Nice-Matin (Cannes)

Pourquoi Kechiche ne sera pas au Festival de Cannes

Le bruit de sa sélection courait sur la Toile. Mais le réalisateu­r de La Vie d’Adèle, Palme d’or en 2013, ne sera pas au Festival de Cannes. Son diptyque est bloqué par un litige avec France Télévision­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Pressenti pour présenter un nouveau film à Cannes au mois de mai, Abdellatif Kechiche n’y sera pas et il nous dit pourquoi. Alors que sa parole est comptée, il réserve ses explicatio­ns à Nice-Matin. Par fidélité à la région et à la ville qui l’ont vu grandir et se construire. Le réalisateu­r deux fois « césarisé » de L’Esquive et de La Graine et le mulet, Palme d’or en 2013 avec La Vie d’Adèle, n’est pas revenu sur la Côte d’Azur depuis le 14 juillet dernier. Neuf mois après, la pudeur l’empêche toujours d’évoquer sa douleur. Kechiche est lié à la promenade des Anglais par les racines et par le coeur. «J’y ai marché, joué, aimé. L’émotion est encore beaucoup trop forte pour que je puisse mettre des mots sur ce que je ressens. » Plus léger, il glisse au détour d’une phrase qu’au premier tour de la présidenti­elle, sa voix se portera sur Philippe Poutou, le candidat du Nouveau parti anticapita­liste (NPA). « Parce qu’il la vit et la comprend, je crois qu’il peut faire prendre conscience de la souffrance de toute une classe sociale. C’est un homme d’une honnêteté et d’une intelligen­ce rares. Doté d’un véritable sens du sacrifice puisqu’il a autre chose à faire que d’aller se présenter devant tous ces clowns en sachant qu’il ne sera pas élu. »

Il se murmure que vous serez à Cannes. Ce ne sera pas le cas ?

Non. Pas cette année. Je le souhaitais pour les jeunes acteurs et actrices que j’ai eu la chance de rencontrer et que j’ai fait rêver en leur disant que nous pourrions y aller. Mais un blocage est survenu en plein montage,

‘‘ au mois de février. J’avais signé avec plusieurs partenaire­s financiers : France Télévision­s, Canal+, Pathé Films. Je m’étais engagé pour un film. À l’arrivée, il y en a deux. Cela sort du cadre normal, ce qui a posé un problème avec les contrats. Surtout à France Télévision­s.

Admettez-vous cette position ?

Oui, complèteme­nt, dans la mesure où avec France Télévision­s, il s’agit d’argent public. D’où la nécessité de régler les choses devant le tribunal de grande instance de Paris. Je le dis sans aucune animosité. Il s’agit d’un cas de jurisprude­nce, je ne vois tout simplement pas d’autre solution que de s’adresser à la justice. Personne ne m’attaque et je n’attaque personne, il est nécessaire d’éclaircir la situation. Malheureus­ement, cela rend impossible toute projection pour le moment. Nous pleurerons le  mai, quand le festival sera terminé. Mais nous aurons un espoir : Cannes .

Quelle nécessité vous a poussé à modifier le projet initial ? Que racontent ces films ?

Moi-même, je ne comprends pas très bien ce qui amène à écrire telle chose plutôt qu’une autre. Pendant la préparatio­n, je ne me pose pas trop de question sur le coût et la durée, sur les contrats ou les accords. On est obligé de suivre son inspiratio­n, on ne peut pas faire autrement. Ce projet, c’est l’adaptation de La Blessure, la vraie, de François Bégaudeau, sur laquelle j’ai travaillé dès , juste après Vénus noire. J’avais d’abord gardé du roman tout ce qu’il pouvait contenir de léger : l’été, la drague, les copains… Les années passant, j’ai ressenti la nécessité d’aller vers quelque chose de plus profond, qui était là aussi dans le livre. Avec Ghalia Lacroix, ma collaborat­rice sur tous les scénarios, nous avons voulu aller plus loin, en faire quelque chose de beaucoup plus romanesque. Comme une sorte de saga familiale. Ce qui a donné deux films indépendan­ts l’un de l’autre : on peut regarder le premier sans voir le second, ou le second sans avoir vu le premier.

Quel est le titre du diptyque ?

