en exergue le caractère avant tout social des protestations de 2019, au moins dans leurs débuts. Naturellement, sur la demande sociale exprimée ont fini par se greffer des exigences plus politiques, comme lors des printemps arabes initiaux, mais il n’y a pas eu d’effet domino identique, ni même de transnationalisation aussi marquée des griefs et des revendications. Pour autant, le malaise est partout palpable et révélateur de maux plus profonds qui n’ont en réalité jamais été réglés, au premier rang desquels des inégalités économiques toujours plus grandes et la marginalisation de la jeunesse dans les affaires courantes. Ces maux se sont accumulés dans le temps, causant un immense ressentiment parmi les populations. Ils ont fini par culminer dans un point de rupture et autour de contestations en définitive spontanées, à la sociologie bigarrée tant les profils des participants peuvent être éloignés.
Ce que partagent classes populaires, classes moyennes, partis, étudiants, syndicats et tous les acteurs contestataires arabes se résume à un maître-mot : l’indignation, consubstantielle à toutes les mobilisations qui se déploient, depuis plus ou moins longtemps, dans cette région. L’indignation est une émotion
étroitement liée à l’exaspération, au mécontentement viscéral de ces peuples, et consiste en une réponse douloureuse à une offense, un méfait, une faute, une humiliation, un tort injustifié, plus généralement au fait de se sentir lésé (6). Dans le monde arabe, elle renvoie au blocage des économies locales, à une régression sociale partout perceptible, à des difficultés souvent insurmontables pour les plus démunis, à une montée des inégalités à tous les échelons de la société, à la progression d’une pauvreté structurelle dont aucun plan de développement à court terme ne pourra venir à bout, à une détérioration des infrastructures et des services publics, tous ces aspects cimentant le rejet des élites gouvernantes. Dans ces conditions, l’indignation se meut en véritable « banque de colère » collective ; elle motive des actions de nature punitive, destinées à annuler ces blessures et à restaurer un juste équilibre. À ce titre, l’indignation est une émotion fondamentale à la régulation sociale en ce qu’elle contribue à renforcer les normes, mais aussi à permettre l’émergence de nouvelles règles en fonction de l’évolution des conceptions de la justice au sein d’une société déterminée, des démocraties aux régimes plus autoritaires, pour retenir ces deux antipodes. L’indignation est donc intrinsèquement morale et elle n’est pas seulement ressentie par celui ou celle qui fait l’expérience directe de l’injustice, mais également par ses spectateurs, ce qui éclaire sans doute l’ampleur prise par les manifestations arabes, leur caractère durable et leur sociologie très composite n’agrégeant aucun porte-parole, aucun leader désigné. Symptomatiquement, aucune force politique établie n’a réussi à les capter, la majorité des manifestants mettant un point d’honneur à préserver le caractère authentique et autonome de leur action. Ce schéma est observable en Irak, mais aussi au Liban et en Égypte où, au-delà de la colère contre les « régimes » en place, toute la classe politique se trouve mise en accusation.
On oublie souvent aussi qu’au-delà des stéréotypes culturalistes communs, dont l’analyse du monde arabe souffre toujours, ces sociétés possèdent historiquement une forte tradition revendicative, articulée autour d’importants mouvements sociaux, d’horizons divers, qui ne se sont jamais accommodés de la désespérance croissante malgré de longues décennies de sous-développement et d’autoritarisme au cours de la période postcoloniale (7). Dès les années 1950 et 1960, le monde arabe a été parcouru par des mobilisations protestataires de différents types, y compris féministes. L’un des traits marquants des manifestations actuelles est ainsi le rôle endossé par les femmes, qui tranche lui aussi avec bien des clichés. Elles se caractérisent également par l’ample diversité des profils et des demandes politiques et idéologiques qui les traversent, même si tous les protestataires convergent autour d’un rejet du statu quo avec lequel ils ne sont plus disposés à transiger.
