85 nouvelles vies sauvées au compteur de l’Aquarius
Un canot pneumatique lancé sur une route aveugle et folle a été secouru hier au large de la Libye. Ces migrants racontent leurs origines et leurs parcours
Leurs pieds nus à la peau noire, parsemés de sel séché, foulent enfin le pont rugueux de l’Aquarius. L’horloge du bord affiche un peu moins de 10 heures, hier matin. Leurs yeux ardents de fatigue, d’angoisse, découvrent les humanitaires de SOS Méditerranée et de Médecins sans frontières. Ils ont la mine creusée. Des visages glabres, d’autres barbus. Certains tremblent de froid et tous exhalent une forme de gra- vité. Leurs mains osseuses attrapent les rambardes du bateau puis des sacs remplis de vêtements, de bouchées nutritives, de bonnets, chaussettes. Ils viennent de réchapper de la mort. Un peu plus d’une heure plus tôt, Aleksander Moroz, le capitaine de l’Aquarius, a aperçu un point minuscule sur son radar. Comme un pixel défaillant. Instinct confirmé par les jumelles d’un sauveteur : un navire de migrants. Que serait-il advenu de leur bateau, lancé vers le large sur une route folle et aveugle, sans aucun instrument de navigation, sans les yeux d’Aleksander ? La réponse, au vu de l’énorme tempête qui s’abat sur l’Aquarius depuis hier après-midi, nous glace.
D’origine subsaharienne
Dès l’engin repéré, branle-bas de combat à bord. La «Search and Rescue » team prépare les gilets de sauvetage. L’équipe médicale de Médecins sans frontières se concerte. Le semi-rigide des sauveteurs est déjà bord à bord avec le canot blanc. « Que des hommes, une femme, ils sont environ 85, semblent aller bien », crachote en anglais la radio du bord. En une improbable brochette humaine, les naufragés sont accrochés aux boudins de leur bateau gonflable, une jambe dedans, une autre dehors. D’autres s’entassent au fond. Sur la mer qui étincelle au soleil, quelques sourires se dessinent. Ils sont pour beaucoup d’origine subsaharienne, du Bangladesh, de Gambie. « Nous sommes partis vers 5 h 30 du matin », témoigne Anouar, 42 ans. « Nous venons de nous échapper d’un terrible pays.» Pieds nus, ils ont embarqué au petit jour, foulant les cailloux ocre et pointus de la plage de Zaouïa, à l’ouest de Tripoli, de sinistre mémoire. Les corps de 74 migrants naufragés y ont été retrouvés le 20 février dernier, drossés à terre.
Ils évoquent des tortures
« Je travaillais dans le Bâtiment à Tripoli. » Anouar nous sourit. Mais ses yeux sombres et profonds expriment la dureté d’une vie. « On nous rétribuait en nourriture, pas plus », explique-t-il en anglais. Autour de lui, sur le pont de l’Aquarius où nous les interviewons, ils sont quelques-uns à évoquer des exactions de la police locale et même une forme d’esclavage. Nous entreprenons Anouar sur le sujet. En un mouvement que nous n’avions pas anticipé, il se penche et relève subitement son pantalon ample. Ses deux jambes sont couvertes de lacérations qu’on devine avoir été faites par un fouet. « La torture », nous dit-il simplement. Les migrants évoquent un racisme anti-Noirs. Mais, déjà, c’est l’heure pour eux de repartir. Ils sont transférés sur un autre bateau, le Golfo Azzurro. De quoi permettre à l’Aquarius de poursuivre ses recherches dans les prochains jours. Tous ne sont plus que sourires. L’humanité, la bienveillance de l’équipage de l’Aquarius, ont ragaillardi les coeurs et réchauffé les corps. La Méditerranée, arbitre de vie et de mort, n’engloutira pas leurs âmes. Quatre-vingt-cinq familles reverront leurs proches.