« Les maladies sont les mêmes, c’est l’humain qui change » Interview
Invité d’honneur du colloque « Médecines et écritures » qui s’est tenu à Toulon, Jean-Christophe Rufin pose son regard sur cette médecine d’hier, arrimée aux humanités
Académicien, diplomate, écrivain à succès – il est l’auteur de Rouge Brésil, et plus récemment de Le Tour du monde du roi Zibeline –, Jean-Christophe Rufin se définit d’abord comme un médecin. Rencontre dans le cadre des 11es Journées scientifiques de l’université de Toulon sur le thème tout choisi « Médecins et écritures » auxquelles il participait.
Qu’est-ce qui vous a déterminé dans le choix de devenir médecin?
J’ai choisi ce métier en référence à mon grand-père qui était médecin. A son époque, il y avait une dimension humaniste, littéraire et culturelle dans la médecine ; on parlait des humanités. Les gens apprenaient le grec, le latin, les grandes descriptions cliniques. Lorsque je suis arrivé dans le métier, la dimension littéraire avait disparu. La médecine était devenue une science.
La médecine enseigne-t-elle une autre façon de voir le monde ?
Je dirais que la médecine est un art du regard ; elle enseigne à regarder. Il faut retrouver des choses connues, dans l’inconnu qui nous est proposé. Le regard du médecin n’est pas un regard qui condamne, qui soupçonne. C’est un regard qui scrute, qui essaie de rentrer dans les mécanismes de la souffrance pour l’atténuer.
Diplomate, écrivain, la médecine vous a conduit très loin. Reste-t-elle présente?
La médecine est une formation, une déformation, que l’on acquiert très jeune. On peut avoir plusieurs métiers, plusieurs fonctions, mais on n’a qu’une formation. Et la formation médicale, quand on l’a acquise, très jeune, comme c’est mon cas, elle domine toute la vie, et détermine la façon dont on se situe par rapport aux autres.
Vous avez mené des actions humanitaires à travers le monde. Certaines expériences vous ont-elles marqué ?
Pendant mon service militaire, j’étais coopérant en Tunisie, et je travaillais dans une maternité. Et ça a changé ma vision du métier. Jusque-là je considérais que les maladies étaient différentes et que l’humain était le même partout. J’ai constaté là-bas que c’était le contraire : les maladies sont les mêmes partout, à peu de chose près, et c’est l’humain, la culture qui change.
Les médecins en ont-ils suffisamment conscience ?
Pas toujours. Il faudrait se souvenir de cette époque où la médecine n’était pas technique. Les médecins n’avaient pas de médicaments à proposer, leurs opérations étaient vouées à l’échec, et pourtant ils étaient là, ils avaient une utilité. Au plus près des gens, de leur communauté, ils partageaient leur vie, leur engagement, notamment pendant les guerres. Référence à votre grand-père? Lorsqu’il était en camp de concentration [il fut déporté deux ans à Buchenwald pour faits de résistance, ndlr], il a, en effet, survécu surtout grâce au fait qu’il était médecin. Avec le peu qu’il avait, presque rien, il pouvait être utile aux déportés. Du coup, ils l’ont beaucoup soutenu, aidé pendant sa captivité. Et jusqu’à la fin de sa vie, les gens continuaient à venir le voir. Il y avait encore cette position sacerdotale du médecin, confident, arbitre des événements de la vie, alors qu’il n’avait pas vraiment les moyens d’agir.
Pensez-vous que ces pratiques pourraient toujours avoir cours ?
Oui, dans la mesure où rien n’interdit de pratiquer la médecine différemment; il s’agit surtout d’un d’état d’esprit. Les médecins ne sont pas obligés de se reposer d’emblée sur des examens complémentaires, d’assimiler la consultation à un traitement… Les médicaments en particulier ont tout envahi, ils sont devenus la réponse universelle. Quoi qu’il en soit, avec les problèmes économiques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, tout ne peut, et ne pourra être résolu par des prescriptions.
Cette vision ne tourne-t-elle pas le dos au progrès thérapeutique ?
Il y a des pathologies graves, cancers, hépatite C, etc., pour lesquelles le progrès est indispensable, et qui imposent le recours à des thérapeutiques… Mais souvent on prend pour des maladies des choses qui n’en sont pas ou qui ne sont pas si sérieuses. Beaucoup de patients ne savent pas en réalité ce que c’est une maladie. Quoi qu’il en soit, l’accompagnement doit toujours tenir compte de la dimension psychologique, sociale, culturelle. Souvenez-vous, dans Faulkner, ce très vieux médecin apprécié dans son canton, parce qu’il sait arriver trop tard. Il sait soigner les gens, mais il sait aussi quand il faut s’arrêter, les laisser mourir, les accompagner dans la mort et non pas s’acharner sur eux.
La médecine a changé. Mais, les patients ne sont-ils pas eux aussi différents ?
La scientifisation de la médecine, très poussée, s’est accompagnée d’une consumérisation de la relation avec le médecin; on consomme de la médecine, et on en a pour son argent. Les patients sont devenus très consuméristes. Ils veulent des services maximums, et ça contribue à ce que les médecins se défaussent.
Comment vous définissez-vous aujourd’hui ?
Je suis un médecin qui raconte des histoires, qui écrit à partir de sa vie, et pas à partir de ce qu’il a vu. Un médecin qui écrit est confronté à un problème très important, celui du serment d’Hippocrate. On ne parle pas de ce qu’on a vu dans les maisons, et c’est très compliqué, le jour où on se met à écrire, de puiser dans ses souvenirs ; il y a l’interdit du secret professionnel qui pèse.