Un Selene 66 en Alaska
Après l’exploration du Prince William Sound en Colombie Britannique, Jade se rend 360 milles plus au sud à Lituya Bay, profond fjord baptisé autrefois Port des Français, où les navires de La Pérouse séjournèrent deux siècles et demi plus tôt. Un mouillage mémoriel au coeur de l’Alaska, teinté d’une émotion particulière pour l’équipage du trawler.
La saison est déjà avancée lorsque nous décidons de quitter Cordova, ce bien joli port de pêche situé dans l’est du Prince Williams Sound. C’est la fin août en Alaska, l’hiver approche à grands pas. Et pourtant nous bénéficions encore d’un temps idéal. Un ami de Seattle, naviguant sur un Delta Marine 70 et fort de 17 traversées du Golfe d’Alaska dans les deux sens m’a dit qu’il évitait de traîner dans le coin quand ce n’était pas nécessaire. Il m’a fortement dissuadé de faire des étapes intermédiaires, le Golfe d’Alaska pouvant être redoutable à cette époque de l’année. Il faut dire que les coups de vent soufflent toujours du sud-est et donc en plein dans le nez. Du coup nous avons profité d’une excellente fenêtre météo pour effectuer un direct sur Lituya Bay. Une traversée sans histoire de 360 milles accomplie en deux jours avec le gigantesque Mont Saint-Elias, puis le Mont Fairweather en fond de décor.
Les missions de La Pérouse
Qui a entendu parler de Lituya Bay ? J’y ai séjourné en juillet 1994. A l’époque on m’avait indiqué une baie baptisée Port des Français dont j’avais les coordonnées géographiques datant de l’expédition de La Pérouse de 1786 ainsi que la carte dressée pendant le séjour des deux frégates La Boussole et L’Astrolabe. Reprenant les cartes américaines et recoupant les coordonnées, je suis tombé sur celle de Lituya Bay, exactement superposable à 1° près de longitude : La Pérouse navi
guait en effet à partir du méridien de Paris et non de Greenwich. Le nom seul avait changé. Il était frappant de constater l’extraordinaire exactitude de la carte originale au regard des moyens désuets dont disposaient les ingénieurs de l’époque. Pourquoi choisir Lituya Bay? Les passionnés de La Pérouse connaissent la réponse... Celui-ci arrivait sur la scène des grands explorateurs un peu après Cook. Louis XVI lui avait confié de nombreuses missions dont celle de compléter les découvertes du marin anglais en les surpassant autant que possible.
Découvrir un passage maritime
Il y avait également un intérêt commercial car depuis longtemps déjà les Russes avaient découvert l’immense richesse en fourrures de toute la région. La Pérouse ramena des quantités de peaux de loutres qui valaient une fortune. Et puis il avait une autre préoccupation beaucoup plus noble : découvrir un passage maritime entre la côte Ouest de l’Amérique du Nord et nos possessions canadiennes. La Pérouse a bien cru que c’était à partir de Lituya Bay qu’il y parviendrait. Il a vite été déçu car les trois glaciers situés dans le fond étaient absolument infranchissables. Pour son malheur, un
drame épouvantable devait frapper l’expédition. La petite escadre s’était bien installée à terre et sur une belle île située en plein milieu de la baie. Nous sommes en été et le temps est au beau fixe. Le 13 juillet, La Pérouse envoie deux lourdes biscayennes et un canot à rames reconnaître les abords de la passe d’entrée, une ancienne moraine agitée de courants de marée. L’heure de la marée étale était connue et c’est à ce moment que l’exploration aurait dû logiquement être conduite.