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• Contre les outrages, le long chemin de la dignité
Certains analystes évoquaient la fin définitive du réveil arabe de 2011 et soulignaient, à l’envi, dans quelle mesure ces soulèvements, comparés aux printemps des peuples européens de 1848, avaient abouti à des situations soit bloquées, soit désastreuses. D’une part, la situation stagnante de la Tunisie et les soubresauts de sa transition politique étaient supposés démontrer l’illusion d’un changement radical. En Égypte, l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans par les urnes en 2012
s’était soldée par un coup d’état militaire en juillet 2013, par la traque des membres de la confrérie et par le rétablissement d’un arbitraire bien plus terrifiant encore que le précédent. En Libye, la chute de Mouammar Kadhafi (1969-2011) avait provoqué avec elle l’effondrement de ce qui tenait lieu d’état, déclenchant une guerre civile qui se poursuit, sur fond de prolifération djihadiste, comme en Syrie, où le régime de Bachar al-assad (depuis 2000) est parvenu, quant à lui, et contre toute attente, à se régénérer.
C’était sans compter sur la puissante quête de dignité des peuples arabes, qui n’ont jamais foncièrement renoncé à leurs idéaux en dépit de ces troubles (8). Cette quête était d’ailleurs bien antérieure à 2011. L’appel à une vie digne et à la citoyenneté est en effet plus ancien que la dernière décennie, ancré dans des luttes politiques et sociétales historiques. Les populations, y compris les plus jeunes qui n’avaient jamais fait l’expérience de ces mobilisations auparavant, vivent certes dans un immense mal-être, mais ce dernier n’équivaut pas à leurs yeux à se résigner. Au-delà de la question des opportunités dont ils manquent cruellement, beaucoup nourrissent à travers cette contestation un désir de respect et de reconnaissance, au fondement de toute vie digne, ce qui n’est pas spécifique au monde arabe, mais universel. Comme ailleurs dans le monde, personne ne se satisfait plus de systèmes profondément injustes, inégalitaires, reportant sine die leurs promesses de progrès.
Fait édifiant, dans ceux des États caractérisés par d’importantes fractures communautaires, à l’instar de l’irak ou du Liban, les manifestants aspirent précisément à l’ouverture sociale, à la tolérance mutuelle, à une coexistence renouvelée (9). À Bagdad, le confessionnalisme est décrié depuis de longues années comme un outil de division et de domination aux mains de classes dirigeantes dont la seule préoccupation est d’assurer leur maintien au pouvoir et de perpétuer leurs privilèges. Le son de cloche est similaire à Beyrouth, où la jeunesse n’en peut plus du communautariste mortifère qui ronge le pays depuis la guerre civile (1975-1990). Derrière cette quête de dignité se profile par conséquent un « recentrage » des peuples, qui revendiquent la protection et le respect de leurs droits les plus élémentaires face à tous ceux qui les transgressent et n’ont plus de légitimité.
• Dans la logique de 2011
Nul ne sait, pour l’instant, ce qu’il adviendra à long terme de ce grand mouvement de révolte. Or celui-ci a déjà prouvé sa capacité à perdurer et à se réincarner sans qu’aucun acteur politique parvienne à éteindre l’indignation collective qui le sous-tend et l’insatiable désir de dignité qui lui est arrimé. Il n’est pas dit que ces protestations obtiendront des victoires étincelantes, notamment au regard de la répression qui s’abat sur elles et, plus structurellement, de l’état de déliquescence de certaines configurations nationales qui exige évidemment bien plus que des révoltes populaires, à savoir des actes politiques tangibles pour le moment introuvables. Quand bien même ces manifestations se dissiperaient ou entreraient dans une nouvelle phase d’accalmie, ce qui les a mis en branle en premier lieu n’a pas disparu et fera inéluctablement ressurgir ce continuum contestataire à plus ou moins brève échéance (10). Lues dans une optique plus longue que l’actualité brute, les contestations arabes en cours ne sont que la poursuite naturelle et logique de la séquence historique ouverte en 2011.