L’archipel de Kodiak en Selene 66
Sixième épisode des aventures pacifiques de Jade, à travers une exploration fascinante de l’île de Kodiak, au sud-ouest de l’Alaska. Un sanctuaire pour les pêcheurs de saumons et les amoureux de la nature, où les ours sont rois.
Il y a en Alaska un ensemble d’îles : l’archipel de Kodiak. Comme pour le sud et le Cap Horn, j’en rêvais depuis longtemps, tout en en éprouvant une vraie crainte. J’avais vu des images effrayantes, montrant la vie des pêcheurs de Kodiak dans le froid et les tempêtes. Mais je savais aussi que l’archipel recelait une infinité de splendides mouillages. Il existe plusieurs façons de rejoindre Kodiak. La plus facile est d’emprunter l’Inside Passage, depuis Seattle ou Vancouver. Deuxième possibilité : arriver directement depuis Hawaï, situé à 2 300 milles. La troisième consiste, comme nous, à venir du Japon en suivant l’arc des îles Kouriles et Aléoutiennes. Certains enfin, empruntent le fameux passage du Nord-Ouest depuis l’Atlantique Nord.
Kodiak, un grand port de pêche
Mais une chose est certaine, on trouve bien peu de plaisanciers dans ce monde de pêcheurs. Kodiak est une grande île de 9 000 km 2 , soit la superficie de la Corse. Elle se situe au sud de la péninsule d’Alaska, dont elle est séparée par le Shelikof Strait, un long détroit aux dangereux courants, qui mène à Anchorage, la capitale économique de l’Alaska avec ses 300 000 habitants. Juneau, la capitale admi-
nistrative, est bien plus petite, avec à peine 32 000 habitants. L’état d’Alaska est gigantesque : presque quatre fois la France, pour à peine 700 000 habitants. L’île de Kodiak abrite un des plus grands ports de pêche des Etats-Unis, après Dutch Harbor, plus à l’ouest dans les Aléoutiennes. C’est aussi la plus vaste base de Coast Guards du pays. Environ la moitié de la population totale de l’île vit dans la petite ville de Kodiak, peuplée d’environ 7 000 habitants. Cet important port de pêche permet de trouver à peu près tout ce que l’on veut en cas d’escale, les supermarchés y étant parfaitement achalandés.
Safari-photo à l’ours
De longs épisodes de brouillard compliquent souvent l’accès par les airs, mais des ferrys desservent très régulièrement l’ensemble de la région. La ville est belle avec ses maisons colorées de style nordique et sa très ancienne église ortho-
doxe. Le tourisme est orienté vers la nature en général, et la pêche et la chasse en particulier. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreux lodges accessibles par bateau. Mais l’activité la plus populaire reste le safari-photo à l’ours de Kodiak. Ceci étant, l’île est loin d’être envahie par le tourisme et les paquebots qui y font escale cale sont rares. Au coeur r de la ville, un lac sert de piste d’envol pour de e petits hydravions. Nous sommes en Alaska ka et il s’agit du moyen en de transport le plus s commun, comme nous le verrons tout au long ong de notre voyage jusqu’à Vancouver. Il n’empêche que cela a sur- prend un peu le visiteur européen qui débarque. Au cours de notre long séjour à Kodiak, nous avons pu explorer la plupart des profondes baies qui creusent ses côtes, grâce à notre rencontre avec un Français França vivant depuis plus de vingt ans a en Alaska. Il y a probablement bleme 3 000 ours bruns de Kodiak dans d les environs. Ils sont bien entendu protégés et leur chasse strictement réglementée. Il s’agit du d plus grand des ours bruns et du plus p imposant des carnivores terrestres. terrest C’est une sous-espèce, différente différe du grizzli commun. Il peut mesurer jusqu’à 3,50 m et peser 800 kg. Rapide, il se révèle être dangereux da dans certaines circonstances, consta notamment lorsque la femelle femell est séparée de son ourson ou que qu l’animal est surpris. C’est pourquoi pourq il est recommandé de s’annoncer s’anno en faisant du bruit et de toujours tou porter une bombe de poivre, un répulsif puissant. Les State Troopers, à bord de leurs bateaux d’intervention rapides, contrôlent les prises et les permis des pêcheurs professionnels et amateurs.
Une baie dominée par un pic enneigé
Première escale à Old Harbor, un village de « native », comme nous en visiterons plusieurs par la suite. Ce petit port très abrité compte quelque 200 habitants et une poignée de bateaux de pêche. Les maisons sont modestes et mal entretenues. Des épaves de voitures ou de quads gisent çà et là, envahies par de hautes herbes. Au milieu, une splendide église orthodoxe toute bleue avec ses trois coupoles. Les noms sont souvent russes ou scandinaves. Si le cadre est beau, l’ensemble ne respire pas
vraiment la gaieté… Nous filons vers Three Saints Harbor, où Shelikof installa le premier établissement russe en Alaska en 1784. La baie est magnifique, dominée par un pic enneigé – le point culminant de l’île de Kodiak. Nous visitons en annexe toutes les anses et tombons nez à nez avec un couple de jeunes cerfs, avant de rencontrer un splendide « red fox », qui nous regarde avec curiosité. Sur l’estran, à marée basse, les ours viennent labourer le sable vaseux à la recherche de coquillages : les saumons ne sont pas encore là et les baies ne sont pas mûres en ce début d’été.
