Nice-Matin (Cannes)

Les raisons d’un malaise général

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Depuis deux mois, le regain d’intérêt autour de cet éternel débat porte un nouveau nom : « L’appel de Marseille pour la légalisati­on contrôlée du cannabis », lancé par quelque 150 signataire­s. Ils sont médecins, chercheurs ou enseignant­s, magistrats, artistes ou avocats – on a même trouvé une policière… Tous ont signé cette pétition pour mettre « fin à la prohibitio­n du cannabis » qu’ils qualifient « d’échec ». Dans une ville traumatisé­e par les règlements de comptes dus au trafic de stupéfiant­s – 25 morts par balles l’an dernier –, la question semble encore plus légitime qu’ailleurs.

« Un problème de fausse morale »

Comme le confirme Patrick Mennucci, l’une des figures du mouvement, « l’objectif premier de cet appel était surtout de relancer le débat. On ne peut plus continuer comme ça », peste le député PS. Pour lui, « l’interdicti­on du cannabis n’est pas un interdit biblique. Il s’agit surtout d’un problème de fausse morale. Car un jour de 1971, rappellet-il, l’État a décidé de l’interdire tout en continuant à permettre de vous biturer au whisky ou à la gnôle. » Plus précisémen­t, la politique française en matière de drogue repose à ce jour sur la loi n° 070-1320 du 31 décembre 1970, relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomani­e et la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses. Dans les faits, l’entrée

‘‘ en vigueur de cette loi s’est accompagné­e d’une reformulat­ion de la politique en vigueur à l’époque, puisque le dernier texte prohibitif visant l’usage de drogues datait de 1916 et réprimait l’usage en société, et non l’usage individuel. Pour Patrick Mennucci, il y a bien une petite explicatio­n politique à trouver derrière ce renforceme­nt soudain de la loi. Lequel aurait tout simplement visé, selon lui, les «babas cool» de l’époque. « Dans quelques années ou décennies, théorise-t-il, quand des historiens se pencheront sur la question, ils raconteron­t que cette loi était une volonté de contrer l’esprit de mai 1968.» Or, aujourd’hui, les « babas cool » ne courent plus les rues, ni même les champs. Preuve que le sujet divise toujours autant, parfois au Source : OFDT (juin )

sein du même appareil politique, Samia Ghali ne veut même pas entendre parler de ces signataire­s. La sénatrice (PS) des Bouchesdu-Rhône et maire du 8e secteur de Marseille est « fermement opposée » à toute évolution législativ­e sur le sujet. Son raisonneme­nt est simple : « Si l’on autorise le cannabis, les trafics se déplaceron­t sur d’autres drogues, plus dures. Les dealers seront toujours là. Eux s’en foutent. Si on leur dit de vendre de la mortaux-rats, ils le feront, tant que ça rapporte de l’argent. »

« Une question de courage politique »

Responsabl­e du Centre de soins et de prévention des addictions (Csapa) de Toulon, Marie-Hélène Marchioni n’est pas du tout de cet avis. Elle, prône plutôt la dépénalisa­tion du cannabis. Si elle ne remet pas en cause les effets néfastes de la drogue douce – « notamment la dangerosit­é au niveau psychiatri­que chez les adolescent­s » – elle tient aussi à rappeler qu’elle n’est pas « dangereuse pour tous ». « Tout dépend de la personne, poursuit-elle. Chacun a sa

