L’avion et l’afghanistan moderne : une construction historique vue du ciel
Reconnu indépendant après une troisième guerre contre l’empire britannique en 1919, l’afghanistan peine à construire un État viable, bousculé encore de nos jours par les divisions et les guerres. Un élément échappe souvent aux observateurs, y compris ceux conscients de la géographie montagneuse d’un pays considéré comme imprenable : la maîtrise du ciel pour le contrôle du territoire au sol. Or, depuis un siècle, l’avion joue un rôle important pour exercer le pouvoir à Kaboul ou, au contraire, le déstabiliser (1).
Commentant la guerre anglo-afghane de 1919, un observateur britannique de l’époque a célébré les formidables contributions de l’avion, qui a, selon lui, réussi à surmonter les obstacles physiques lors des combats le long de la frontière indo-afghane : « Dans un pays montagneux et sauvage, avec peu de routes et en mauvais état, le fardeau d’une longue et difficile marche pour une armée a été surmonté par un fait : l’avion annihile la distance » (2). Il a également souligné la capacité singulière de la puissance aérienne à avoir un « effet moral » sur l’ennemi : les bombardements aériens, affirme-t-il, ont exercé une influence unique sur l’esprit des Afghans, qui se demandaient s’il fallait – et pour qui – se battre. Les aviateurs, eux, « jouissaient d’une immunité délicieuse » contre les tirs ennemis. Un peu plus tard, le majorgeneral britannique John E. B. Seely (1868-1947) exhorte ses compatriotes à adopter « les nouvelles inventions et la nouvelle puissance que l’air nous a donnée afin de nous permettre d’entreprendre nos grandes responsabilités accrues à travers
le monde. […] Si quelqu’un en doute, laissez-le réfléchir à la possibilité de l’air. Un avion a sauvé la guerre en Afghanistan et, à l’avenir, les avions pourraient faire beaucoup plus » (3). Cette invitation a certes été suivie par les Britanniques, mais elle n’échappa pas aux Afghans. Ainsi, quand Mahmoud Tarzi (1865-1933), un intellectuel ayant étudié en Inde et dans l’empire ottoman, commença à traduire des oeuvres européennes pour un public afghan, il choisit Robur-le-conquérant (1886), du Français Jules Verne (1828-1905). Paru à Kaboul en 1913, il révélait aux Afghans la folie contemporaine sur les machines volantes ; en 1919, ils purent constater qu’elles pouvaient livrer des bombes.
• Surveiller le territoire
L’état afghan avait déjà adapté cette technologie pour ses propres objectifs. S’appuyant sur l’assistance et l’expertise internationales, Amanullah Khan (1892-1960), émir puis roi (1919-1929), utilisait des avions pour imposer son autorité dans tout le royaume. En effet, lorsque Kaboul fit face à une rébellion à Khost en 1924, le gouvernement envoya un pilote allemand dans un avion britannique pour dissuader les rebelles. Un diplomate britannique fit remarquer que « son apparition inattendue aurait vraisemblablement brisé une concentration de rebelles qui se préparait à une attaque contre les forces gouvernementales, et il ne peut guère s’agir d’un accident. Après cette date, les rebelles n’ont plus avancé, et leur moral se détériorait progressivement » (4).
La domestication de cette nouvelle technologie par les Afghans était déjà amorcée dès 1925, lorsque, dans un sermon, prononcé dans une mosquée de Kaboul, célébrant l’indépendance de l’afghanistan et exhortant les musulmans à ramener l’islam à son apogée, un mollah déclara que les Européens avaient tiré leur savoir de la foi islamique : « Les musulmans ont fabriqué des avions, du soufre et des acides. Qu’importe que les Européens aient apporté des améliorations dans ces domaines. » En mars 1928, lors d’une visite en Angleterre, Amanullah Khan fit un tour en avion au-dessus de Londres. Selon des articles de presse, il déclara que l’une des choses qui lui plaisaient le plus était de « voir le palais de Buckingham et ses jardins en survolant le ciel ». Dans son pays, son avion, piloté principalement par des Russes, surveillait et larguait des bombes – ainsi que des tracts de propagande – pour démontrer le pouvoir supérieur de son gouvernement à Kaboul et exhorter ses sujets à se plier à son autorité.
