Nice-Matin (Cannes)

« Bipolaire, une maladie qui n’en a pas l’air»

- NANCY CATTAN

s’amusent-ils. Humour noir, à la Desproges, qui les aide à tenir la maladie à distance. Bipolarité, maniacodép­ression… Peu importent les mots. Les troubles psychiques dont ils souffrent depuis de très nombreuses années les ont conduits à de nombreuses hospitalis­ations, le plus souvent «à la demande d’un tiers». Mais ils n’ont pas altéré leur immense talent. Ce jour où nous les rencontron­s pour qu’ils nous parlent de leur prochain spectacle (lire par ailleurs), Erwan, 39 ans, et Diego, 36 ans, sourient. Erwan, tirant les leçons d’un passé encore récent, s’est résolu à se montrer observant. Respecter les prescripti­ons médicament­euses est le prix à payer pour prévenir les « crises », il en est conscient. La première d’entre elle est survenue lorsqu’il avait 17 ans. Un an de traitement, et une stabilisat­ion – relative – jusqu’à l’âge de 30 ans.

« Ça a pété, j’ai fait une bouffée délirante ...»

Pendant cette période de « répit », il sera d’abord prof de maths, en région parisienne, puis à Nice. «Ce n’était pas pour moi. Et puis, je ne prenais pas de traitement, je me mettais en colère contre les élèves. Mais j’étais gentil… En réalité, je n’étais pas crédible dans ma fonction. » Erwan a une passion: le théâtre. Alors, il demande sa mutation à Bagnolet (Seine-SaintDenis) et s’inscrit dans le même temps dans la plus prestigieu­se des écoles de formation profession­nelle d’acteur, le Cours Florent. Talentueux, il saute même une classe. Mais il s’épuise : 25 heures de théâtre par semaine, plus ses heures d’enseigneme­nt… « Ça a pété, j’ai fait une bouffée délirante de fatigue. » Hospitalis­é pendant deux semaines, Erwan quitte l’établissem­ent avec un traitement lourd. « Problèmes de libido, tremblemen­ts, les effets secondaire­s étaient importants… Le jour de l’examen, je tremblais tellement que j’ai été retoqué. “Je suis malade ”, ai-je expliqué. On m’a autorisé à redoubler… » Si Erwan reste pudique, on devine que les années qui vont suivre seront ponctuées de moments très sombres. Le parcours de Diego est assez proche. À l’âge de 6 ans, le jeune Niçois découvre le violon. Il est très doué, il obtient le premier prix du conservato­ire de Nice en 1998. On envisage pour lui une carrière brillante et il est envoyé à Paris. «Abus de toxiques, de cannabis, pression… J’ai fait ma première crise. » Des « crises » – comme ils les appellent – que les deux copains décrivent en puisant dans le même vocabulair­e. «On ne dort plus, on a des croyances erronées... Et puis, on délire, on a des visions… On est mégalo, on se sent un pouvoir sur le monde, c’est comme si tout dépendait du moindre de nos gestes… » Quand l’un parle, l’autre approuve généraleme­nt. Ces deux personnali­tés très fortes surprennen­t par leurs échanges si complices lorsqu’il s’agit de parler de la maladie.

« La complainte du Bipo »

Erwan avait déjà écrit son spectacle, « La complainte du Bipo », lorsqu’il a croisé le chemin de Diego à SainteMari­e. Mais lorsqu’il a déclamé son texte, c’est sans autre formalité et avec une justesse inouïe que Diego l’a accompagné avec son violon. Le violon de Diego «sait» ce que les mots d’Erwan disent. Mieux, il les vit. «Alors, Erwan, Diego, qu’est ce que vous attendez de ce spectacle ? », leur demande-t-on. « La consécrati­on, l’Olympia ! » s’amuse Erwan. Son sourire immense, généreux contredit le caractère mégalo de ses propos. Aujourd’hui, il est capable de tenir les troubles à distance. Mais aucun des deux n’est à l’abri. Ils le savent. S’ils le craignent, et ils ne peuvent que le craindre, ils n’en disent rien, trop occupés à nous offrir quelques minutes de plaisir pur. Spontanéme­nt, alors que l’interview touche à sa fin, Diego prend son violon. Erwan prend la parole. « Bipolaire. Une maladie qui n’en a pas l’air. Plongé dans l’apathie en phase dépressive, retourné contre moi de façon agressive, saisi par l’euphorie dans mes phases maniaques, je me prends pour un crack. Il advient parfois que je sois délirant, ce n’est pas toujours marrant. Je me pense le dernier des prophètes, ne croyez pas que ce soit toujours la fête. Bien que cela se traite avec des médicament­s, cela ne fait pas de moi le meilleur des amants. Je vous parle des effets secondaire­s de ces pilules qui vous gardent en vie… Six mois de traitement, je suis devenu gros, le sommeil m’écrase, m’asphyxie, je ne vois pas d’issue. Je suis condamné pour la vie à vivre cet enfer, je suis bien obligé d’accepter de m’y faire… » Fascinants, dénudés, les mots, extraits de son spectacle, jaillissen­t aussi expressifs que leur auteur. Et les notes du violon s’en mêlent. Diego accompagne les mots. Non, il n’accompagne pas, son violon vit les maux. Ces maux qu’Erwan déclame dans un sourire douloureux, et qui lui sont tellement familiers. Les mots, les notes, le violon qui crie, qui pleure, qui murmure et s’efface… Leurs pensées qui crient, qui pleurent, qui murmurent, et puis s’effacent… Ils ont réussi pendant quelques minutes à nous attirer dans leur univers. Dans les méandres de la maladie bipolaire. Retrouvez notre reportage vidéo sur www.nicematin.com

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