Nice-Matin (Cannes)

Juan-les-Pins aurait dû s’appeler Albany-les-Pins

- RÉGINE MEUNIER rmeunier@nicematin.fr

Dès le XVIIe siècle, l’enceinte du port de Toulon est fermée par mesure de sécurité, à la nuit tombée ou au couvrefeu, grâce à une chaîne tendue au ras de l’eau. Elle empêche les navires et toutes autres embarcatio­ns d’entrer ou de sortir. Cette manipulati­on dangereuse qui permet aux Toulonnais de dormir tranquille­s est confiée aux forçats sans doute dès l’ouverture du bagne en 1748. Plusieurs d’entre eux y laisseront la vie.

e 7 mars 1821, le commischio­urmes1, saire aux Auguste Raynaud prend sa plume, comme il le fait chaque jour depuis qu’il est directeur du bagne de Toulon. Un terrible accident vient de se produire dans le port. Il le relate dans son Journal des événements quotidiens, où il a pris l’habitude d’évoquer les personnali­tés peu ordinaires des détenus, leurs bagarres que la promiscuit­é attise, leurs tentatives d’évasion et parfois aussi leurs révoltes. Elles sont rares mais laissent toujours des cadavres derrière elles. Le drame s’est produit à 11h30 du matin. Vingt couples de forçats et plusieurs déférés ont embarqué sur un bac. Ils sont sous le commandeme­nt du sous-adjudant Bernard, accompagné de trois gardes-chiourme. Ce bac a une fonction très particuliè­re. Au lever du jour, quand les coqs chantent de l’autre côté des remparts donnant le «la» aux premiers bruits qui réveillent la ville et que la grosse cloche en bronze résonne dans l’arsenal, les bagnards viennent retirer une énorme chaîne tendue dans la passe. Celle que le commissair­e Raynaud appelle à juste titre «la passe de la chaîne» ; celle que les plans de Vauban nomment la passe neuve alors qu’il fait construire la darse neuve, pour agrandir le port entre 1680 et 1690. Sa passe neuve est ornée de quatre masques de lion en bronze, de 400 kilos chacun, fondus en 1683 dans la fonderie de canons de Toulon. Aux anneaux d’amarrage qu’ils tiennent dans la gueule s’agrippe la lourde chaîne.

Empêcher les trafics

Que ce soit dans la darse vieille – construite sous Henri IV – ou la darse neuve, on l’enlève le matin et on la tend le soir au ras de l’eau, pour se mettre à l’abri du danger et empêcher les trafics en tout genre. Comme on ferme les portes des remparts de Toulon, on ferme le port. Et tout le monde se sent plus en sécurité. Il en est ainsi depuis 1605, le bagne n’existait pas encore et on ignore qui se chargeait alors de cette dangereuse besogne. Laurent Mongin, archiviste de la commune, né en 1861 - la date de décès n’est pas connue - précise dans son ouvrage intitulé «Toulon. Sa rade, son port, son arsenal, son ancien bagne»2, le pourquoi de cette manoeuvre : le 28 octobre 1605 «on entreprit les derniers travaux qui restaient à faire pour compléter l’enceinte du port. Comme la darse s’ouvrait encore trop largement sur la rade, on construisi­t les deux tenailles qui devaient fermer le port au sud, en ayant soin de ne laisser entre elles qu’une ouverture de quinze cannes de longueur pour l’entrée et la sortie des navires. Cette ouverture reçut à l’origine le nom de chaîne parce qu’on la fermait tous les soirs, à l’heure du couvre-feu, avec une grosse chaîne que l’on tendait à fleur d’eau pour empêcher, dans un but de police maritime, le passage des vaisseaux et des embarcatio­ns. »

Une manoeuvre dangereuse

Ce 7 mars 1821, pour une raison méconnue, une de ces manoeuvres se fait à 11h30. Le bac chavire sans doute déséquilib­ré par le poids de la chaîne et peut-être aussi parce que les bagnards ont les fers aux pieds, ce qui gêne leurs mouvements. « Tous les hommes qui s’y trouvaient embarqués ont coulé » raconte le commissair­e Raynaud. «A l’aperçu de cet événement les moyens les plus prompts et les plus expéditifs ont été mis en usage pour sauver ces hommes : tous les moyens de surveillan­ce, toutes les embarcatio­ns, tous les plongeurs se sont rendus sur les lieux et chacun a rivalisé de zèle pour venir au secours de ces malheureux ; mais nos peines n’ont pas été couronnées d’un succès complet.» Un garde et sept condamnés perdent la vie, ne sachant pas nager, n’ayant pas le temps d’arriver jusqu’à la digue ou irrésistib­lement emportés par le fond, à cause du poids de leurs propres chaînes. Ce système de protection est resté en vigueur jusqu’à la fin du XIXe quand le port a une nouvelle fois été agrandi et que les bateaux à vapeur ont commencé à jeter l’ancre dans la rade. 1 - Chiourmes : nom hérité des galères et qui veut dire un ensemble

de prisonnier­s. Les gardes-chiourmes en sont les gardiens. 2 - Ouvrage réédité en 1904.

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 ??  ?? La barque se renverse alors que les forçats manipulaie­nt la chaîne, comme le raconte le directeur du bagne, Auguste Raynaud, dans son journal qui fait aujourd’hui partie des collection­s du musée national de la Marine de Toulon. (© Musée national de la...
La barque se renverse alors que les forçats manipulaie­nt la chaîne, comme le raconte le directeur du bagne, Auguste Raynaud, dans son journal qui fait aujourd’hui partie des collection­s du musée national de la Marine de Toulon. (© Musée national de la...
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