Pour Amanullah Khan, l’avion et l’aérodrome devinrent des symboles puissants – destinés aux observateurs nationaux et internationaux – de l’indépendance de l’afghanistan, de son engagement en faveur du « progrès » et de sa participation à l’ère de la machine, lorsque les puissants États du monde utilisaient la technologie pour plier le temps et l’espace à leur volonté. Quand les forces rebelles obligèrent l’émir à abdiquer en 1929, elles eurent également recours aux bombardements et à la diffusion de propagande politique depuis le ciel pour renforcer leur quête du pouvoir. Pendant ce temps, au milieu des combats, des pilotes britanniques menaient une opération visant à expulser de Kaboul les étrangers attachés à diverses ambassades, ce que les contemporains et les observateurs ultérieurs ont salué comme un « pont aérien » audacieux qui a « sauvé » ces Européens du chaos prétendument barbare en cours. L’air était devenu un espace crucial pour la maîtrise de la politique afghane.
• L’avion, acteur de développement ?
L’aspiration afghane à constituer une force aérienne entraînait les élites afghanes dans un schéma mondial consistant à représenter la maîtrise de l’air comme un signe de « civilisation ». Elles rejoignaient ainsi les Britanniques, entre autres, non seulement en adoptant cette technologie pour obtenir un avantage militaire, mais en projetant son pouvoir sur des populations « sauvages », dont le statut apparemment primitif les soustrayait aux protections du droit international. En Libye, en Éthiopie, en Irak et sur d’autres théâtres coloniaux, des aviateurs européens bombardaient des populations considérées comme « non civilisées » et « brutales » dans l’intention de nuire au « moral ». Le raid aérien était donc une technique de destruction aveugle et de communication. En Afghanistan également, des avions livraient des tracts et des bombes, un mélange de persuasion et de violence, pour orienter les choix politiques de sujets que Kaboul considérait comme récalcitrants, indisciplinés et brutaux, donc particulièrement influencés par le drame du bombardement aérien. Surmontant les énormes obstacles logistiques auxquels se heurtait un État aux infrastructures de transport et de communication fragiles, c’était un moyen, en réalité, de gouverner à bon compte par une violence exemplaire. Bien que l’armée de l’air afghane fût réduite et dépendît techniquement de l’assistance étrangère, les campagnes de bombardement s’avéraient un moyen efficace de réprimer divers soulèvements d’opposants dans les provinces au cours des années 1930-1940. Le contexte international était également crucial. Les pilotes, les entraînements et les avions d’italie, d’union soviétique, d’allemagne et d’angleterre jouaient un rôle essentiel. Particulièrement à partir des années 1930, la pratique britannique du bombardement aérien des « membres des tribus » le long de la dyade partagée avec l’afghanistan posait de nombreuses difficultés à Kaboul. Les communautés frontalières fuyaient ces attaques à plusieurs reprises, se réfugiant sur le territoire afghan. Elles demandaient souvent des armes et un soutien politique à Kaboul. Des bombardements mobilisaient des activistes pachtounes
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des deux côtés de la frontière, provoquant une inquiétude des autorités sur la propagation des troubles parmi des populations armées et instables. Après 1947, l’armée de l’air pakistanaise adoptait une pratique similaire consistant à bombarder ces communautés pour les soumettre. Pour les élites afghanes, le souci n’était pas seulement de maintenir l’ordre à la frontière. Après l’émergence de l’état pakistanais, elles se sentaient obligées de faire preuve de solidarité avec les Pachtounes lors des campagnes pour un « Grand Pachtounistan », unifiant les Pachtounes des deux côtés de cette frontière contestée. Les responsables afghans réagirent en formulant de vives critiques, invoquant des « intérêts humanitaires » du bombardement aérien. Ainsi, l’état afghan devenait à la fois auteur et critique des attaques contre des civils.
Dans les années 1950, le gouvernement afghan demanda l’aide internationale pour développer l’aviation civile dans le cadre d’un programme plus vaste visant à renforcer la légitimité de la monarchie en démontrant son engagement en faveur du développement. Les Américains et les Soviétiques apportèrent ainsi des investissements et une expertise technique. L’URSS construisit des bases militaires à Bagram et à Shindand et un aéroport international à Kaboul, tandis qu’à Kandahar, les États-unis édifièrent un aéroport futuriste pour montrer leur contribution à la transformation du pays. Exposant le capitalisme et le savoir-faire américains, ils apportèrent également des éléments du secteur privé, à savoir la Pan American Airlines, pour établir un transporteur civil détenu conjointement : l’ariana Afghan Airlines. Le gouvernement célébrait l’expansion du secteur aérien afghan comme moyen de relancer l’économie, vantant par exemple les exportations de fruits vers les pays voisins et le transport de pèlerins à La Mecque. Parallèlement, le gouvernement faisait d’ariana Afghan Airlines un moyen essentiel pour transformer le statut des femmes. En 1959, alors que la monarchie ordonnait aux élites d’abandonner le voile, Ariana Afghan Airlines était l’un des premiers lieux de travail à recruter et à employer des femmes. En 1966, dans The Kabul Times, une publicité les invitait à poser leur candidature au poste d’hôtesse de l’air et promettait : « Où que vous alliez, les gens reconnaîtront l’uniforme bleu élégant d’ariana et sauront qu’il représente l’hospitalité afghane et le désir d’aider ceux qui voyagent vers et depuis l’afghanistan ». Pour les autorités, l’ère de l’aviation marqua l’ouverture radicale d’un nouveau monde pour les femmes, qui passeraient d’une existence voilée à une autre dans laquelle la publicité assurait : « Vous vous rendrez à Beyrouth, à Téhéran, à New Delhi, à Karachi, à Peshawar, à Amritsar et à Tachkent » et « Vous vous reposerez dans un hôtel de luxe situé dans les ports internationaux et aurez la chance de voir l’asie, les capitales américaines, la beauté de Delhi, l’excitation de Beyrouth [et] la ville moderne qu’est Téhéran ». Dans cette vision, l’aviation était un moyen de conquérir le temps : le ciel était un endroit où les hommes et les femmes adopteraient de nouvelles normes, non soumises aux conventions de la société traditionnelle.
