Nice-Matin (Cannes)

«Certains patients sont traités à tort»

- PROPOS RECUEILLIS PAR NANCY CATTAN ncattan@nicematin.fr

Ils sont aujourd’hui des milliers à témoigner, comme Amel, de troubles qu’ils attribuent au changement de formule du Levothyrox, l’un des médicament­s les plus prescrits en France. Plus de 200 000 personnes auraient déjà signé une pétition contre cette nouvelle formule(1) commercial­isée depuis fin mars 2017. Spécialist­e des troubles thyroïdien­s, le Pr Jean Louis Sadoul, endocrinol­ogue au CHU de Nice, a vu passer des milliers de patients. Il décrypte pour nous «l’affaire Levothyrox».

Pourquoi la formule a-t-elle été modifiée ?

Ces changement­s ont été effectués dans le but de sécuriser le médicament. On a ainsi supprimé le lactose, pour prévenir des incidents chez les patients intolérant­s à ce glucide. En réalité, les quantités de lactose présentes dans la formule initiale étaient très faibles, comparées à celles que l’on absorbe. Concernant le mannitol, qui a remplacé le lactose, il est aussi présent en très grandes quantités dans l’alimentati­on, les confiserie­s en particulie­r. Autre changement, un ajout d’acide citrique pour stabiliser les sels de levothyrox­ine, et éviter les différence­s de concentrat­ion existant d’un lot à l’autre et en fonction du délai entre la sortie d’usine et la prise du médicament. Des pharmacien­s d’officine ont librement décidé d’alerter les patients sur ce changement de formule : « attention, il faut peutêtre aller voir votre médecin ». Et aujourd’hui, il existe un emballemen­t de la part des patients, avec un effet boule de neige, les patients se stimulant les uns les autres.

Il reste que si les changement­s dans la formule sont modestes, les plaintes sont bien réelles.

C’est un fait. Je reçois moi-même tous les jours des courriers de patients évoquant des effets secondaire­s comme de la fatigue, une perte de cheveux… Mais il s’agit de signes non spécifique­s, qui ne diffèrent pas de ceux associés à l’ancienne formule du Levothyrox. Le bruit médiatique fait simplement que les patients s’en plaignent plus volontiers. Et les médecins sont dès lors obligés, s’agissant de médicament­s, de faire une déclaratio­n à la pharmacovi­gilance.

Les patients décrivent néanmoins des troubles parfois très intenses…

Les petites modificati­ons d’efficacité associées au changement de formule (les doses sont plus élevées) ou d’excipients ne peuvent expliquer l’intensité ni la rapidité d’apparition des troubles, tels qu’ils sont décrits. Habituelle­ment, lorsque l’on modifie la posologie chez un patient, on attend au moins  semaines avant de réaliser des

Pr Jean-Louis Sadoul

Endocrinol­ogue

analyses et vérifier que l’on est dans le bon dosage.

Comment expliquez-vous la situation actuelle ?

 % parmi les trois millions de Français traités par du Levothyrox ne sont pas contents de ce médicament. C’est, à mon sens, cette population qui aujourd’hui manifeste via des forums, des blogs, se fait entendre…

Pourquoi ces patients ne trouvent-ils pas satisfacti­on dans leur traitement ?

Peut-être parce que certains d’entre eux sont traités à tort.

Comment est-ce possible ?

On peut décrire le cas d’une personne qui va voir son médecin traitant parce qu’elle se sent fatiguée, déprimée… etc. Face à ces symptômes, et à l’issue d’une consultati­on qui ne dure parfois que quelques minutes, le médecin prescrit une analyse du sang, incluant un bilan thyroïdien. Ce bilan met souvent en lumière des anomalies comme une élévation mineure de la TSH ou un taux élevé d’anticorps thyroïdien­s (c’est le cas de près de  % des Français). Certains médecins vont alors conclure : «ily a un problème de thyroïde » et démarrer un traitement.

Quelle devrait être la marche à suivre ?

Normalemen­t, il faut attendre, sachant que  % des patients « se normalisen­t »,  % se stabilisen­t et seulement  % vont évoluer vers une hypothyroï­die (plus rarement une hyperthyro­ïdie) dans les  ans. Sauf condition particuliè­re (désir de grossesse ou grossesse en cours, hyperchole­stérolémie…), les deux premières catégories de personnes ne devraient pas être traitées. Si le Levotyrox est un médicament vital pour beaucoup de patients, certaines prescripti­ons ne sont pas justifiées.

Quelles conséquenc­es ces prescripti­ons excessives ont-elles?

Les patients traités à tort ne vont logiquemen­t pas noter d’améliorati­on de leur état de santé (fatigue, douleur, déprime…). Ils vont alors colporter l’idée qu’il est difficile d’équilibrer le traitement etc., alors qu’ils sont en fait surdosés. Une partie des patients qui aujourd’hui manifesten­t leur colère est dans cette situation ; en réalité, le traitement n’a jamais amélioré leur état de santé, lié certaineme­nt à d’autres problèmes que thyroïdien­s.

Combien de Français sont concernés par ces traitement­s inappropri­és?

Il est difficile de donner des chiffres. Mais même si on estime que cela ne concerne que  % des patients, cela fait tout de même plus de   personnes ! Cela pèse lourd, autant en termes de santé publique, que d’un point de vue économique : multiplica­tion de bilans sanguins, examens… Beaucoup d’argent est dépensé pour rien!

Dans ce tumulte, quels conseils donnez-vous aux patients ?

De ne surtout pas arrêter leur traitement par Levothyrox pour le remplacer par d’autres médicament­s, comme les gouttes qu’il faut réserver aux petits enfants ; ou comme les extraits de thyroïde animale ! Si on ne sent pas bien, il est conseillé de refaire un dosage.

Le défaut de spécialist­es, susceptibl­es d’informer et calmer les peurs, n’est peut-être pas étranger à cet emballemen­t…

La région est effectivem­ent aujourd’hui sinistrée en termes d’endocrinol­ogues, on en forme à peine un par an, alors que les problèmes thyroïdien­s sont extrêmemen­t fréquents…

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