Un tsunami impressionnant
Les jeunes officiers n’ont pas respecté les consignes et sont arrivés au jusant, se rapprochant dangereusement des déferlantes de la passe. Leurs lourds bateaux peu manoeuvrants furent aspirés par le courant descendant. Une première biscayenne prise dans le mascaret se retourna, précipitant dans l’eau glacée de la passe tout son équipage. La seconde venue à son secours subit le même sort. La chaloupe plus légère se retrouva propulsée au large malgré l’effort des rameurs pour revenir dans la baie. Il était ensuite trop tard pour porter secours aux marins naufragés. L’expédition venait de perdre 21 hommes. Accablé, La Pérouse fit ériger un cénotaphe, qui donna par la suite son nom à l’île centrale. Une bouteille contenant un parchemin avec les noms des 21 marins fut enterrée au pied d’une grande roche. C’est ce que j’ai eu la prétention de vouloir trouver en 1994 mais c’était chercher une aiguille dans une botte de foin et je n’ai pu qu’à mon tour enterrer, face à la passe, une bou
teille de vin de Bordeaux avec une lettre témoignant de notre passage. Pour mémoire, La Pérouse fit naufrage un an et demi plus tard sur le récif de Vanikoro aux Îles Salomon, non loin de la Nouvelle Calédonie. Lituya Bay a une autre histoire, plus récente celle-ci. En juillet 1958 au cours d’un
tremblement de terre, un gigantesque glissement de terrain se produisit dans le chenal nord (Gilbert Inlet) du fond de la baie où se trouve le Lituya Glacier. Trois bateaux de pêche étaient alors au mouillage. Une énorme vague submergea la montagne. Le tsunami qui s’ensuivit progressa alors jusqu’à la langue de terre qui ferme en partie la baie vers le large et qui
Le Selene amarré à un ponton d’Elfin Cove, petite enclave au coeur de l’Alaska comptant moins d’une douzaine d’âmes à l’année.
se nomme depuis La Pérouse « la Chaussée ». Un premier bateau fut emporté par-dessus avant de couler en pleine mer. Un second disparut corps et biens (deux morts) tandis que le dernier se retrouva catapulté par-dessus l’île de Cénotaphe et termina sa course de l’autre côté sans dommage notable. On estime la hauteur de la première déferlante qui heurta la montagne à l’opposé du glissement de terrain à 520 m environ, ce qui en fait le plus important de l’histoire à ce jour. Les rives de la baie ont été mises à nu, littéralement pelées, par une vague d’une trentaine de mètres environ. Aujourd’hui on distingue parfaitement, grâce aux nuances de végétation, la limite supérieure atteinte par la vague. Le 2 septembre 2018, 232 ans après La Pérouse, à 13 heures locales, nous franchissons la passe d’entrée dans Lituya Bay, aidés par un excellent alignement à terre. Je ne prends pas de risque : c’est l’étale de marée haute dans la passe ! L’émotion est au rendez-vous. Nous contournons par le sud l’île du Cénotaphe, longeons les hautes falaises où nichent habituellement des centaines d’oiseaux de mer et mouillons par 20 m d’eau dans une anse de la côte est orientée vers les glaciers.
Une vague d’une hauteur gigantesque
Les annexes sont mises à l’eau pour une découverte du fond de la baie en forme de T et terminée par des glaciers. Ceux-ci sont rétractés, couverts de roches et de terre brunâtre leur donnant un aspect sale, mais plus haut, dans les vallées, nous aurions pu contempler un
torrent de glace immaculé, quasi infranchissable. Nous sommes sur les lieux exacts du glissement de terrain de 1958. C’est très impressionnant. Il faut s’imaginer qu’avant le cataclysme, ces amas de roches et de terre étaient encore accrochés au flanc de la montagne. C’est sur le versant opposé que la vague de plus de 500 m est montée jusqu’au sommet, de nouveau recouvert par la forêt. Le lendemain nous explorons l’île du Cénotaphe pendant toute la journée. Mon ami Raymond est persuadé que la station d’observation de La Pérouse est installée sur une partie plate juste en face de Jade.
Il nous entraîne à sa suite et nous fouillons sans rien découvrir. Le terrain est difficile, essentiellement marécageux. D’énormes arbres gisent là, leurs racines vers le ciel, sans doute abattus par la vague du tsunami. Soudain Jacky s’agite : il a découvert, cachée dans un sous-bois à flanc de falaise, bien scellée dans du granit, une plaque en bronze.