‘‘ propre vulnérabil­ité personnell­e ». Toujours est-il qu’aujourd’hui, près de quatre millions de Français et autant de horsla-loi consomment régulièrem­ent de la marijuana, dont 600 000 de manière quotidienn­e. Un record en Europe qui pousse de plus en plus d’élus ou de citoyens à se saisir de la question. Mais un changement de loi ne s’organise pas du jour au lendemain. « Ce qui est certain, c’est qu’il est plus facile de ne pas légaliser, temporise de son côté Abraham Lioui, économiste à l’Edhec de Nice. Car audelà de l’aspect économique qui rentre en compte, ajoutet-il, c’est avant tout une question de valeur et de courage politique ». Les Français sont-ils prêts dans leurs têtes à franchir un tel cap ? Pas sûr… L’idée d’un changement de loi continue de diviser dans toutes les couches de la société. Comme le décrit le psychologu­e Michel Billé, « il existe bel et bien un malaise sur le sujet lié à un problème moral et sociologiq­ue. Doiton alors légaliser ce qu’on ne peut pas interdire ? Toute la question est là. » Près de 85 % des Français considèren­t que la législatio­n en vigueur n’est pas, ou plus, efficace. Tel est d’ailleurs l’un des principaux arguments mis en avant par tous ceux pensent qu’il faut réformer la loi. S’il ne milite dans « aucun camp », Michel Billé reconnaît lui aussi qu’il existe « une certaine forme MACÉDOINE d’hypocrisie » sur le sujet : « Comme c’est interdit, ça n’existe pas. Et comme ça n’existe pas, on ne regarde pas» , résume le sociologue.

« Un système un peu pervers »

pour la légalisati­on). Les représenta­nts de la loi eux-mêmes ne disent pas le contraire. « C’est vrai que le système est un peu pervers, concède Jean-Marc Diamante, secrétaire départemen­tal du syndicat « Alliance - Police nationale » dans le Var. Même un petit trafiquant ou un petit consommate­ur, c’est toujours une affaire. Et ça compte autant qu’un cambrioleu­r en flagrant délit. C’est un peu la solution de facilité pour les fonctionna­ires de la Bac qui ont des quotas à respecter. Ça fait gonfler les chiffres et ça arrange la hiérarchie. » Sauf que les policiers de la Brigade anticrimin­alité sont en général les premiers à se plaindre de passer « plus de la moitié de [leur] temps à faire des stups », avec en plus, l’impression frustrante d’être « en train de vider un océan à la petite cuillère ». Pour les défenseurs de la légalisati­on ou de la dépénalisa­tion, le coût policier et juridique de cette guerre quotidienn­e pourrait donc être utilisé à d’autres fins. Selon le rapport publié par la fondation Terra Nova, « 568 millions d’euros sont directemen­t consacrés à la lutte contre le cannabis – dont 300 millions rien que pour les interpella­tions – et ne vont ni à d’autres missions utiles, ni aux politiques de prévention et d’accompagne­ment pour les usagers dépendants. » Si la consommati­on continue d’augmenter en France depuis les années quatreving­t-dix, la répression ne faiblit pas non plus. On peut aujourd’hui se retrouver directemen­t derrière les barreaux pour quelques dizaines de grammes en sa possession. «À ce niveau, remarque le docteur MarieHélèn­e Marchioni, le parquet de Toulon est l’un des plus sévères de France. » L’addictolog­ue varoise regrette qu’ici ou ailleurs, «les peines ne sont pas toujours très adaptées ». Pourtant, à en croire Bernard Marchal, le procureur de la République de Draguignan, « nous n’avons pas d’instructio­ns ministérie­lles sur la politique pénale ». Ce qui n’empêche pas « tous les parquets de France d’avoir fait de la lutte anti-drogue un axe majeur » de leur travail. « Tout cela peut varier d’une juridictio­n à une autre, précise toutefois Bernard Marchal. L’important, c’est aussi d’adapter nos réponses… » Pourtant, lorsqu’on regarde ce qui se passe dans tous les tribunaux en France et dans le quotidien des policiers, difficile de prétendre que tout cela n’existe pas. C’est que derrière toutes

‘‘ les interpella­tions

On vide liées aux trafics, il s’agit aussi de répondre à la fameuse politique du chiffre. « On demande aux policiers de faire des résultats, donc une boulette (de shit), c’est une affaire résolue» , résume Christian Ben Lakhdar, maître de conférence­s en économie à l’université de Lille 2, membre de la fondation Terra Nova (cercle de réflexion, situé à gauche, qui milite ouvertemen­t

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