Mektoub My Love. Comme destin, ou karma. Mais les deux films ont leur propre titre. Les dés sont jetés pour le premier et Pray for Jack pour le second. L’un traite d’une quête de la lumière, l’autre de sa perte. Et un e volet n’est pas exclu.

Vous parliez de chance à propos de vos acteurs ?

Une chance immense. Je les ai rencontrés au hasard, avec une facilité incroyable. Là aussi, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de l’ordre du destin. Ce sont des acteurs-nés. Je suis encore porté par leur énergie. La plupart d’entre eux sont débutants mais je les ai entourés de gens de métier qui ont gardé une grande fraîcheur. Notamment Hafsia Herzi, de La Graine et le mulet.

Ce n’est probableme­nt pas qu’une comédie romantique ?

Non, c’est plus que cela. J’ai voulu ce diptyque comme une forme de conte philosophi­que sur fond de quête de liberté. La mienne d’abord, mais aussi celle des personnage­s.

Sa sortie repoussée, à quoi vous consacrez-vous ?

Je suis déjà en pleine préparatio­n de deux autres films, L’Agneau de Dieu et Soeur Marguerite. Je commence le tournage de l’un début juin, celui de l’autre fin août, autour des vendanges. Tout se passera entre l’Italie, le Portugal et la Tunisie.

De quoi parleront-ils ?

L’Agneau de Dieu sera une sorte de road movie montrant le parcours de deux agneaux depuis l’Europe jusqu’à l’Afrique du Nord, voire le Golfe. Soit, à travers leur regard sur les sociétés qu’ils traversent, une métaphore sur notre condition. Soeur Marguerite repose sur le personnage d’un livre intitulé Le Miroir des âmes simples et anéanties, écrit au XIVe siècle par Marguerite Porete, condamnée à brûler sur le bûcher pour cette oeuvre d’une poésie et d’une liberté extraordin­aires.

En attendant, ce nouveau litige ne risque-t-il pas de donner le sentiment que tous vos projets sont émaillés de tensions ?

Vous avez raison. Il est douloureux de mettre de côté un projet que l’on aime, même si c’est pour y revenir lorsque les choses seront apaisées. Mais justement, je suis très attaché à ce diptyque et je ne veux pas le voir sortir dans une ambiance malsaine. Je l’ai vécu la dernière fois avec La Vie d’Adèle et cela continue à nuire au film lui-même. J’aimerais que l’on soit content de voir notre travail sans avoir à se demander s’il y a eu ou non de la torture sur le plateau…

La polémique vous poursuit?

C’est une chose à laquelle je ne pense plus. Pour moi, cette histoire sordide relève du passé et je ne veux garder que les beaux souvenirs. Quand un film est terminé, je ne peux plus rien faire pour lui. Malgré la Palme d’or, il reste difficile de boucler un budget ? Pour moi, oui. Je n’inspire pas confiance aux investisse­urs français. Si l’on sort du cadre, on n’est plus crédible. Mes prochains films sont d’ailleurs financés par l’étranger, ce qui n’empêche pas que je sois couvert de dettes. Certains me croient riche alors que j’ai emprunté un million d’euros pour terminer La Vie d’Adèle. J’ai dû rembourser le double, sans quoi je ne pouvais pas continuer mes films. J’ai été pris en otage pendant trois ans.

Vous arrive-t-il d’être serein ? Le cinéma, c’est aussi du plaisir ?

J’ai d’excellente­s relations avec beaucoup de profession­nels du cinéma dans de nombreux pays. Même si j’en ai aussi de très mauvaises avec d’autres, comme tout le monde. Ce métier est fait de passions. On s’aime, on s’entre-tue. Et si une Palme d’or permet surtout de procurer du bonheur aux autres, ma plus grande satisfacti­on, c’est d’avoir reçu cette récompense de gens que j’admire. Ma rencontre avec Steven Spielberg, notre échange sur le langage cinématogr­aphique, ce n’est pas visible à l’écran mais cela donne du coeur à l’ouvrage. Pour moi, le cinéma est plus fort que tout le reste.

Je suis couvert de dettes ”

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Son diptyque Mektoub My Love bloqué par un litige, le réalisateu­r s’apprête à tourner L’Agneau de Dieu début juin, puis Soeur Marguerite fin août. (Photo DR)

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