Une belle flottille de senneurs
Une longue navigation côtière nous mène à la pointe sud-est de Kodiak, près du cap Alitak, où se trouve une importante conserverie de saumon. Son directeur, Woody Knebel, a écrit un ouvrage de référence sur les pétroglyphes Alutiiq du cap Alitak. Il s’agit de l’un des rares témoignages de la vie des tribus préhistoriques installées depuis des millénaires dans cette région. Nous partons pour une longue promenade sur des galets lissés par la houle. Notre courage est récompensé en découvrant des dizaines de dessins représentant des hommes et des femmes, mais aussi des animaux, baleines, orques et ours. Devant nous, au pied du cap, une belle flottille de senneurs lance ses immenses filets pour attraper des saumons, en particulier des « sokeye » ou des « red salmons », très recherchés pour leur succulente chair rouge. Les tenders attendent un peu au large pour récupérer d’un coup d’aspirateur la récolte de plusieurs sen- neurs, afin d’approvisionner la conserverie voisine. Je ne me suis jamais lassé de ce spectacle lors de notre long séjour en Alaska. Un skiff très puissant retient le filet tandis que le bateau décrit un cercle parfait pour emprisonner un banc de saumons repérés du haut du nid de pie. Et c’est au dernier moment, lorsque le fond du filet est près du plat-bord, que le capitaine sait si la pêche est bonne. Pas loin, Olga Bay mérite le détour. On y accède par un passage très étroit et sinueux, où les étales de marées ne correspondent jamais avec celles des tables officielles… Plus loin, nous tombons sur un barrage gardé par un couple de biologistes venus passer les mois d’été pour compter les saumons. De leurs chiffres, additionnés à ceux des autres barrages répartis dans la région, dépend l’ouverture ou non de la pêche au saumon. Cette année 2018 est très pauvre en saumons rouges. Ceci est peut-être dû à la température, plus basse qu’à l’ordinaire, ou de l’eau des rivières en raison d’un net retard de la fonte des neiges sur les sommets. Nous contournons prudemment la côte ouest de Kodiak, exposée aux vents violents. Nous
remontons de l’autre côté dans le Shelikof Strait, nettement plus calme, où une famille d’orques nous accompagne pendant plusieurs heures. Un vrai régal pour les photographes du bord ! Le mâle est énorme. En plongée, il annonce systématiquement son approche de la surface par l’apparition de sa dorsale géante qui sort progressivement de l’eau, à la manière du périscope d’un sous-ma- rin. Nous mouillons devant Harvester Island. Cette escale est exceptionnelle. Dans les années 50, une famille, les Fields, s’y était installée pour la pêche au saumon. Les trois fils ont pris la relève :
chacun y possède désormais une propriété. Tous sont titulaires de nombreuses concessions de pêches dites « set-nets ». Il s’agit de filets tendus à la perpendiculaire du rivage vers le large en plein travers du passage des saumons qui remontent vers leur rivière de naissance en longeant les rives. Plusieurs dizaines de saisonniers viennent de tous les états américains pour la saison, qui s’étend de juin à septembre. La pêche étant très contrôlée, les autorités décident des jours d’ouverture en fonction des migrations des saumons. Ces jours-là, les set-nets sont installés dès l’aube et jusqu’à la nuit et sont relevés trois fois par jour. Nous rentrons ensuite dans le mouillage de Mush Bay, un
immense fjord enserré par de grands massifs montagneux, et se terminant par une rivière sinueuse où les ours viennent pêcher. Direction ensuite Terror Bay, qui n’a de terrifiant que le nom. Sur la rive nord, une magnifique cascade plonge directement dans la mer. Jeanne Shepherd est installée là depuis des décennies. Elle vit seule mais sa réputation dépasse les côtes de Kodiak. Elle a construit un véritable éden, avec des jardins et des serres où poussent toutes sortes de plantes. Son potager regorge de fruits et légumes de saison qu’elle va vendre en bateau au lodge voisin où elle fait la cuisine. Nous n’avons pas hâte de quitter le coin, mais nous passons entre l’île de Kodiak, au sud, et Afognak, au nord.
