• Construction amateur : les doigts d’or de Manuel
En 2014, Manuel Gonçalves entreprend seul la construction d’un trawler de 15 mètres. Perfectionniste et obstiné, il écrit une page hors norme dans la longue histoire des chantiers amateurs.
J’ ai dû tout apprendre sur le tas, les essences de bois, la façon de les travailler, les résines, l’époxy, les peintures. Je n’y connaissais rien ou pas grandchose en construction navale, même si j’aimais le travail du bois. » Sans excès de modestie, ni triomphalisme, Manuel décrit comme une évidence les différentes phases de son colossal chantier. Il ne brûle jamais une étape et ne s’autorise aucune facilité dans son travail. Ce qu’il ne sait pas il l’apprend en consultant internet, en échangeant avec d’autres constructeurs amateurs via leurs blogs, et bien sûr en testant ses nouvelles connaissances. Fin janvier, nous retrouvons Manuel chez lui, dans une petite ville du Médoc. Au fond du jardin, le bateau, bien que bâché pour le protéger des intempéries, donne la mesure de ses dimensions et de son volume (14,80 m x 4,20 m). La coque en contreplaqué époxy est pontée, cloisonnée ; les superstructures également en contreplaqué stratifié sont montées et les aménagements de la cabine avant sont largement avancés. Manuel est intarissable quant aux explications techniques de son bateau. C’est normal, il a tout fabriqué de ses mains pendant tellement d’heures qu’il a renoncé à les compter. Mais avant de poursuivre la découverte de cette réali- sation d’exception, une question nous brûle les lèvres : comment ou pourquoi décide-t-on un jour de construire un tel bateau ? L’explication vient de très loin. Manuel, né en 1957 à Lisbonne, vit avec sa famille dans un petit village à 50 kilomètres à l’intérieur des terres. Très tôt à 14 ans, les circonstances l’obligent à travailler. La vie est dure, le Portugal est encore sous la dictature de Salazar. Le service militaire est obligatoire,
il dure trois ans et s’y soustraire est passible de prison. Beaucoup, dont Manuel, passent les frontières. A 16 ans, il débarque à Bordeaux et fait le maçon, embauché le lendemain de son arrivée. Il travaille durement. En 1976, un grave accident de la route l’immobilise pendant 18 mois. Il met ce temps à profit pour renouer avec des études trop vite abandonnées et passe un diplôme d’agent de maintenance en électronique.
Une intense vie professionnelle
Il commence dans le centre automobile d’un grand supermarché, en devient le directeur, puis est sollicité par Norauto pour créer des centres au Portugal, puis par une autre enseigne. Il en dirigera quinze et s’engage dans une infernale spirale de travail, jusqu’à 70 heures par semaine. Dans le même temps il crée sa propre entreprise à Bordeaux. Le rythme s’accélère encore et il faudra un sévère burn out, pour le contraindre à lever le pied. Fini les multiples
rendez-vous d’un bout à l’autre du pays, les allers et retours effrénés au Portugal, les milliers de kilomètres hebdomadaires et les nuits de quatre heures. Ce temps imposé, Manuel va le consacrer à construire son bateau. Pendant leurs rares périodes de loisir, Manuel et sa femme découvrent le plaisir de naviguer sur le bassin d’Arcachon, à bord d’un petit Four Winns puis d’un Orca, mais ils rêvent de plus grand pour vivre confortablement à bord. Rien sur le marché ne satisfait Manuel jusqu’à sa rencontre avec l’architecte Jean-Pierre Tutard, qui a dessiné l’Escapade 35, un joli trawler de 10,60 m. La ligne lui plaît, les deux hommes s’entendent. Ainsi va naître l’Escapade 45, qui deviendra en fait un 48’.
Une structure ultra-robuste
Pour des questions pratiques, la coque est réalisée dans un chantier créé pour l’occasion près de La Rochelle. Elle sera livrée à Manuel, non pontée, mais stratifiée et enduite à l’extérieur, avec quelques cloisons structurelles. Le long travail commence par ce qui sera plus tard invisible ou presque : le squelette du bateau, varangues, serres, carlinguage complet, renforts, cloisons, support moteur. Chaque élément est collé avec un joint congé et renforcé par trois plis de tissus de verre/époxy de chaque côté. La quille creuse et les fonds sont intégralement stratifiés. Des trappes isolent certains espaces, constituant une
bonne rése réserve de flottabilité. Les réservoirs sont également un morceau de choix. Tous peints en jaune pour un repérage immédiat, ils sont eux aussi en CP et stratifiés à la coque qui forme l’un des côtés de la cuve (2 x 675 l de GO, 2 x 500 l d’eau, 450 l d’eau grise, 250 l d’eau noire). Pour avoir un aperçu de l’exigence que s’impose Manuel, il faut détailler la fabrication des barrots du toit de la cabine, réalisés en lamellé collé de sipo, épicéa et mousse d’Airex, ce qui donne un ensemble extrêmement rigide, léger. La mousse isole et facilite le passage des câbles, et les barrots poncés sont recouverts de dix couches de vernis.
Des cloisons épaisses de 4,2 cm
Autre exemple, le pare-brise de la timonerie, à l’origine vertical, s’est transformé en vitrage inversé comme sur un chalutier. Une modification complexe et longue mais esthétiquement réussie. De la même façon, le mobilier de la cabine avant (et par la suite le reste des aménagements), est structurel. Les placards, penderies, cadre du lit et che-
vets sont stratifiés à la coque. Les côtés de la timonerie, initialement verticaux, manquaient d’élégance, Manuel leur a donné une légère courbure, multipliant par dix la difficulté, sans oublier qu’ils sont eux aussi en sandwich, avec de la mousse entre deux feuilles de contreplaqué pour une épaisseur totale d’environ 420 mm, et rigidifiés par une structure croisée qui soutient cet ensemble. A ce stade, Manuel en est aux aménagements intérieurs et au montage des divers réseaux. Il lui faudra ensuite procéder aux installations techniques et à l’accastillage qu’il a déjà pour partie en stock (chaumards, hu- blots, vitres...). Reste le problème du moteur, d’une puissance comprise entre 140 ch et 160 ch.
A la recherche d’un moteur
L’acheter trop tôt peut poser des problèmes de garantie, mais surtout, devant ce poste très important, Manuel a sollicité les motoristes pour bénéficier d’un geste commercial, sans recevoir de réponse. Il y aura aussi un générateur, des panneaux solaires et il réfléchit aussi à une propulsion hybride pour les canaux. Malgré la somme importante des travaux restants, Manuel est confiant et optimiste, et il prévoit une mise à l’eau en 2020 avec seulement un an de retard. Et si vous doutiez de la détermination de cet homme, sachez que, lors de son grave accident de la route en 1976, il a eu son bras droit arraché. Les médecins ont malgré tout réussi à le sauver, mais en lui précisant qu’il ne retrouverait jamais l’usage de sa main droite. Manuel a déjoué les pronostics par une rééducation et une volonté de fer, récupérant l’usage de ses doigts. Il a pu continuer à jouer de l’accordéon diatonique (sa passion) et construire aujourd’hui un magnifique trawler.