POINT CHAUD… GOLFE PERSIQUE
Le président américain Donald Trump (depuis 2017) a renforcé en mer d’arabie et dans le golfe Persique une présence militaire déjà importante – Bahreïn accueille la Ve flotte et le Qatar la plus grande base américaine à l’étranger, à Al-udeid, avec environ 11000 soldats, en plus des facilités aux Émirats arabes unis et à Oman –, amenant les Iraniens à menacer de bloquer le détroit d’ormuz en cas d’agression. Faute de preuves, le gouvernement saoudien n’a pas pu imputer explicitement l’incident de Fujaïrah à Téhéran. Les médias arabes du Golfe n’ont pas eu cette patience en dénonçant le « terrorisme » des forces navales des Gardiens de la révolution iraniens (pasdaran), et la fourniture par la République islamique de missiles et de drones armés aux rebelles yéménites houthistes, contre lesquels Riyad s’est enlisé dans la guerre depuis 2015. En revanche, les autorités émiraties sont restées prudentes, renvoyant à une enquête internationale ce « sabotage », terme permettant d’éviter que l’organisation maritime internationale (OMI) ne classe leurs côtes en zone de guerre, amenant alors les compagnies d’assurance à augmenter leurs primes pour les navires circulant dans le golfe d’oman. Car les enjeux économiques et financiers sont importants.
Un petit émirat stratégiquement bien placé
Sur les sept émirats formant la fédération des Émirats arabes unis, six sont riverains du golfe Persique et un seul est riverain du golfe d’oman : Fujaïrah. Ce dernier, montagneux, de 1166 kilomètres carrés et comptant environ 240000 habitants en 2018, a des limites complexes : il est constitué de deux territoires séparés par une enclave omanaise (Madha) et une de l’émirat de Sharjah (Nahwa). Fujaïrah sépare également la péninsule omanaise de Musandam (qui permet à Mascate d’exercer sa souveraineté sur le détroit d’ormuz, à parts égales avec Téhéran) du territoire principal du sultanat. Sans ressources en hydrocarbures, Fujaïrah a longtemps vécu de la pêche et des dattes. Mais quand la guerre Iran-irak (1980-1988) s’est étendue vers les eaux du Golfe, et que des mines ont maintes fois ralenti le trafic dans le détroit d’ormuz, les pétromonarchies ont cherché à contourner ce détroit d’importance stratégique majeure : plus de 30 % du pétrole mondial y transite chaque année. C’est sa localisation sur le golfe d’oman qui a révélé l’intérêt de Fujaïrah. La construction d’un port y a été décidée par Abou Dhabi en 1983. Grâce à ses eaux profondes, permettant l’accostage de navires à fort tirant d’eau, et à des primes d’assurance moins élevées que dans le Golfe, il s’est d’abord spécialisé dans le soutage (bunkering) – le ravitaillement des navires en carburants de propulsion. Fujaïrah occupe la deuxième place mondiale de ce secteur, derrière Singapour et devant Rotterdam (Pays-bas).
À la fin des années 1990, Fujaïrah a développé le stockage de pétrole brut en cuves, utilisées aussi bien par des compagnies saoudiennes ou émiraties qu’iraniennes. En 2012, un oléoduc de 406 kilomètres a été ouvert entre Abou Dhabi et Fujaïrah, d’un débit maximal de 1,6 million de barils par jour. La capacité de stockage en cuves atteint 70 millions de barils ; Abou Dhabi a entrepris d’augmenter cette capacité de 42 millions de barils dans des réservoirs souterrains. Deux terminaux de chargement permettent d’accueillir des supertankers. S’y ajoutent une plate-forme pétrochimique, une usine de dessalement et une zone franche.
Enjeux sécuritaires et géographie du contournement
Fujaïrah n’est pas le seul port pétrolier fiable comme alternative au transit par Ormuz. Oman étend le port industriel de Sohar, à 100 kilomètres au sud de Fujaïrah. Surtout, il développe à marche forcée, avec des investissements sud-coréens, indiens et chinois, le port de Duqm, sur sa côte sud, qui pourrait être relié, à terme, aux oléoducs du Golfe. Une partie des hydrocarbures saoudiens et émiratis pourraient
alors être livrés directement vers l’océan Indien, loin d’ormuz. Mascate compte également sur Salalah, dans le sud. De leur côté, les Iraniens développent, avec des investissements indiens, le port de Chabahar, sur le golfe d’oman : des terminaux gaziers et pétroliers y sont prévus. Ils entendent également terminer en 2021 un oléoduc reliant la zone pétrolifère de Bouchehr au port de Jask, qui pourrait aussi recevoir du gaz du gisement offshore de South Pars, partagé avec le Qatar (qui l’appelle North Dome). Pour contourner Ormuz, les Saoudiens ont construit dans les années 1980 l’oléoduc
Est-ouest, qui transporte 5 millions de barils de brut par jour de la Province orientale, sur le Golfe, vers les terminaux de Yanbou et d’almuajjiz, sur la mer Rouge. En 2015, le projet du « canal Salman » avait été évoqué, reliant l’est du royaume au port yéménite de Ghayda, mais la guerre le rend obsolète, et une alternative a été imaginée avec Salalah, à Oman. Les relations entre le sultanat et l’arabie saoudite étant froides, autant dire que cette option n’est guère envisageable.
Le « sabotage » de Fujaïrah, qui signifie à Abou Dhabi que même sa rive sur la mer d’oman est vulnérable (et que les Émirats arabes unis pourraient être les premières victimes de frappes iraniennes en cas de guerre ouverte dans la région), a été suivi d’attaques de drones ; d’abord, le 14 mai 2019, contre des stations de pompage de l’oléoduc saoudien, puis, le 14 septembre, contre deux installations majeures du géant pétrolier Aramco. Au total, il y en a eu une vingtaine entre mai et septembre 2019. Les alternatives terrestres et portuaires au détroit d’ormuz, effectives ou en développement, ne peuvent prétendre échapper aux questions sécuritaires régionales.