«La France traite les migrants de façon indigne»
Président de Médecins sans frontières France depuis juin 2013, Mégo Terzian a des mots très durs sur la politique migratoire des États européens. Et notamment de la France.
Médecins sans frontières a porté secours à plus de 69000 personnes en Méditerranée depuis 2015. Mais le tout nouveau code de conduite imposé par l’Italie et le durcissement des positions de la Libye contraignent les navires humanitaires à rester à quai. Une situation qui fait craindre une hausse des morts en mer.
Pourquoi avoir suspendu vos opérations en Méditerranée ?
Cette décision de suspendre les opérations menées par notre navire Prudence remonte au vendredi août. Elle fait suite à un appel du Centre de coordination des secours en mer (MRCC) basé à Rome qui nous a avertis des risques de sécurité que courent désormais les bateaux circulant à proximité des eaux territoriales libyennes. Considérant que la sécurité de notre personnel était menacée, on a préféré arrêter. Surtout qu’on assiste ces dernières semaines à une forte diminution du nombre de migrants tentant de rallier l’Italie par voie maritime. Dernièrement, le navire Aquarius n’a récupéré que personnes en jours de mer ! C’est très peu.
Vous évoquez une mise en garde du MRCC. Concrètement, les garde-côtes libyens sont-ils menaçants envers les ONG ?
Il y a plusieurs mois, l’un de nos bateaux MSF avait essuyé des tirs des forces libyennes. Une attaque heureusement sans conséquence. Plus récemment, c’est le bateau d’une ONG espagnole qui a été ciblé. Donc oui, les menaces sont sérieuses. Mais le code de conduite que l’Italie veut imposer aux ONG est tout aussi problématique. Si MSF refuse de le signer, ce n’est pas par principe humanitaire, mais parce qu’on considère que si des policiers armés montent à bord, cela représente un risque sécuritaire. Et pour notre personnel, et pour les migrants.
Pour vous, ce code de conduite n’a été rédigé que pour calmer l’opinion publique italienne.
Et européenne. Effectivement, ce code n’est fait que pour bloquer l’action humanitaire en Méditerranée. Il interdit par exemple le transfert de passagers d’un bateau à l’autre. De fait, cela réduira le temps de présence des ONG sur les zones de recherche et de sauvetage. En conséquence, on peut craindre un plus grand nombre de morts. Quant à l’obligation d’embarquer des policiers armés, les motivations ne sont pas claires. Pour nous, il s’agit d’intimidation. Les autorités italiennes expliquent que c’est pour débuter les enquêtes le plus tôt possible. Mais c’est contreproductif car les migrants n’ont confiance en personne. Pas même en nous… Pour moi, à voir comment ils se comportent vis-àvis des populations qui fuient des
‘‘ violences, ce sont surtout les États européens – notamment la France – qui devraient se soumettre à un code de bonne conduite.
L’Italie accuse certaines ONG, dont MSF, de collusion avec les passeurs. Que répondez-vous ?
C’est faux ! On n’a aucun lien avec les passeurs ou les trafiquants d’êtres humains. Les États européens ne peuvent pas en dire autant. En signant l’an dernier un accord avec la Turquie, qui s’est engagée à bloquer les migrants sur son territoire, ils se sont livrés à un marchandage d’êtres humains. Je le répète, on n’a aucun lien avec les trafiquants. Ce serait bien trop risqué d’ailleurs, pour notre personnel comme pour nos opérations. On n’est pas stupide.
Un mot sur les hotspots voulus par Emmanuel Macron ?
Est-ce seulement réalisable ? Comme vous le savez, la Libye est en guerre civile depuis des années. L’insécurité y est extrême. De plus, il y a une stigmatisation des populations africaines migrantes qui arrivent dans le pays. Ces gens ne sont pas acceptés, ils sont victimes d’actes de maltraitance, de torture. Certains se font même tuer. Et cette insécurité se retrouve partout dans le pays, y compris dans le sud, point d’entrée des migrants. J’ai donc de sérieux doutes sur le bienfondé de créer de tels centres d’orientation en Libye.
La mort du petit Aylan n’a donc servi à rien ?
On ne peut pas dire ça. La photo de ce corps d’enfant échoué sur une plage a fait réagir. L’Allemagne a par exemple accepté d’accueillir plusieurs centaines de milliers de personnes en l’espace de quelques mois. Selon nos calculs, , million de personnes sont arrivées en Europe par la mer depuis . Mais, mis à part en Allemagne et en Suède, les conditions d’accueil de ces populations sont indignes.
Que vous inspire la situation à la frontière franco-italienne ?
Depuis fin , MSF organise à Vintimille des soins maternels et un soutien psychologique aux migrants en transit vers la France et qui se retrouvent bloqués à la frontière, sans accès aux soins les plus basiques. Cette frontière est un obstacle supplémentaire insupportable sur la route vers l’Europe. Certains migrants y sont bloqués depuis des mois. Leur séjour prolongé à la frontière les affecte profondément sur le plan physique et psychologique. Beaucoup d’entre eux essayent de traverser la frontière à pied, empruntant des passages risqués à travers la montagne ou le long de l’autoroute entre la France et l’Italie. Depuis le début de l’année, plus de personnes ont ainsi trouvé la mort en essayant de rejoindre la France par ces routes dangereuses.
Un mot sur la condamnation de Cédric Herrou ?
Sur cette crise migratoire, les États européens tentent de criminaliser l’action humanitaire. Qu’elle soit menée par des individus ou des organisations. Aider des gens en difficulté, sauver des populations en danger devient un crime. À Calais, à Grande-Synthe ou à la frontière italienne, partout l’État tente d’intimider les personnes qui cherchent à aider les migrants. Les récentes déclarations de Gérard Collomb, insinuant que les associations n’ont rien à faire à Calais, vont dans le même sens. Il y a d’ailleurs une forme de continuité entre le discours de notre gouvernement et celui des groupes extrémistes comme Génération identitaire. Il y a un sous-dimensionnement des structures d’accueil par rapport au nombre de personnes qui sont dans les rues. Il y a clairement une volonté de ne pas organiser une aide d’urgence correcte afin de décourager les gens.
Vous avez la solution ?
On refuse d’être coopté dans un système qui vise à empêcher à tout prix les gens de se rendre dans un endroit sûr. Mais on n’a pas de solution miracle. On ne dit pas qu’il faut ouvrir toutes les frontières. Il est normal que les États surveillent leurs frontières. Mais si des gens arrivent et ont besoin de secours, il faut organiser ces secours dans la dignité. La France, l’un des pays les plus riches de la planète, devrait avoir honte de ne pas organiser des opérations de secours à la hauteur des besoins.
Faut-il distinguer les réfugiés des migrants économiques ?
À mes yeux, la crise économique est une sorte de violence. Humainement, il est donc très difficile de rejeter toute personne qui fuit une crise économique.
Vintimille, un obstacle insupportable ” La crise économique est une forme de violence ”