• Souveraineté aérienne
La juxtaposition de l’aviation en tant qu’instrument et indice de civilisation et de son antithèse dans le monde prétendument archaïque et immuable du village afghan a eu encore plus de force lorsque l’afghanistan est tombé dans la guerre civile à la fin des années 1970 et que L’URSS est intervenue (19791989). Pour les révolutionnaires afghans et leurs partisans soviétiques, la contre-révolution semblait prendre racine dans les zones rurales. Lorsque les opposants au nouveau régime ont commencé à se mobiliser, le gouvernement se tourna vers le pouvoir aérien pour punir les villages « rebelles » et détruire les « ennemis » qui s’y cachaient. Faisant de nombreuses victimes civiles et détruisant à grande échelle des maisons, des cultures, du bétail, des canaux d’irrigation et plus encore, cette campagne de bombardement créait un exode de millions de réfugiés, terrifiés et cherchant la sécurité au Pakistan et en Iran. Les bombardements soviétiques déclenchèrent une catastrophe humanitaire. Cependant, pour ceux qui aspiraient à reconstruire et à comprendre ces événements, le contraste entre les récits de civils afghans, souvent médiatisés par des observateurs internationaux, notamment occidentaux, et ceux de participants soviétiques est frappant. Dans le premier cas, on trouve des chroniques d’assassinats aveugles et ciblés d’hommes, de
femmes et d’enfants, de familles entières et la destruction de villages et des moyens permettant aux survivants de subvenir à leurs besoins. Sans surprise, les rapports soviétiques font état d’attaques à la bombe, de descriptions cliniques et isolées de la « destruction » de « terroristes » et de « groupes de bandits » dans des endroits supposés dénués de toute vie civile. Beaucoup notent que les rebelles « se sont cachés parmi les civils ». En effet, il n’y a pas de démarcation claire d’un espace non combattant dans la plupart de ces textes officiels. La reconnaissance tacite du flou de ces lignes était rare, comme dans un rapport d’août 1981, dans lequel les autorités soviétiques désignaient comme cibles « les maisons individuelles, où se trouvent des gangs et des groupes terroristes, des comités islamiques et des dépôts, ainsi que les jardins près des routes de colonnes militaires » (5).
La conduite soviétique de la guerre en Afghanistan a été brutale et déshumanisante à bien des égards (6), mais certains éléments de la vision du conflit ont persisté jusqu’à présent. La puissance aérienne soviétique devait être une déclaration de supériorité de civilisation. Et le théâtre afghan servait de laboratoire pour le développement de nouvelles technologies, tel l’hélicoptère de combat Mi-24 Hind. Dans le même temps, la puissance aérienne semblait être un moyen peu coûteux de dicter les résultats politiques en Afghanistan sans soumettre les militaires à ce que les autorités jugeaient un risque excessif : se battre contre une société ostensiblement guerrière. Cette image d’un ennemi étranger, distant mais menaçant et brutal, apparemment indissociable du reste de la société rurale afghane, a joué un rôle essentiel dans la déshumanisation des victimes non combattantes des attaques aériennes soviétiques. Mourant dans des endroits pour la plupart éloignés de tout contrôle par les médias, il s’agissait de victimes anonymes et sans visage, mais servant l’objectif principal du prestige soviétique dans le monde. Bien que le bilan soviétique déclassifié soit en grande partie muet sur les massacres de civils afghans, un autre trait marquant est que ces morts ont exacerbé les tensions entre les politiciens afghans et Moscou. Le recours massif à la puissance aérienne, source de terreur et de résistance dans toute cette société, a mis en lumière des ambiguïtés quant à la nature de la souveraineté même de la République démocratique d’afghanistan (1978-1992). Les frappes aériennes ont amplifié les voix de l’opposition, qui a condamné le gouvernement révolutionnaire comme de simples comparses de l’impérialisme soviétique. Ces attaques ont compromis la réputation des intermédiaires afghans des Soviétiques, dont le succès repose de plus en plus sur la volonté de Moscou de s’extirper de l’afghanistan à partir du milieu des années 1980.