Les ours de la baie de Kitoï
Dans ce passage, souvent agité de courants de marée, se trouve l’un de mes mouillages favoris : Port Bailey. Très bien abritée par plusieurs îlots, une ancienne conserverie occupe une bonne partie de sa rive sud. Laissée à l’abandon, elle a été rachetée il y a quelques années par un couple. Ils reçoivent quelques clients, mais l’essentiel de leur activité consiste à revendre sur internet le matériel resté sur place : groupes électrogènes, postes à soudure, fours à vapeur pour la cuisson des conserves et même un superbe camion, couvert d’inox rutilant. Cette conserverie a de l’allure, avec ses longs bâtiments sur pilotis et sa couleur rouge bordeaux. Sur la plage, une épave de senneur nous rappelle que le temps peut ici être effroyable, même dans ans un mouillage bien abrité. Port ort Lions est séparé de Port Bailey par le Whale Pass, l’un n des détroits les plus dangereux gereux d’Alaska en raison de ses violents courants. Il est hautement recommandé andé de s’y présenter à l’étale, et si possible ssible avec un peu de courant portant. Port Lions est situé dans une baie superbe et dispose, derrière u une jetée en blocs de granit, de l’u l’une des marinas les plus mode dernes de la région. Réservée aux ba bateaux de pêche ou de charter, no nous prenons place le long d’un ca catway flambant neuf. Port Lions est un « native village », où de belles maisons dominent une baie surplombée par des sommets enneigés. Le maire tient un lodge et, pendant toute la saison, emmène ses clients pêcher le flétan, les saumons ou la morue dans Whale Pass. À peine rentrés, ses deux employés réduisent les prises en
filets, avant de les emballer sous vide et de les congeler, de façon à ce que les heureux clients repartent à l’autre bout des Etats-Unis avec des kilos de poissons. Melvin prépare aussi de délicieuses conserves et fume lui-même son saumon. Nous ferons plusieurs escales à Afognak Island, l’île située au nord de Kodiak, dont elle est séparée par un étroit passage. Sa côte est très découpée au nord comme au sud, les mouillages sont excellents, mais c’est surtout la baie de Kitoï qui mérite le détour. On peut y voir des ours au bord de la rivière qui mène à la nurserie à saumons attraper d’un coup de patte les poissons qui passent. Ils adorent la peau et les oeufs, et laissent le reste aux mouettes ou aux rapaces. Un spectacle dont on ne se lasse pas !
Limitation des prises et réglementation
On peut aussi y observer de nombreux pêcheurs. Une ou deux fois par saison, les gérants de la nurserie autorisent en effet les senneurs à venir pêcher devant les bâtiments. Il faut imaginer une petite baie arrondie d’environ un quart de mille de diamètre envahie par une armada de bateaux de 15 m prêts à larguer leur skiff et leurs filets au coup de canon à midi pile. Cela vaut franchement le coup d’oeil. Dans un bruit infernal de moteurs poussés à fond, une fumée noire s’échappe des cheminées et on entend des ordres hurlés, ainsi que quelques injures pour faute de priorité. Les filets remontent, pleins à craquer, le bateau gîte sur tribord, et il n’est parfois même pas question de virer le filet au risque de cabaner… Au cours de mon séjour, je me suis passionné pour les bateaux de pêche et j’ai passé des jours entiers à bavarder avec leurs équipages. J’ai d’ailleurs rencontré un nombre très impressionnant de jeunes femmes qui embarquent pour la saison du saumon. Je les ai trouvées plutôt épanouies et heureuses de travailler. Dire qu’il n’y a pas de mauvais garçons à Kodiak serait toutefois un mensonge. Comme ailleurs, l’alcool et la drogue font des ravages, mais je crois que cela
se passe plutôt bien dans l’ensemble. Le plus frappant est le côté familial de la pêche. La très grande majorité des bateaux appartiennent à des familles. Je me souviens avoir largué les amarres d’un tender partant pour Bristol Bay : le grand-père était aux commandes, sa fille à la manoeuvre et les deux petits-enfants venaient aider pendant leurs vacances. Bien sûr, l’appât du gain est présent, d’autant que la pêche est très lucrative en Alaska. La plupart des bateaux sont en aluminium ou en plastique, mais il reste de nombreux navires en bois, toujours bien entretenus. Dans le port de
Kodiak il y a surtout des senneurs, avec leurs immenses filets circulaires et leurs skiffs sur le tableau arrière en remorque. Leur taille est strictement réglementée de façon à limiter le volume des prises. Mais on trouve aussi des tenders, qui sont souvent affreux car d’une largeur excessive pour augmenter leur volume sans toucher à la longueur, elle aussi réglementée.
Différents types de pêche
Au port, il y a quelques chalutiers, mais aussi des crabbers, avec leurs énormes casiers entassés sur le pont, des longs liners et des dragueurs de coquilles Saint-Jacques, l’un des exceptionnels produits locaux. La pêche au saumon l’été à Kodiak ne présente pas de danger majeur car elle se pratique toujours dans des baies abritées et le plus souvent sur mer plate. Les autres pêches sont beaucoup plus risquées car elles se font au large. Particulièrement celle au king crab, qui se pratique l’hiver en mer de Béring. Encore une aventure !