Découverte d’une plaque en bronze
Nous découvrons qu’elle a été installée en 1940 à la mémoire de Jim Huscroft qui vécut en ermite pendant 22 ans sur l’île dans les années vingt. Il fut d’ailleurs témoin d’un tsunami en 1936 et rapporte dans ses Mémoires que son bateau, mouillé dans 15 m d’eau, toucha le fond au cours d’une des trois ondes de ce phénomène. A-til relevé des traces du passage de La Pérouse ? Nous savons déjà que les Russes venus faire le commerce des peaux avec les Indiens autochtones avaient retrouvé des objets d’origine française qu’ils ont emportés avec eux. Le jour suivant nous mouillons au nord de la passe, dans Anchorage Cove, totalement abrités de la houle par La Chaussée Spit. A la pointe, nous passons un long moment à méditer sur le destin des 21 jeunes marins disparus.
Des pics enneigés imposants
La passe est calme et on a du mal à imaginer le drame. Au loin, on entend des souffles rauques en provenance de la colonie de lions de mer de l’autre côté de la passe. On se figure les deux grosses frégates embouquant l’étroite passe et manquant d’y faire naufrage quand le vent brusquement a refusé. Avant de repartir, nous jetons un bouquet de fleurs en souvenir de nos compatriotes. Trente milles plus au sud, nous longeons le glacier La Pérouse, et passons des heures à énumérer les hauts pics enneigés qui portent des noms français :
Fairweather (Beautemps), Crillon, Dagelet, La Pérouse, etc. Toute cette région comprenant Lituya Bay fait en réalité partie du célèbre Glacier Bay National Park. Nous reconnaissons aux jumelles Astrolabe et Boussole Bays où, semble-til, La Pérouse n’a pas mouillé. Nous franchissons le Cap Spencer et son imposant phare qui marquent l’entrée de Cross Sound et le début du fameux Inside Passage. Retour à un embryon de civilisation. On croise à nouveau des bateaux de pêche aux saumons qui traînent à deux noeuds. Elfin Cove est nichée dans un boyau tortueux fermé vers le large par une belle île boisée. C’est l’abri naturel parfait. Douze habitants à l’année et un peu plus l’été car viennent y séjourner, dans deux lodges, des pêcheurs passionnés. Imaginez le plus adorable port de pêche qui soit avec son wharf où les tenders déchargent leurs prises et où s’amarre en fin de journée une flottille de trollers en bois. On sympathise rapidement avec les locaux et
organisons une soirée sur Jade avec presque tout le village ! On nous offre du halibut et des champignons délicats. Certains partent de bonne heure le lendemain chasser un cerf pour remplir le frigo. La gérante du ponton de pêche est une jolie blonde d’à peine 30 ans. Elle habite Anchorage l’hiver et vit sur un grand troller le reste du temps. Au programme pêche aux saumons, mais aussi pêche au large avec un ou deux équipiers et ses deux chiens. Pas de rues goudronnées ni de véhicules à Elfin Cove, mais des sentiers recouverts de bois où il fait bon cheminer. Il existe une minisupérette où la patronne juchée sur un fauteuil tournant vend de l’alcool vers le sud et de l’épicerie vers le nord : pas question de déroger à cette règle, il y a une porte d’accès des deux côtés et les caisses sont différentes. On y trouve aussi une poste et une école pour 3 ou 4 enfants les années fécondes !
Des paysages majestueux
Notre équipier Michel quitte Jade pour retourner en Nouvelle-Calédonie Il attend l’hydravion au bout du quai où Jade est amarré. Un quart d’heure avant l’heure prévue, toujours personne. On voit alors arriver d’un pas nonchalant une jeune femme et son petit garçon. C’est l’agent de la compagnie qui fait partie des 12 permanents du village. Elle enregistre les bagages pesés sur une antique balance mécanique. Au même moment, dans un vrombissement d’hélice, le floatplane accoste dominé par la haute étrave de Jade ! En Alaska, où que l’on se trouve, il est toujours possible de se faire récupérer en cas d’urgence alors que par ailleurs on navigue en pleine nature vierge sans rencontrer âme qui vive en dehors des animaux. Je dois dire que j’apprécie beaucoup cette sécurité. L’âge sans doute car quelques années auparavant, je ne m’en souciais guère !