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• Libération et mort d’un pays depuis le ciel
La spécificité du théâtre aérien afghan devient plus claire après le retrait de l’union soviétique en 1989. Les derniers vestiges de l’armée de l’air afghane, opposés aux factions moudjahidines, optèrent pour un bombardement aérien pour écraser leurs ennemis. Même les talibans (1996-2001) ont fait de même. Puis vint le 11 septembre 2001, avec la révélation selon laquelle un petit groupe de militants originaires de pays étrangers pourrait prendre le contrôle de l’aviation civile américaine et en faire une arme de terreur massive à New York pour punir les ennemis supposés de l’islam. Un choc ! Les États-unis ont alors réagi par une campagne militaire visant à détruire les talibans, en s’appuyant principalement sur une panoplie d’armes intelligentes, notamment des missiles de croisière et des bombardiers. Guidés par des commandos sur le terrain travaillant avec des alliés afghans, les Américains lancèrent une série d’attaques de précision en octobre 2001 qui ont contraint les talibans à se disperser, et poussé de nombreuses personnes de l’autre côté de la frontière, au Pakistan. La couverture médiatique américaine a dépeint le bombardement initial comme une sorte de catharsis d’une luminosité et d’un son extraordinaires. « Sous un ciel dégagé éclairé par une lune aux trois quarts, un bombardement
continu de Kaboul a commencé dimanche soir », pouvait-on lire dans The New York Times (7).
Presque tous les mois, à partir de 2001, des récits émanant de nombreuses localités affirment que des frappes aériennes américaines ou alliées ont tué des civils ou des policiers et des soldats afghans. Les réponses ont suivi un schéma qui se répéterait, avec peu de variations. Les responsables de la défense américaine remettraient en question ou nieraient la véracité de ces informations. Les organisations de défense des Droits de l’homme s’inquiéteraient alors de l’application du droit international humanitaire. Les États-unis réagiraient en affirmant leur attachement à ces normes, en soulignant le mépris général de leurs adversaires pour ces lois et, dans certaines situations, en les accusant de se cacher parmi des civils ou de les utiliser comme « boucliers humains ». Les victimes afghanes pourraient recevoir des excuses et une indemnisation de quelques milliers de dollars, comme ce fut le cas après que les Étatsunis ont bombardé l’hôpital de Médecins sans Frontières en octobre 2015 à Koundouz. Ces échanges se sont généralement soldés par la promesse américaine d’une enquête dont les conclusions n’ont jamais été rendues publiques.
Avec la résurgence des talibans, les alliés afghans de Washington ont commencé à reconnaître que les frappes aériennes américaines qui ont tué des civils minaient leur légitimité déjà fragile et alimentaient l’insurrection dans le sud et l’est du pays. En 2006, le président Hamid Karzaï (2001-2014) a commencé à critiquer ces frappes. En 2009, le commandant américain Stanley A. Mcchrystal a publié de nouvelles règles d’engagement cherchant à les rendre plus précises afin de soutenir une campagne en faveur des « coeurs et des esprits » afghans.
• Les drones, nouveaux avions pour une nouvelle guerre
Le calcul officiel américain indique que les pertes civiles causées par des frappes aériennes constituent un prix acceptable à payer dans une guerre dans laquelle la puissance aérienne est devenue un moyen pour protéger les forces américaines – et dans laquelle des vies afghanes demeurent une abstraction lointaine de peu de valeur. Face aux talibans et à l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), l’administration Trump (depuis 2017) a assoupli les restrictions sur les frappes aériennes et augmenté leur nombre (8). Estimés à 4 500 en 2017 et 2018, les bombardements en Afghanistan ont fini par dominer la stratégie américaine. Selon les Nations unies, l’année 2018 a été la plus meurtrière pour les Afghans depuis dix ans, avec 3 804 victimes et 7 189 blessés, dont 536 et 479, respectivement, tombés lors d’opérations aériennes, rappelant au passage la « délicieuse immunité » des pilotes de 1919 (9). Aux commandes des avions, les Afghans jouent un rôle plus important dans les opérations, tandis que les médias nationaux et internationaux célèbrent leur image héroïque, celle d’hommes portant un foulard et des lunettes d’aviateurs dans le cockpit, comme s’ils étaient devenus l’icône d’un avenir meilleur.